Mythes littéraires

 

 

Objet d'étude :
Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIème siècle.
Parcours : Individu, morale et société
                   Le personnage de roman.

 

 

  Don Quichotte est un personnage qui, bien qu'issu d'un seul roman, a pénétré l'imaginaire universel de manière durable. Le héros de Cervantes condense, il est vrai, un certain nombre de postulations humaines fondamentales et s'inscrit de manière significative dans son temps. Il satisfait donc aux deux conditions de la vie mythique, exploitant à la fois le contenu manifeste de son époque et son contenu latent. Manifeste est tout d'abord le refus des valeurs mercantiles que cet être passionné d'idéal constate partout autour de lui. Don Quichotte, vieux lecteur à la cervelle fêlée, incarne le millénarisme, cette nostalgie de l'Âge d'or au cœur de l'âge de fer : Rousseau, puis les Romantiques, pour ne pas dire les hippies, s'en souviendront. Mais le Chevalier à la Triste Figure exprime aussi cette foi en l'homme qui court sous la trame des temps : si c'est être fou que de croire à l'Amour, à la Fidélité, à l'Honneur, alors Don Quichotte est fou, d'une démence choisie qui sait à l'occasion trouver quels accents de raison ! L'excès du personnage, le registre burlesque de ses aventures, génèrent même la contestation du mythe héroïque de la Quête par un autre motif, étonnamment moderne, qu'on pourrait identifier - idiot, rêveur, "clochard céleste" - à celui de l'homme perdu dans son temps. A tous ces titres, les variations sur le thème quichottesque sont innombrables.

 



Miguel de Cervantes : L'Ingénieux Hidalgo : Don Quichotte de la manche (1605 et 1615)
Marivaux : La Voiture embourbée (1714)
                Pharsamon, ou Les nouvelles folies romanesques (1737)
Laurence Sterne : La Vie et les Opinions de Tristram Shandy (1759-1767)
Diderot : Jacques le Fataliste et son maître (1778-1780)
Charles Dickens : Les Aventures de Mr Pickwick (1836)
Herman Melville : Moby Dick (1851)
Gustave Flaubert : Madame Bovary (1857)
Fedor Dostoïevski : L'Idiot (1868)
Alphonse Daudet : Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon (1872)
Jorge Luis Borges : Pierre Ménard auteur du Quichotte (1939).

 

 

  On pourrait rapprocher le docteur Faust, mythe germanique, d'un nombre important de fables universelles concernant le péché de connaissance : Faust, qui vend son âme au Diable moyennant la jeunesse et le pouvoir, n'est-ce pas Adam, n'est-ce pas Prométhée ? Il incarne en effet le caractère coupable de la libido sciendi, quand ce désir affirme l'Homme contre son Créateur. En Faust peuvent se reconnaître tous les hommes de recherche que tentent, tôt ou tard, des secrets défendus. La Renaissance s'est largement emparée de ce mythe dont elle a fait le parangon de l'aventure humaine. Mais le Romantisme devait contribuer à approfondir et élargir à la fois le personnage faustien : avec Goethe, il devient exemplaire d'une quête idéale d'accomplissement de l'esprit et du corps où se déploie la double postulation des hommes vers le Bien et le Mal. Les modernes, à travers le symbole du pacte diabolique, ont choisi de valoriser à travers Faust le problème d'une liberté engagée dans ce choix fondamental.

 

Anonyme : Volksbush (1587)
Christopher Marlowe : La Tragique histoire du Dr Faust (1594)
Pedro Calderòn : Le Magicien prodigieux (1637)
Friedrich Maximilian Klinger : Vie, exploits, et descente aux enfers de Faust (1792)
Johann Wolfgang von Goethe : Faust I et II (1808 -1832)
Christian Dietrich Grabbe : Don Juan und Faust (1828)
Honoré de Balzac : Melmoth réconcilié (1835)
Nikolaus Lenau : Faust, ein Gedicht (1836)
Michel de Ghelderode : La mort du docteur Faust (1925)
Paul Valéry : Mon Faust (1941-1945)
Thomas Mann : Docteur Faustus (1947)
Jean Giono : Faust au village (1947)
Mikhaïl Boulgakov : Le Maître et Marguerite (1966)
Fernando Pessoa : Faust (1988)
Hélène Cixous : Révolutions pour plus d'un Faust (1975)
Michael Swanwick : Jack Faust (1997).

