rire et subversion

 

 

J'habite ma propre demeure,
Jamais je n'ai imité personne,
Et je me ris de tous les maîtres
Qui ne se moquent pas d'eux-mêmes.
Nietzsche,
Le Gai savoir

      D'où qu'il vienne, le rire manifeste une distance prise par rapport aux choses : le rieur s'abstrait des situations où les autres se ridiculisent; il manifeste surtout, par le recul qu'il sait prendre, le pouvoir supérieur de l'homme face à tout ce qui menace de le déterminer. La comédie, la farce, la satire ont toujours été des armes redoutables dirigées contre l'oppression, hier comme aujourd'hui où fusent les concetti et les brocards de médias volontiers iconoclastes. De fait, on ne sait trop quoi faire contre le rieur. Le rire est la résistance suprême (la mort elle-même y émousse sa faux), d'autant qu'il apparaît comme un antidote souverain contre la certitude et les principes. « Le devoir de qui aime les hommes, écrit Umberto Eco, est peut-être de faire rire de la vérité, faire rire la vérité, car l'unique vérité est d'apprendre à nous libérer de la passion insensée pour la vérité.» (Le nom de la Rose).
  E.M. Cioran nous en convainc pareillement : « On se méfie des finauds, des fripons, des farceurs; pourtant on ne saurait leur imputer aucune des grandes convulsions de l'Histoire; ne croyant en rien, ils ne fouillent pas vos cœurs, ni vos arrière-pensées : ils vous abandonnent à votre nonchalance, à votre désespoir ou à votre inutilité; l'humanité leur doit le peu de moments de prospérité qu'elle connut. Ce sont eux qui sauvent les peuples que les fanatiques torturent et que les "idéalistes" ruinent. Sans doctrine, ils n'ont que des caprices et des intérêts, des vices accommodants, mille fois plus supportables que les ravages provoqués par le despotisme à principes.» (Précis de décomposition).
     
Le corpus que nous proposons ci-dessous est destiné à favoriser une première approche des rapports du rire et de la subversion : vous pourrez, à la faveur du tableau de confrontation que nous établissons après les trois documents, réfléchir à une problématique et classer les arguments qui tentent de cerner la définition et les pouvoirs du « rire moqueur ».

 

TEXTE 1.