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FAUST, seul Philosophie, hélas ! jurisprudence, médecine, et toi aussi, triste théologie !... je vous ai donc étudiées à fond avec ardeur et patience : et maintenant me voici là, pauvre fou, tout aussi sage que devant. Je m'intitule, il est vrai, maître, docteur, et, depuis dix ans, je promène çà et là mes élèves par le nez — et je vois bien que nous ne pouvons rien connaître !... Voilà ce qui me brûle le sang ! J'en sais plus, il est vrai, que tout ce qu'il y a de sots, de docteurs, de maîtres, d'écrivains et de moines au monde ! Ni scrupule ni doute ne me tourmentent plus ! Je ne crains rien du diable, ni de l'enfer ; mais aussi toute joie m'est enlevée. Je ne crois pas savoir rien de bon en effet, ni pouvoir rien enseigner aux hommes pour les améliorer et les convertir. Aussi n'ai-je ni bien, ni argent, ni honneur, ni domination dans le monde : un chien ne voudrait pas de la vie à ce prix ! Il ne me reste désormais qu'à me jeter dans la magie. Oh ! si la force de l'esprit et de la parole me dévoilait les secrets que j'ignore, et si je n'étais plus obligé de dire péniblement ce que je ne sais pas ; si enfin je pouvais connaître tout ce que le monde cache en lui-même, et, sans m'attacher davantage à des mots inutiles, voir ce que la nature contient de secrète énergie et de semences éternelles ! Astre à la lumière argentée, lune silencieuse, daigne pour la dernière fois jeter un regard sur ma peine !... j'ai si souvent, la nuit, veillé près de ce pupitre ! C'est alors que tu m'apparaissais sur un amas de livres et de papiers, mélancolique amie ! Ah ! que ne puis-je, à ta douce clarté, gravir les hautes montagnes, errer dans les cavernes avec les esprits, danser sur le gazon pâle des prairies, oublier toutes les misères de la science, et me baigner rajeuni dans la fraîcheur de ta rosée !
  Hélas ! et je languis encore dans mon cachot ! Misérable trou de muraille, où la douce lumière du ciel ne peut pénétrer qu'avec peine à travers ces vitrages peints, à travers cet amas de livres poudreux et vermoulus, et de papiers entassés jusqu'à la voûte. Je n'aperçois autour de moi que verres, boîtes, instruments, meubles pourris, héritage de mes ancêtres... Et c'est là ton monde, et cela s'appelle un monde !
  Et tu demandes encore pourquoi ton cœur se serre dans ta poitrine avec inquiétude, pourquoi une douleur secrète entrave en toi tous les mouvements de la vie ! Tu le demandes !... Et au lieu de la nature vivante dans laquelle Dieu t'a créé, tu n'es environné que de fumée et de moisissure, dépouilles d'animaux et ossements de morts !
 Délivre-toi ! Lance-toi dans l'espace ! Ce livre mystérieux, tout écrit de la main de Nostradamus, ne suffit-il pas pour te conduire ? Tu pourras connaître alors le cours des astres ; alors, si la nature daigne t'instruire, l'énergie de l'âme te sera communiquée comme un esprit à un autre esprit. C'est en vain que, par un sens aride, tu voudrais ici t'expliquer les signes divins... Esprits qui nagez près de moi, répondez-moi, si vous m'entendez ! (Il frappe le livre, et considère le signe du macrocosme.) Ah ! quelle extase à cette vue s'empare de tout mon être ! Je crois sentir une vie nouvelle, sainte et bouillante, circuler dans mes nerfs et dans mes veines.
J.W. von GOETHE, Faust (1808)
traduction de Gérard de Nerval.

 

 

  Le sens commun retient surtout l'aspect sensuel de ce séducteur impénitent, et pourtant c'est d'intellect et de volonté de savoir qu'il est plutôt constitué : devant les mystères sacrés, la comédie sociale, Don Juan exerce le pouvoir décapant de l'insolence et de la raison. Si peu sensuel d'ailleurs qu'on a pu arguer de son impuissance, tant il butine et court sans jamais consommer ! Don Juan, c'est la mobilité, l'impermanence de l'instant contre tout ce qui le fige, dogmes et institutions, jusqu'à ce que, précisément, il bute contre un Commandeur de pierre. Chaque époque a pu revendiquer son Don Juan : libertin ou "grand seigneur méchant homme" à l'aube des Lumières, il incarne davantage avec les Romantiques la solitude et l'inquiétude métaphysique avant de figurer plutôt pour nous l'artisan d'une liberté conquise à la barbe des Dieux.

 

Tirso de Molina : El Burlador de Sevilla y convidado de piedra (1630)
Anonyme : L'Ateista fulminato (début XVIIe)
Giacinta Andrea Cicognini : Il Convitato di pietra (1640)
Anonyme : Il Convitato di Pietra (canevas de Naples), milieu XVIIe
Domenico Biancolelli : Le convive de pierre (canevas),1658
Jean Deschamps, sieur de Villiers : Le Festin de Pierre ou Le Fils Criminel (1659)
Nicolas Drouin Dorimon : Le Festin de Pierre ou le Fis criminel (1665)
Molière : Dom Juan ou le Festin de Pierre (1665)
Claude La Roze Rosimond : Le Nouveau festin de Pierre, ou l'Athée foudroyé (1670)
Thomas Shadwell : The Libertine (1676)
Thomas Corneille : Le Festin de pierre (1677)
Andrea Perrucci (Preudarca), Il Convitato di pietra (1690)
Antonio de Zamora : Le Comte de pierre (1714)
Carlo Goldoni : Don Juan (1730)
Lorenzo Da Ponte : Don Giovanni (livret, 1787)
Friedrich Schiller : « Don Juan » (1797)
E.T.A. Hoffmann : Don Juan (in Fantaisies selon Callot, 1814)
Heiberg : Don Juan, 1814
Lord Byron : Don Juan (1819-1824)
Christian Dietrich Grabbe : Don Juan und Faust (1828)
Alexandre Pouchkine : Le convive de pierre (1830)
Honoré de Balzac : L'Élixir de longue vie (1830)
Musset : Namouna (1832)
Mérimée : Les Âmes du purgatoire (1834)
Alexandre Dumas : Don Juan de Marana, ou La chute d'un ange (1836)
José de Espronceda : Don Juan de Marana (1837)
Théophile Gautier : La Comédie de la mort (1838)
Nikolaus Lenau : Don Juan (1844)
Arthur de Gobineau : Les Adieux de Don Juan (1844)
Jose Zorrilla y Moral : Don Juan Tenorio (1844)
Gustave Flaubert : Une nuit de Don Juan (1849)
George Sand : Le Château des Désertes (1851)
Charles Baudelaire : « Don Juan aux enfers » (in Les Fleurs du Mal , 1857)
Alexis Tolstoï : Don Juan (1862)
Jules Barbey d’Aurevilly : Le plus bel amour de Don Juan
         (in Les Diaboliques, 1864)