  La gélotologie est la science du rire. Une chose des plus sérieuses qui examine tous les aspects de la psychoneuroimmunologie, les cellules T, l'interféron gamma, la pression sanguine, les hormones du bonheur, la tension musculaire et les interactions sociales. Des études sont là pour le prouver : le stress et la douleur s'en vont, trois minutes de rire à pleine gorge compensent quinze minutes de jogging. Dans ce cas, l'origine du rire n'a pas d'importance : une plaisanterie, un show débile où les rires sont enregistrés ou bien le rire narquois, tout est bon. Le rire est un lien social qui renforce le métabolisme, l'esprit d'équipe et la force de concentration. Des entreprises comme le Crédit Suisse, la compagnie d'assurances Zurich ou la Poste engagent des entraîneurs du rire. A la cravate à la mode, il convient d'allier la gaieté selon les codes de bonne conduite enseignés par la baronne de Rothschild aux hommes d'affaires. Rire est le soutien de la carrière. Il est bien entendu qu'il s'agit là d'un rire contrôlé de geisha et non des secousses homériques d'un rire à gorge déployée, fait de spasmes cloniques du diaphragme, d'un ballonnement pulmonaire, d'une explosion d'air et du staccato bien connu du larynx dans toutes les gammes de sons gras de plaisir. Non, le rire médical est grave et non anarchique, il appartient aux rituels des bonnes mœurs, de l'ordre et de la discipline.
  Les théologiens et les philosophes ont longtemps glosé sur le fait de savoir si Dieu ou Jésus avaient su rire. Dans certains couvents, le rire de stentor était interdit. Umberto Eco termine son fameux roman Le Nom de la rose par un débat dans la bibliothèque mystérieuse d'une abbaye bénédictine. Il s'agit de la partie perdue d'un cours magistral d'Aristote sur la poésie, sur le comique, l'ironie et la plaisanterie dont les pages ont été empoisonnées par Jorge, le bibliothécaire. Il n'est pas séminariste. Pour lui, toute œuvre des philosophes anciens a détruit une partie de la sagesse chrétienne. Il se voit en gardien de la dernière limite, que le rire permet de franchir. La délivrance de la peur du diable serait devenue une science grâce à ce texte. « Ce livre pourrait apprendre aux savants avec quel artifice, avec quels arguments et quels traits d'esprit ils pourraient justifier un tel renversement.» Etant donné que chaque loi s'impose par la peur, voire la piété, la suppression de la peur mettrait le monde entier à feu et à sang. Jorge en est convaincu: la peur est la conséquence du péché originel. Celui qui rit ne croit pas, car le rire, dans son satanisme, est lié à la chute.
  Il en a fallu du temps pour qu'on n'ait plus honte de rire dans les cercles philosophiques ! Les uns recommandèrent, en tant que philosophie bien pensée, un « test de risibilité » pour chaque théorie sérieusement présentée, le rire délivrant de la fausse autorité. Les caricatures de Daumier et les pièces de Molière se moquent des fats, des juristes, des médecins et des hypocondres. Freud découvrit dans le « witz » une compensation pour le travail de refoulement qu'induit la culture. Pour Emmanuel Kant, trois choses pouvaient neutraliser les difficultés de la vie : l'espoir, le sommeil et le rire. Espérer, malgré le peu de perspectives de recevoir des réponses absolues; dormir, même si le renoncement est tout ce qui reste à la fin; rire sur la vanité des efforts philosophiques. Avec les modernes, le rire devient plus impénétrable. Le corps rit lorsque la raison atteint ses limites. On se doit d'imaginer que Sisyphe, roulant la pierre, éreinté, est heureux car son destin lui appartient. « Son rocher est son domaine », écrit Albert Camus. Pour un récent groupe de philosophes et d'auteurs de théâtre, le rire libérateur et rebelle est devenu un manifeste contre l'absurdité de notre existence. Seul l'homme en tant qu'être qui se méfie de lui-même est capable de rire. Il joue sa dernière carte avec le rire. Certains autres pensent que le rire est un complément nécessaire de la pensée. Schopenhauer l'a formulé de manière conciliante : « Plus un homme est capable de saisir le sérieux des choses, plus chaleureusement peut-il rire.» « Se meurtrir en cherchant à penser », note Ludwig Wittgenstein, analyste du langage. C'est l'antagoniste de Jorge, Guillaume de Baskerville, qui trouve, dans le livre de Umberto Eco, le mot de la fin : « Peut-être existe-t-il finalement seulement une chose à faire si l'on aime les êtres humains : les faire rire de la vérité, et faire rire la vérité elle-même, car la seule vérité est d'apprendre à se libérer de la passion maladive que l'on éprouve pour la vérité.»
  Le pouvoir du rire, dépassant les frontières, fait aussi céder les liens de la raison. Il ne manifeste aucun égard. Il peut rire de tout, de la morale et des mœurs. Il joue un jeu avec le bas et le haut, le bien et le mal, la personne malade et en bonne santé, le beau et le laid, l'homme et la femme. C'est ainsi que rient les fous et les sages.

Erhard TAVERNA, Du rire, Schweizerische Ärztezeitung, 2007.

 

  TEXTE 2

[L'action se déroule dans une abbaye médiévale où ont lieu des meurtres mystérieux. Guillaume de Baskerville mène l'enquête et finit par comprendre que le bibliothécaire, Jorge de Burgos, a empoisonné les pages d'un livre d'Aristote consacré au rire. Dans une confrontation finale, Jorge s'explique.]