A. M. Guerra Junqueiro : La Mort de Don Juan (1874)
Juan de von Heyse : La Fin de Don Juan (1884)
Paul Verlaine : « Don Juan pipé » (1891)
Léon Bloy : La Fin de Don Juan (1893)
Edmond Haraucourt : Don Juan de Mañara (1898)
George Bernard Shaw : L'Homme et le surhomme (1903)
Oscar-Vladislas de Lubicz-Milosz : Don Juan (1906)
Edmond Rostand : La dernière nuit de Don Juan (1911)
Lesja Ukrainka : L'Invité de pierre (1913)
Guillaume Apollinaire : Les exploits d un jeune don Juan (1911)
Michel Zévaco : Don Juan (1918)
Azorín : Don Juan (1922)
Michel de Ghelderode : Don Juan ou Les Amants chimériques (1926) 
Joseph Delteil : Saint Don Juan (1930-1961)
Vitaliano Brancati : Don Juan en Sicile, 1940
André Suarès : A l'Ombre de matines, 1943
Charles Bertin : Don Juan,  1947
Bertolt Brecht : Don Juan (1952-54)
Manuel de Diéguez : Le Chevalier du mépris (1955)
Marie Noël : Le Jugement de Don Juan (1955)
Roger Vailland : Monsieur Jean (1959)
Ellery Queen : La mort de Don Juan (1958)
Henry de Montherlant : La Mort qui fait le trottoir (1958)
Max Frisch : Don Juan ou L'Amour de la géométrie (1962)
Gonzalo Torrente Ballester : Don Juan (1963)
Milan Kundera : La pomme d'or de l'éternel désir
    Le docteur Havel vingt ans plus tard in Risibles amours (1970)
Michel Butor : Triptyques pour Don Juan (1975-1977)
Gilbert Cesbron : Don Juan en automne (1975)
Pierre-Jean Rémy : Don Juan (1982)
Beatrix Beck : Don Juan des forêts (1983)
Nicole Avril : Jeanne (1984)
Eric-Emmanuel Schmitt : La Nuit de Valognes (1991)
Jean-Marie Laclavetine : Don Juan (1998)
Denis Tillinac : Don Juan (1998)
Serge Behar : Don Juan 99 (1999)
Cécile Philippe : Don Juan, père et fils (1999)
Frédérick Tristan : Don Juan le révolté (2009).

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voir notre étude consacrée au Dom Juan de Molière.

 

 


Robinson Crusoé

 

    Le marin écossais Alexander Selkirk fut abandonné par son équipage en 1704 sur un îlot désert de l'archipel Juan Fernandez, au large du Chili  : il y vécut seul quatre ans et demi. Le romancier irlandais Daniel Defoe s'empara du sujet pour en faire un des plus grands succès de la littérature universelle (le seul roman que Rousseau tolérât dans un but pédagogique !). Dans l'esprit des Lumières, Robinson incarne le triomphe de l'industrie humaine sur la sauvagerie naturelle. Devant son esclave Vendredi, il est l'Occidental convaincu de l'universalité de ses valeurs. Mais on sait quel retournement Michel Tournier fit subir au mythe à la lumière de la mauvaise conscience du colonisateur : la fable manifesta sa souplesse en adoptant le point de vue du colonisé, fustigeant dès lors l'ethnocentrisme. Mais l'histoire de Robinson, c'est aussi une aventure qui fédère tous les thèmes du voyage et de l'ailleurs : à ce titre, toute littérature insulaire alliant exotisme et mystère peut s'en réclamer, et la liste pourrait être longue.

 

Daniel Defoe : Robinson Crusoé (1719)
Robert-Louis Stevenson : L'Île au trésor (1883)
Johann David Wyss : Le Robinson suisse (1812)
James Fenimore Cooper : Le Cratère ou le Robinson américain (1835)
Jacques Offenbach : Robinson Crusoé , opéra comique en trois actes (1867)
Jules Verne : L'Île mystérieuse (1874)
Jules Verne : L'École des Robinsons (1882)
Jules Verne : Deux ans de vacances (1888)
Saint-John Perse : Images à Crusoé (1904)
Jean Giraudoux : Suzanne et le Pacifique (1921)
Jules Supervielle : Robinson, comédie en 3 actes (1948)
William Golding : Sa Majesté des mouches (1954)
Michel Tournier : Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967)
Michel Tournier : Vendredi ou la Vie sauvage (1971)
J.M.G. Le Clézio : Le Chercheur d'or (1985)
Umberto Eco : L'Île du jour d'avant (1994).
     

  On voit ce qui fait le prestige de Robinson : cette solitude dont nous souffrons, même et surtout au milieu de la foule anonyme et oppressante, il a su merveilleusement, lui, l'aménager et l'élever au niveau d'un art de vivre. C'est ainsi du moins qu'on imagine communément le héros de Daniel Defoe, et cela nous permet de mieux mettre au jour le mécanisme du mythe. Car le héros mythologique, s'il prend pied au cœur de chaque individu modeste et prosaïque se hausse en même temps au niveau d'une réussite admirable. Il est paradoxalement à la fois le double fraternel de chaque homme et une statue surhumaine qui le met de plain-pied avec l'Olympe éternel. De telle sorte que chaque héros mythologique — et non seulement Robinson, mais Tristan, don Juan, Faust — nous engage dans un processus d'autohagiographie. Comme je suis grand, fort, mélancolique ! s'écrie le lecteur en levant les yeux du livre vers un miroir. Vraiment, il ne se savait pas si beau !
  Pourtant les années de solitude de Robinson — le seul aspect de l'aventure que connut Alexandre Selkirk — le cèdent en importance à l'autre grand thème du roman dont elles ne sont finalement que la préparation nécessaire, je veux parler de la survenue de Vendredi. Sans doute Robinson devait-il demeurer le seul personnage du roman de Daniel Defoe à posséder une dimension mythologique avant l'époque contemporaine caractérisée par l'épanouissement des disciplines ethnographiques et le démantèlement des empires coloniaux. Or qu'était Vendredi pour Daniel Defoe ? Rien, une bête, un être en tout cas qui attend de recevoir son humanité de Robinson, l'homme occidental, seul détenteur de tout savoir, de toute sagesse. Et quand il aura été dûment morigéné par Robinson, il deviendra tout au plus un bon serviteur. L'idée que Robinson eût de son côté quelque chose à apprendre de Vendredi ne pouvait effleurer personne avant l'ère de l'ethnographie. C'est sur ce point que la vertu proprement mythologique de cette histoire se manifeste le plus crûment. Car il est évident que la rencontre Robinson-Vendredi a pris depuis quelques décennies une signification que le cher Daniel Defoe était à cent mille lieues de pouvoir soupçonner.
  Relisant son roman, je ne pouvais en effet oublier mes années d'études au musée de l'Homme. Là j'avais appris qu'il n'y a pas de « sauvages », mais seulement des hommes relevant d'une civilisation différente de la nôtre et que nous avions grand intérêt à étudier. L'attitude de Robinson à l'égard de Vendredi manifestait le racisme le plus ingénu et une méconnaissance de son propre intérêt. Car pour vivre sur une île du Pacifique ne vaut-il pas mieux se mettre à l'école d'un indigène rompu à toutes les techniques adaptées à ce milieu particulier que de s'acharner à plaquer sur elle un mode de vie purement anglais ?
Michel Tournier, Le vent Paraclet (1977).

 

 

 

  Le caractère invraisemblable de sa destinée (« Quel roman que ma vie ! » se serait-il exclamé à Sainte-Hélène) aurait suffi sans doute à élever Napoléon à la hauteur d'un mythe. Mais le bruit de ses campagnes et leur orchestration savante auprès d'une population mal informée ont commencé très tôt à sculpter le personnage dans l'imaginaire européen. Plus tard, sous la Restauration, la jeunesse romantique élevée au son de cette gloire et contemporaine de la médiocrité louis-philipparde achève en réaction d'installer le mythe. Pour ces adolescents désenchantés, les récits nostalgiques des pères font de Napoléon le modèle de la libre construction de soi et de l'énergie héroïque, valeurs que vivifient en effet la fulgurance de son ascension et l'exemplarité de sa chute. Quand la littérature s'en empare, c'est essentiellement dans un but politique, le destin de Napoléon devant représenter aux pouvoirs en place leur insuffisance et leur platitude. Le genre épique est donc constamment mobilisé dans les formes poétiques les plus adéquates pour suggérer la grandeur héroïque. Dans le roman, au contraire, le personnage de Napoléon se trouve davantage confronté aux faits, ce qui peut nourrir une mise en cause des thèmes épiques, déjà initiée par Stendhal.
  Nous recensons ci-dessous les œuvres du XIXème siècle qui ont le mieux contribué à la constitution du mythe.

 

F.R. de Chateaubriand, De Buonaparte et des Bourbons (1814)
Emmanuel de Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène (1823)
Lord Byron, Ode à Napoléon Bonaparte (1814)
                  The death of Napoleon Buonaparte (1821)
Heinrich Heine, De l'Allemagne (1813)
Germaine de Staël, Dix années d'exil (1820)
Benjamin Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne (1814)
Alphonse de Lamartine, Nouvelles méditations poétiques (1823)
G. W. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire (1822-1823)
Walter Scott, Vie de Napoléon Bonaparte (1827)
Victor Hugo, Les Orientales (1829)
                  Les Feuilles d'automne
(1831)
                   Les Chants du crépuscule (1835)
                   Les Châtiments (1852)
                   Les Misérables (1862)
Gérard de Nerval, Napoléon et la France guerrière, élégies nationales (1826)
Alexandre Pouchkine, Eugène Onéguine (1833)
                                La Dame de pique (1834)
Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires (1835)
Honoré de Balzac, Une ténébreuse affaire (1841)
                           Une conversation entre onze heures et minuit (1832)
                           Le Colonel Chabert (1832)
                          Le Médecin de campagne (1833)
Johann Wolfgang von Goethe, Conversations avec Eckermann (1836)
Louis Geoffroy, Napoléon et la Conquête du monde (1836)
Alfred de Musset, La Confession d'un enfant du siècle (1836)
Stendhal, Le Rouge et le noir (1830)
              La Chartreuse de Parme (1839)
Alexandre Dumas, Napoléon Bonaparte ou Trente ans de l'histoire de France (1831)
                            Les Compagnons de Jéhu (1857)
                            Le chevalier de Sainte-Hermine (1869)
Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix (1865)
Mikhaïl Lermontov, Le bateau volant (1840)
Fedor Dostoïevski, Crime et châtiment (1866)
                            L'Idiot (1869)
                            Les Frères Karamazov (1879)
Thomas Hardy, Le trompette-major (1882)
Arthur Conan Doyle, La grande ombre (1893).