  « — Mais qu'est-ce qui t'a fait peur dans ce discours sur le rire ? Tu n'élimines pas le rire en éliminant ce livre.
— Non, certes. Le rire est la faiblesse, la corruption, la fadeur de notre chair. C'est l'amusette pour le paysan, la licence pour l'ivrogne, même l'Eglise dans sa sagesse a accordé le moment de la fête, du carnaval, de la foire, cette pollution diurne qui décharge les humeurs et entrave d'autres désirs et d'autres ambitions... Mais ainsi le rire reste vile chose, défense pour les simples, mystère déconsacré pour la plèbe. L'apôtre même le disait, plutôt que de brûler, mariez-vous. Plutôt que de vous rebeller contre l'ordre voulu par Dieu, riez et amusez-vous de vos immondes parodies de l'ordre, à la fin du repas, après avoir vidé les cruches et les fiasques. Elisez le roi des fols, perdez-vous dans la liturgie de l'âne et du cochon, jouez à représenter vos saturnales la tête en bas... Mais ici, ici... »
  A présent Jorge frappait du doigt sur la table, près du livre que Guillaume tenait devant lui.
  « Ici on renverse la fonction du rire, on l'élève à un art, on lui ouvre les portes du monde des savants, on en fait un objet de philosophie, et de perfide théologie... [...] Le rire libère le vilain de la peur du diable, parce que, à la fête des fols, le diable même apparaît comme pauvre et fol, donc contrôlable. Mais ce livre pourrait enseigner que se libérer de la peur du diable est sapience. Quand il rit, tandis que le vin gargouille dans sa gorge, le vilain se sent le maître, car il a renversé les rapports de domination : mais ce livre pourrait enseigner aux doctes les artifices subtils, et à partir de ce moment-là illustres, par lesquels légitimer le bouleversement. Alors, ce qui, dans le geste irréfléchi du vilain, est encore et heureusement opération du ventre se changerait en opération de l'intellect Que le rire soit le propre de l'homme est le signe de nos limites de pécheurs. Mais combien d'esprits corrompus comme le tien tireraient de ce livre l'extrême syllogisme, selon quoi le rire est le but de l'homme ! Le rire distrait, quelques instants, le vilain de la peur. Mais la loi s'impose à travers la peur, dont le vrai nom est crainte de Dieu. Et de ce livre pourrait partir l'étincelle luciférienne qui allumerait dans le monde entier un nouvel incendie : et on désignerait le rire comme l'art nouveau, inconnu même de Prométhée, qui anéantit la peur. Au moment où il rit, peu importe au vilain de mourir ; mais après, quand prend fin la licence, la liturgie lui impose de nouveau, suivant le dessein divin, la peur de la mort. Et de ce livre pourrait naître la nouvelle et destructive aspiration à détruire la mort à travers l'affranchissement de la peur. Et que serions-nous, nous créatures pécheresses, sans la peur, peut-être le plus sage et le plus affectueux des dons divins ? Pendant des siècles, les docteurs et les Pères ont sécrété d'embaumantes essences de saint savoir pour racheter, à travers la pensée de ce qui est élevé, la misère et la tentation de ce qui est bas. Et ce livre, en justifiant la comédie comme miraculeuse médecine, et la satire et le mime, qui produiraient la purification des passions à travers la représentation du défaut, du vice, de la faiblesse, induirait les faux savants à tenter de racheter (dans un diabolique renversement) le haut à travers l'acceptation du bas. De ce livre découlerait la pensée que l'homme peut vouloir sur la terre (comme suggérait ton Bacon à propos de la magie naturelle) l'abondance même du pays de Cocagne. Mais c'est justement cela que nous ne devons ni ne pouvons avoir. Regarde les moinillons qui se dévergondent dans la parodie bouffonne de la Coena Cypriani1. Quelle diabolique transfiguration de l'Ecriture sainte ! Et pourtant, tout en le faisant, ils savent que cela est mal. Mais le jour où la parole du Philosophe2 justifierait les jeux marginaux de l'imagination déréglée, oh ! alors vraiment ce qui se trouvait en marge sauterait au centre, et du centre on perdrait toute trace. [...] Les serviteurs dicteront la loi, nous (mais toi aussi, à ce compte), nous obéirons à la vacance de toute loi. Un philosophe grec (que ton Aristote cite ici, complice et immonde auctoritas) dit qu'on doit démanteler le sérieux de ses adversaires avec le rire, et le rire adverse avec le sérieux. La prudence de nos pères a fait son choix : si le rire est le plaisir de la plèbe, que la licence de la plèbe soit tenue en bride et humiliée, et sévèrement menacée. Et la plèbe n'a pas d'armes pour affiner son rire jusqu'à le faire devenir instrument contre le sérieux des pasteurs qui doivent la conduire à la vie éternelle et la soustraire aux séductions du ventre, des pudenda3, de la nourriture, de ses sordides désirs. Mais si un jour quelqu'un, agitant les paroles du Philosophe, et donc parlant en philosophe, amenait l'art du rire à une forme d'arme subtile, si la rhétorique de la conviction se voyait remplacée par la rhétorique de la dérision, si la topique de la patiente et salvatrice construction des images de la rédemption se voyait remplacée par la topique de l'impatiente démolition et du bouleversement de toutes les images les plus saintes et vénérables — oh ! ce jour-là, toi aussi et toute ta science, Guillaume, vous serez mis en déroute !