 

 

  Sous les formes diverses qu'il peut prendre dans la littérature, le mythe du détective semble être l'un des plus anciens, peut-être parce qu'il correspond à l'enquête que l'homme ne cesse de mener pour éclaircir l'affaire qui lui importe le plus : « D'où venons nous ? Que sommes nous ? Où allons nous ? » C'est sans doute pour cela qu'on s'accorde en général à reconnaître dans le personnage d'Œdipe le prototype du détective, d'autant que ce personnage est au centre d'un scénario que l'on s'est inlassablement réapproprié, celui de l'enquête menée par le criminel sur son propre crime. Mais le détective est aussi le fils du rationalisme et du scientisme, et s'épanouit pour cela dans la deuxième moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe : il coïncide avec une époque où l'on entend manifester la toute-puissance de l'intelligence humaine sur les déterminations de la nature et du hasard. Les avatars du détective sont trop nombreux pour que l'on tente dans ce cadre d'en établir une liste exhaustive. On trouvera ci-dessous quelques exemples de personnages, suivis de la mention de leur première apparition dans l'œuvre de certains auteurs familiers du genre policier. Pour se limiter à la littérature française, on peut peut-être établir l'origine de cette figure du détective dans celle de François-Eugène Vidocq qui inspira, entre autres, Balzac, Hugo, Dumas, Eugène Sue, tous grands romanciers de la ville et de ses mystères. A partir du XIXème siècle, l'urbanisation grandissante et les fantasmes dont elle est responsable contribuent d'ailleurs à donner au détective son auréole mythologique et expliquent son empreinte poétique dans beaucoup de romans et de films.

 

Edgar Poe : Chevalier Auguste Dupin (Double assassinat dans la rue Morgue, 1841)
Wilkie Collins : Sergeant Richard Cuff (La dame en blanc, 1860)
Émile Gaboriau : Monsieur Lecoq (Monsieur Lecoq, 1869)
Arthur Conan Doyle : Sherlock Holmes (Une étude en rouge, 1887)
Gaston Leroux : Joseph Rouletabille (Le Mystère de la chambre jaune, 1907)
Pierre Souvestre et Marcel Allain : commissaire Juve - Jérôme Fandor (Fantômas, 1911)
Agatha Christie : Hercule Poirot (La Mystérieuse affaire de Styles, 1920) - Miss Marple (L'Affaire Protheroe , 1930)
Dorothy L. Sayers : Lord Peter Wimsey (Lord Peter et l'inconnu , 1923)
S.S. Van Dine : Philo Vance (La Mystérieuse affaire Benson, 1926)
Stanislas-André Steeman : M. Wens (Six hommes morts, 1930)
Georges Simenon : Jules Maigret (Pietr le letton, 1931)
Boileau-Narcejac : André Brunel (Deux hommes sur une piste, 1932)
Pierre Véry : Prosper Lepicq (Meurtre au quai des Orfèvres, 1934)
Raymond Chandler : Philip Marlowe (Finger Man, 1934)
Léo Malet : Nestor Burma (120, rue de la Gare, 1943)
Frédéric Dard : commissaire San Antonio (Réglez-lui son compte, 1949)
Jean-François Parot : Nicolas Le Floch (L'énigme des Blancs-Manteaux, 2000).

 

  A propos de Sherlock Holmes, la comparaison des deux textes suivants pourra mettre en évidence la parodie à laquelle se livre le second et faire utilement réfléchir à la notion de mythe littéraire : voué à être incessamment réutilisé après sa naissance, il peut aussi investir son propre passé !

 

Basil Rathbone dans le rôle de Sherlock Holmes Arthur Conan Doyle  (1859-1930)

Le Chien des Baskerville, (1902), I (extrait)

 [Un visiteur s'est présenté chez Sherlock Holmes en son absence et y a oublié sa canne. Imitant la méthode du détective, le docteur Watson entreprend de deviner l'homme d'après l'objet. Holmes le félicite d'abord.]

Sean Connery dans Le Nom de la Rose Umberto Eco  (né en 1932)

Le Nom de la Rose (1980), Prime, (extrait)

 [Le jeune Adso de Melk arrive avec son maître, Guillaume de Baskerville, en vue d'une abbaye. Ils croisent soudain une troupe de servants et de moines en grand émoi. Le cellérier qui les conduit prend le temps de saluer nos deux voyageurs.]