1. Le Dîner de Cyprien, parodie de la Cène (V ou VIème siècle ap.J.-C.).
2. Aristote.
3. Parties sexuelles.

Umberto ECO, Le Nom de la Rose (1982), Septième jour.


Jean-Jacques Annaud, Le Nom de la rose (1986)

 

TEXTE 3.

   Certes, les stéréotypes, les lieux communs, une culture commune sont nécessaires au rire, mais ce dernier est aussi une arme précieuse pour les remettre en question. Rire de quelqu’un dans la vie et rire d’un comédien sur scène sont deux expériences radicalement différentes. Dans un spectacle comique, on ne rit pas d’une personne, mais d’un personnage. Le rapport éthique en est profondément modifié. Souvenons-nous de l’ambition de Molière dans la préface de Tartuffe : « corriger les vices des hommes ». Le personnage comique représente une incarnation d’un ou de plusieurs défauts de l’humaine condition. Le rire garde alors sa fonction de mise à distance, du moins en partie. L’art de l’auteur comique est en effet de jouer de cette sécurité que se donne le spectateur en refusant l’identification, pour mieux lui retourner le défaut qu’il ne veut pas partager avec le personnage. Le comique algérien Fellag formule une analyse très juste de son travail : « Tout le temps du spectacle que je donne, je vais jouer du marteau-piqueur, si je puis utiliser cette image. Je vais lancer une bombe. L’important est de faire passer cela de façon à me faufiler entre les mécanismes de résistance des spectateurs pour atteindre l’endroit, le nœud des nerfs qui déclenchent le rire. Car le rire n’est qu’un mécanisme nerveux qui acquiesce, qui dit : “Oui, bravo, je suis d’accord !” C’est une réaction qui se déclenche quand le spectateur se sent percé à jour et se dit : “Merde, je suis découvert, il a deviné que moi aussi je suis lâche, que moi aussi j’ai des préjugés, j’ai mes cachotteries, etc.”1 » Le rieur n’est pas celui qui corrige, c’est lui qui est corrigé dès qu’il prend conscience que la frontière qu’il établit entre lui et le personnage est intenable. Il rit toujours de lui-même, en définitive. Le plaisir de rire devient alors un moyen plaisant de se remettre en cause, ou tout du moins, une première étape joyeuse vers un examen de ses préjugés.
  Le rire, sans faire plus de bruit que lui-même, peut conduire alors sur la voie de la philosophie. Bien avant les Lumières, l’Antiquité avait bien compris que l’on pouvait instruire tout en divertissant. Les anecdotes sur Diogène et Aristippe marient ludique et didactique au service de l’éthique. Elles n’ont, en vérité, rien d’anecdotique, de superficiel, de superflu, d’accessoire, du moins pour celui qui outrepasse le premier degré. Car à vouloir cacher le sérieux sous le comique, on court toujours le risque que personne ne le trouve et les petits apologues du cynique de Sinope et de l’hédoniste de Cyrène passeront aisément pour des bons mots à ressortir en fin de banquet. Pourtant, c’est une véritable propédeutique à la philosophie qui se déploie dans ces petites histoires. Pensons à un de ces coups d’éclat dont étaient coutumiers Aristippe et Diogène : « Un jour que Simos, intendant de Denys, lui montrait des maisons luxueuses et pavées de mosaïque — c’était un Phrygien et un homme funeste — Aristippe, expectorant, lui cracha au visage ; puisque l’autre s’emportait, il dit : “Je n’avais pas d’endroit plus convenable.”2» Le comique ici, à première vue, n’a rien d’intellectuel. On rit du crachat comme de la bonne vieille tarte à la crème, en imaginant la tête déconfite de Simos. On rit aussi de voir le puissant, le riche, le vaniteux remis à sa place. La vis comica est banale. Elle s’appuie sur des thèmes comiques populaires pour créer une complicité entre le lecteur et Aristippe, qui met ainsi les rieurs de son côté. La connivence se met en place, propice à l’acceptation d’une critique plus radicale. Car se moquer ponctuellement de la vanité et du goût pour la richesse est une chose, en faire des valeurs que l’on est prêt à mettre en pratique dans sa vie quotidienne en est une autre. Ne nous arrive-t-il jamais d’être vaniteux ? Ne sommes-nous jamais fiers d’une nouvelle acquisition ? L’anecdote n’est que le déclencheur d’une prise de conscience. Pour Aristippe ou Diogène, cracher à la face du Phrygien manifeste une critique de l’attachement aux biens personnels, à une époque où l’idée selon laquelle la pauvreté favorisait le bonheur était totalement absurde. Le message éthique se fait implicite, se laisse déduire, ne s’impose pas avec la froideur d’une leçon de morale. Libre au rieur de suivre Aristippe ou Diogène, de s’engager dans une réflexion philosophique sur les principes qui régissent sa vie.
  Bergson concluait son ouvrage par une très belle métaphore maritime3 où l’amertume du rire se voyait soulignée. De l’amertume, il y en a sûrement pour celui qui se trouve incapable de dépasser la remise en cause des valeurs et de leur en substituer de nouvelles. Prisonnier d’une lucidité stérile, il arbore ce cynisme (au sens moderne) cher à Cioran. Politesse du désespoir, le rire se déploie alors dans toute sa négativité : toute situation, toute valeur sont sujettes au sarcasme, ostensiblement rejetées comme autant d’illusions moribondes auxquelles le rieur ne veut et ne peut plus croire. L’amour, la mort, les mœurs, la religion, l’hypocrisie représentent autant de cibles de choix pour un Karl Kraus, un Roland Jaccard ou un Guido Ceronetti4. En faisant de la société entière la scène de la comédie humaine, en se voulant le spectateur solitaire de la bêtise ordinaire, le rieur nihiliste s’isole et expérimente ainsi le pouvoir d’exclusion du rire poussé à son paroxysme : ce n’est plus un homme ou un groupe qu’il met à distance, c’est le monde entier ! Le plaisir de rire se montre dès lors profondément antisocial.
  Le rire prend donc de multiples visages. Répressif, comme chez Bergson, il se met au service de la société contre l’individu. Révolté, il se met au service de l’individu contre la société. Les dictatures ont depuis longtemps compris que le plaisir de rire n’a rien d’innocent et que la censure se doit de couper court à toute velléité satirique. Comme l’écrivait Wittgenstein, « l’humour n’est pas une humeur, c’est une vision du monde. Et c’est pourquoi, si l’on a raison de dire que l’humour fut banni de l’Allemagne nazie, cela ne signifie pas simplement que l’on n’y était pas de bonne humeur, mais quelque chose de beaucoup plus profond et beaucoup plus important5 ».

Régis Tomàs « Le plaisir de rire », Multitudes, mars 2007 (n° 30), p. 201-208.