 Jamais il ne m'en avait tant dit ! Je conviens que ce langage me causa un vif plaisir. Souvent en effet j'avais éprouvé une sorte d'amertume devant l'indifférence qu'il manifestait à l'égard de mon admiration et de mes efforts pour vulgariser ses méthodes. Par ailleurs je n'étais pas peu fier de me dire que je possédais suffisamment à fond son système pour l'appliquer d'une manière qui avait mérité son approbation. Il me prit la canne des mains et l'observa quelques instants à l'œil nu. Tout à coup, intéressé par un détail, il posa sa cigarette, s'empara d'une loupe, et se rapprocha de la fenêtre.
 - Curieux, mais élémentaire ! fit-il en revenant s'asseoir sur le canapé qu'il affectionnait. Voyez-vous, Watson, sur cette canne je remarque un ou deux indices : assez pour nous fournir le point de départ de plusieurs déductions.
  - Une petite chose m'aurait-elle échappé ? demandai-je avec quelque suffisance. J'espère n'avoir rien négligé d'important ?
  - J'ai peur, mon cher Watson, que la plupart de vos conclusions ne soient erronées. Quand je disais que vous me stimuliez, j'entendais par là, pour être tout à fait franc, qu'en relevant vos erreurs j'étais fréquemment guidé vers la vérité. Non pas que vous vous soyez trompé du tout au tout dans ce cas précis. Il s'agit certainement d'un médecin de campagne. Et d'un grand marcheur.
  - Donc j'avais raison.
  - Jusque-là, oui.
 - Mais il n'y a rien d'autre...
 - Si, si, mon cher Watson ! Il y a autre chose. D'autres choses. J'inclinerais volontiers à penser, par exemple, qu'un cadeau fait à un médecin provient plutôt d'un hôpital que d'une société de chasse; quand les initiales "C.C." sont placées devant le "H" de Hospital, les mots "Charing-Cross" me viennent naturellement en tête.
 - C'est une hypothèse.
 - Je n'ai probablement pas tort. Si nous prenons cette hypothèse pour base, nous allons procéder à une reconstitution très différente de notre visiteur inconnu.
 - Eh bien, en supposant que "C.C.H." signifie "Charing-Cross Hospital", que voulez-vous que nous déduisions de plus ?
 - Vous ne voyez pas ? Puisque vous connaissez mes méthodes, appliquez-les !
 - Je ne vois rien à déduire, sinon que cet homme a exercé en ville avant de devenir médecin de campagne.
 - Il me semble que nous pouvons nous hasarder davantage. Considérez les faits sous ce nouvel angle. En quelle occasion un tel cadeau a-t-il pu être fait ? Quand des amis se sont-ils réunis pour offrir ce témoignage d'estime ? De toute évidence à l'époque où le docteur Mortimer a quitté le service hospitalier pour ouvrir un cabinet. Nous savons qu'il y a eu cadeau. nous croyons qu'il y a eu départ d'un hôpital londonien pour une installation à la campagne. Est-il téméraire de déduire que le cadeau lui a été offert à l'occasion de son départ ?
  - Certainement pas.
  - Mais convenez aussi avec moi, Watson, qu'il ne peut s'agir de l'un des "patrons" de l'hôpital : un patron en effet est un homme bien établi avec une clientèle à Londres, et il n'abandonnerait pas ces avantages pour un poste de médecin de campagne. Si donc notre visiteur travaillait dans un hôpital sans être patron, nous avons affaire à un interne en médecine ou en chirurgie à peine plus âgé qu'un étudiant. il a quitté ses fonctions voici cinq ans : la date est gravée sur la canne. Si bien que votre médecin d'un certain âge, grave et patriarcal, disparaît en fumée, mon cher Watson, pour faire place à un homme d'une trentaine d'années, aimable, sans ambition, distrait, qui possède un chien favori dont j'affirme qu'il est plus gros qu'un fox-terrier et plus petit qu'un dogue.
  J'éclatais d'un rire incrédule pendant que Holmes se renfonçait dans le canapé et soufflait vers le plafond quelques anneaux bleus.
  - En ce qui concerne votre dernière déduction, dis-je, je suis incapable de la vérifier. Mais il m'est facile de rechercher quelques détails sur l'âge et la carrière professionnelle de notre visiteur.
  J'attrapai mon annuaire médical et le feuilletai. il existait plusieurs Mortimer, mais un seul correspondait à notre inconnu. Je lus à haute voix les lignes qui lui étaient consacrées.
  - Mortimer, James, M.R.C.S. 1882, Grimpen, Dartmoor, Devon. Interne en chirurgie de 1882 à 1884, au Charing-Cross Hospital. Lauréat du prix Jackson de pathologie. [...] Médecin sanitaire des paroisses de Grimpen, Thorsley, et High Barrow.
 - Pas question de société de chasse, Watson ! observa Holmes avec un sourire malicieux. Uniquement d'un médecin de campagne, comme vous l'aviez très astucieusement deviné. Je crois que mes déductions sont à peu près confirmées. Quant aux qualificatifs, j'ai dit, si je me souviens bien, aimable, sans ambition, distrait. Par expérience je sais qu'en ce monde seul un homme aimable peut recevoir des présents, que seul un médecin sans ambition peut renoncer à faire carrière à Londres pour exercer à la campagne, et que seul un visiteur distrait peut laisser sa canne et non sa carte de visite après vous avoir attendu une heure.
 - Et le chien ?
 - Le chien a été dressé à tenir cette canne derrière son maître. comme la canne est lourde, le chien la serre fortement par le milieu, et les traces de ses dents sont visibles. La mâchoire du chien, telle qu'on peut se la représenter d'après les espaces entre ces marques, est à mon avis trop large pour un dogue. Ce serait donc...oui, c'est bien un épagneul à poils bouclés.
  Tout en parlant il s'était levé pour arpenter la pièce et s'était arrêté derrière la fenêtre. Sa voix avait exprimé une conviction si forte que je le regardai avec surprise.
 -  Mon cher ami, comment pouvez-vous parler avec tant d'assurance ?
 - Pour la bonne raison que je vois le chien devant notre porte et que son propriétaire vient de sonner.