1. Philosophie Magazine, novembre 2006, n° 5, p. 29
2. Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres.
3. " Les vagues s’entrechoquent, se contrarient, cherchent leur équilibre. Une écume blanche, légère et gaie, en suit les contours changeants. Parfois le flot qui fuit abandonne un peu de cette écume sur le sable de la grève. L’enfant qui joue près de là vient en ramasser une poignée, et s’étonne, l’instant d’après, de n’avoir plus dans le creux de la main que quelques gouttes d’eau, mais d’une eau bien plus salée, bien plus amère encore que celle de la vague qui l’apporta. Le rire naît ainsi que cette écume. Il signale, à l’extérieur de la vie sociale, les révoltes superficielles. Il dessine instantanément la forme mobile de ces ébranlements. Il est, lui aussi, une mousse à base de sel. Comme la mousse, il pétille. C’est de la gaîté. Le philosophe qui en ramasse pour en goûter y trouvera d’ailleurs quelquefois, pour une petite quantité de matière, une certaine dose d’amertume." (Henri Bergson, Le Rire).
4. Humoristes contemporains.
5. Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées.

 

Tableau de confrontation :

Document  1 Document 2 Document 3 PISTES
Le rire est un lien social qui renforce le métabolisme, l'esprit d'équipe et la force de concentration.   Le rieur nihiliste s’isole et expérimente le pouvoir d’exclusion du rire poussé à son paroxysme : ce n’est plus un homme ou un groupe qu’il met à distance, c’est le monde entier ! Le plaisir de rire se montre dés lors profondément antisocial. Le rire a la fonction d’un liant social : il renforce une communauté et sanctionne ceux qui s’en excluent.
La suppression de la peur par le rire mettrait le monde entier à feu et à sang. Celui qui rit ne croit pas, car le rire, dans son satanisme, est lié à la chute. […]
Faire rire de la vérité, et faire rire la vérité elle-même, car la seule vérité est d'apprendre à se libérer de la passion maladive que l'on éprouve pour la vérité.

Le rire libère le vilain de la peur du diable, parce que, à la fête des fols, le diable même apparaît comme pauvre et fol, donc contrôlable. Mais ce livre pourrait enseigner que se libérer de la peur du diable est sapience.

Le plaisir de rire devient un moyen plaisant de se remettre en cause. […]
toute situation, toute valeur sont rejetées comme autant d’illusions auxquelles le rieur ne veut et ne peut plus croire. L’amour, la mort, les mœurs, la religion, l’hypocrisie représentent autant de cibles de choix.
Le rieur affirme toujours son indépendance par rapport aux vérités doctrinales imposées.
Le rire libérateur et rebelle est devenu un manifeste contre l'absurdité de notre existence. Et de ce livre pourrait naître la nouvelle et destructive aspiration à détruire la mort à travers l'affranchissement de la peur.   Par le rire, l’homme se libère de ses peurs fondamentales (châtiment, angoisse existentielle).
Le pouvoir du rire, dépassant les frontières, fait aussi céder les liens de la raison. Il ne manifeste aucun égard. Il peut rire de tout, de la morale et des mœurs. Et de ce livre pourrait partir l'étincelle luciférienne qui allumerait dans le monde entier un nouvel incendie. Certes, les stéréotypes, les lieux communs, une culture commune sont nécessaires au rire, mais ce dernier est aussi une arme précieuse pour les remettre en question. Le rire franchit toutes les normes sociales.

 

  Quels sont les pouvoirs de subversion manifestés par le rire ?

Domaine psychologique :

- le rire est un moyen plaisant de se remettre en cause et de manifester sa différence (doc. 3)
- par le rire, l'individu se libère de ses peurs et acquiert une suprême liberté (doc. 1 et 2) .

Domaine social :

- toutes les normes sociales, toutes les tutelles politiques sont bousculées par le rire (doc 1, 2 et 3)
- mais le rire est aussi un puissant liant social, renforçant le groupe par l'exclusion des déviances (doc. 1).

Domaine métaphysique :

- le rire dissipe la soumission aux vérités imposées (doc. 2 et 3)
- par lui, le rieur s'affranchit de l'angoisse, triomphe de la mort même (doc. 1 et 2).