  « - Je vous remercie, seigneur cellérier, répondit cordialement mon maître, et j'apprécie d'autant plus votre courtoisie que pour me saluer vous avez interrompu votre poursuite. Mais n'ayez crainte, le cheval est passé par ici et a pris le sentier de droite. Il ne pourra pas aller bien loin car, arrivé au dépôt des litières, il devra s'arrêter. II est trop intelligent pour se précipiter le long du terrain abrupt...
- Quand l'avez-vous vu ? demanda le cellérier.
- Nous ne l'avons pas vu du tout, n'est-ce pas, Adso ? dit Guillaume en se tournant vers moi d'un air amusé. Mais si vous cherchez Brunel, l'animal ne peut être que là où j'ai dit.»
  Le cellérier hésita. Il regarda Guillaume, puis le sentier, et enfin demanda : « Brunel ? Comment savez-vous ?
- Allons, allons, dit Guillaume, il est évident que vous êtes en train de chercher Brunel, le cheval préféré de l'Abbé, le meilleur galopeur de votre écurie, avec sa robe noire, ses cinq pieds de haut, sa queue somptueuse, son sabot petit et rond mais au galop très régulier; tête menue, oreilles étroites mais grands yeux. Il a pris à droite, je vous dis, et dépêchez-vous, en tout cas. »
  Le cellérier eut un moment d'hésitation, puis il fit un signe aux siens et se précipita dans le sentier de droite, tandis que nos mulets se remettaient à monter. Alors que, piqué de curiosité, j'allais interroger Guillaume, il me fit signe d'attendre : et de fait, après quelques brèves minutes, nous entendîmes des cris de jubilation, et au tournant du sentier réapparurent moines et servants qui ramenaient le cheval par le mors. Ils repassèrent à côté de nous en continuant de nous regarder d'un air plutôt ahuri, et ils nous précédèrent sur le chemin de l'abbaye. Je crois que Guillaume ralentissait le pas de sa monture pour leur permettre de raconter ce qui était arrivé. De fait j'avais eu l'occasion de me rendre compte que mon maître, à tous égards homme de suprême vertu, s'abandonnait au vice de la vanité quand il s'agissait de donner la preuve de son acuité d'esprit et, comme j'en avais déjà apprécié les dons de subtil diplomate, je compris qu'il voulait arriver au but précédé d'une solide renommée d'homme savant.
 « Et maintenant, dites-moi (à la fin je ne sus me retenir), comment avez-vous fait pour savoir ?
- Mon bon Adso, dit le maître. J'ai passé tout notre voyage à t'apprendre à reconnaître les traces par lesquelles le monde nous parle comme un grand livre. [...] Mais l'univers est encore plus loquace : non seulement il parle des choses dernières (en ce cas-là, il le fait d'une manière obscure), mais aussi des choses proches, et alors là d'une façon lumineuse. J'ai presque honte de te répéter ce que tu devrais savoir. Au croisement, sur la neige encore fraîche, se dessinaient avec grande clarté les empreintes des sabots d'un cheval, qui pointaient vers le sentier à main gauche. A belle et égale distance l'un de l'autre, ces signes disaient que le sabot était petit et rond, et le galop d'une grande régularité - j'en déduisis ainsi la nature du cheval et le fait qu'il ne courait pas désordonnément comme fait un cheval emballé. Là où les pins formaient comme un appentis naturel, des branches avaient été fraîchement cassées juste à la hauteur de cinq pieds. Un des buissons de mûres, là où l'animal doit avoir tourné pour enfiler le sentier à sa droite, alors qu'il secouait fièrement sa belle queue, retenait encore dans ses épines de longs crins de jais... Enfin tu ne me diras pas que tu ne sais pas que ce sentier mène au dépôt des litières, car en grimpant par le tournant inférieur, nous avons vu la bave des détritus descendre à pic au pied de la tour méridionale, laissant des salissures sur la neige; et d'après la situation du carrefour, le sentier ne pouvait que mener dans cette direction.
- Oui, dis-je, mais la tête menue, les oreilles pointues, les grands yeux...
- Je ne sais pas s'il en est pourvu, mais à coup sûr les moines le croient fermement. [...] Si le cheval dont j'ai deviné le passage n'avait pas été vraiment le meilleur de l'écurie, on aurait peine à expliquer pourquoi ne le poursuivaient pas les seuls palefreniers, mais que se soit dérangé le cellérier en personne. Et un moine qui juge un cheval excellent, au-delà des formes naturelles, ne peut pas ne pas le voir exactement comme les auctoritates1 le lui ont décrit, surtout si (et là il sourit avec malice à mon endroit) c'est un docte bénédictin...
- Entendu, dis-je, mais pourquoi Brunel ?
- Que l'Esprit Saint te mette un peu plus de plomb dans la tête, mon fils ! s'exclama le maître. Quel autre nom lui aurais-tu donné si le grand Buridan en personne, qui est en passe de devenir recteur à Paris, devant parler d'un beau cheval, ne trouva nom plus naturel ?»
  Tel était mon maître. Non seulement il savait lire dans le grand livre de la nature, mais aussi de la façon que les moines lisaient les livres de l'Écriture, et pensaient à travers ceux-ci. Dons qui, comme nous verrons, devaient s'avérer pour lui fort utiles dans les jours qui suivraient. En outre son explication me sembla à ce point-là si évidente que l'humiliation de ne l'avoir pas trouvée tout seul céda le pas à l'orgueil d'être dans le coup et il s'en fallait de peu que je ne me félicitasse moi-même pour ma finesse d'esprit. Telle est la force du vrai qui, comme le bien, se diffuse de soi-même. Et soit loué le nom saint de Notre Seigneur Jésus-Christ pour cette belle révélation que j'eus.
1. les autorités religieuses.

 

 

  Si le détective est un mythe à la gloire de la raison humaine, le robot, androïde capable d'exécuter des travaux à la place de l'homme, pourrait bien, lui, être né de la méfiance qu'inspirent des conquêtes technologiques de plus en plus sophistiquées. Ce mythe de défaite marque très tôt l'histoire de l'humanité : n'est-ce pas déjà l'histoire de Pygmalion, racontée par Ovide dans ses Métamorphoses ? Ou bien celle de ces esclaves d'or forgés par Héphaïstos, que rapporte Hésiode dans Les Travaux et les Jours ? Ou encore celle de l'Apprenti sorcier dans le poème de Goethe (1797), celle du Golem pragois dont beaucoup de textes nous entretiennent avant Gustav Meyrink ? En tout cas, s'il préexiste à l'ère du machinisme pendant laquelle le tchèque Karel Čapek invente le mot à partir du substantif robota (corvée), ce mythe connaît une fortune littéraire et surtout cinématographique au moment où la machine gagne une relative autonomie. L'intelligence artificielle gouvernant le travail des hommes finit par inspirer la peur de l'asservissement et du totalitarisme le plus aveugle. Ce fantasme est bien caractéristique du pouvoir que détient le mythe de condenser nos terreurs et de nous les renvoyer dans l'espoir de quelque catharsis.


Hermann Mac Coolish Rotenberg Caistria : L’homme épingle (1809)
Ernest Théodore Amadeus Hoffmann : L'Homme au sable (1817)
Mary Shelley : Frankenstein ou Le Prométhée moderne (1818)
Edward S. Ellis : Steam Man of the Prairies (1865)
Luis Senarens : L’Homme électrique (1885)
Filippo Tommaso Marinetti : Poupées électriques (Elettricita) (1909)
George Bernard Shaw : Pygmalion (1913)
Gustav Meyrink :Le Golem (1915)
Karel Čapek : Rossum's Universal Robots (1920)
Isaac Asimov : Les Robots (1950).
                     Les Cavernes d'acier (1954)
Philip K. Dick : Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (Blade Runner) (1966)
Arthur C. Clarke : 2001 : L'Odyssée de l'espace (1968)
Brian W. Aldiss : Des jouets pour l'été (A.I.) (1969)
Stanislaw Lem : Golem XIV (1981)
Neil Stephenson : The Diamond Age (1995)
Paul Anderson : Nanodreams (1995).

 

 

  L'ogre est un personnage traditionnel des légendes universelles. Géant anthropophage, particulièrement friand de la chair des enfants, il puise ses racines, comme le loup, au plus profond des peurs ataviques. Déjà présent dans l'Antiquité (son nom serait dérivé du latin Orcus, l'Enfer, et le dieu grec Cronos en fournit un effrayant archétype paternel), il peuple dans nombre de cultures les traditions carnavalesques et gigantales. En Europe, la forme qu'on lui connaît se précise dans les contes merveilleux. Doté d'une puissance surhumaine, il ne brille pas toutefois par son esprit. Il est en effet facilement berné : déjà Cronos engloutit une pierre qu'il pense être son dernier-né, et l'on connaît la manière avec laquelle, dans le conte de Perrault, le petit Poucet réussit à triompher de lui. Cette balourdise finit d'ailleurs par rendre le personnage presque sympathique et le cinéma ne s'est pas privé de décliner cet aspect sous diverses formes. Nous ne retiendrons pas dans la bibliographie ci-dessous les œuvres – très nombreuses – appartenant à la littérature de jeunesse (on pourra à ce propos utilement consulter cette page). Nous préférons recenser les textes où le personnage de l'ogre se construit en marge de ses motifs traditionnels, éprouvant par là la richesse du mythe.

 


Charles Perrau
lt : Histoires ou contes du temps passé (1697)
Mme d'Aulnoy : Les Contes de fées (1698)

Jacob et Wilhelm Grimm : Contes (1857)
Victor Hugo : Bon conseil aux amants (Toute La Lyre, 1888)
Michel Tournier : Le Roi des Aulnes (1970)
                         La fugue du petit Poucet (Le Coq de bruyère, 1978)
Jacques Chessex : L'Ogre (1973)
Daniel Pennac : Au bonheur des ogres (1985)
Claude-Louis Combet : La Maison des marmous
ets
                                    in Augias et autres infamies (
1993)
Pascal Bruckner : Les Ogres anonymes (1998)
Pierre Péju : Le rire de l'ogre (2005)
Leila Slimani : Dans le jardin de l'ogre (2018).

 

 

  Les mythes, les contes sont traditionnellement habités par toutes sortes de créatures fabuleuses plus ou moins épouvantables (Cerbère, Cyclope, Méduse, Géants...). Mais, à côté du « merveilleux » des contes de fées ou des épopées, genres où ces êtres évoluent parmi les hommes sans nulle rupture, naturellement insérés dans un mode cohérent, il appartenait à la littérature de créer le fantastique : ici, la rupture soudaine dans la cohérence de cet univers est responsable de la vraie peur, celle que l'on ressent devant l'inexplicable. Le monstre (étymologiquement : ce qui avertit) fait en effet irruption dans un univers "normal" et sème le doute sur la validité de nos représentations. Ces créatures (vampires, loups-garous, fantômes, extra-terrestres...) semblent sortir tout droit de nos cauchemars, où gisent des peurs ataviques.
  Mais le plus redoutable de ces monstres, c'est notre moi profond, cette part d'ombre prête à s'éveiller en dépit de tous nos efforts de rationalité. Freud parle à son propos d'«inquiétante étrangeté» (« Das Unheimliche ). Les œuvres littéraires les plus marquantes (nous n'en citons que quelques-unes : le corpus est énorme) se déploient précisément au moment où les sociétés sanglées dans leur rationalité et leurs codes moraux (par exemple, l'Angleterre victorienne) manifestent le plus d'arrogance, comme s'il s'agissait de les rappeler à la modestie.

 

Mary Shelley : Frankenstein ou Le Prométhée moderne (1818)
Victor Hugo : Notre-Dame de Paris (1831)
                    L'Homme qui rit (1869)
Théophile Gautier, La Morte amoureuse (1836)
Robert-Louis Stevenson : L'étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde (1886)
Guy de Maupassant : Le Horla (1886)
Émile Zola : La Bête humaine (1890)
Oscar Wilde : Le Portrait de Dorian Gray (1890)
Herbert George Wells : L'Île du docteur Moreau (1896)
Bram Stoker : Dracula (1897)
Franz Kafka : La Métamorphose (1912)
Howard-Philips Lovecraft : Je suis d'ailleurs (1926)
                                      Dagon (1927)
Mircea Eliade : Mademoiselle Christina (1936)
Jean Giono : Un Roi sans divertissement (1947)
Richard Matheson : Le Journal d'un monstre (1950)
                             Je suis une légende (1955)
Claude Klotz : Paris-vampire (Dracula père et fils) (1970)
Anne Rice : Entretiens avec un vampire (1976)
.

 

 

  L'histoire de l'humanité est périodiquement traversée d'événements cataclysmiques, au nombre desquels figurent d'abord les fléaux épidémiques. Nous avions tendance à l'oublier, leurrés par notre confiance dans les avancées de la science. La Covid-19 nous rappelle brutalement aujourd'hui notre fragilité et ressuscite des fantômes que l'on croyait définitivement dévolus à la fiction. La littérature a depuis longtemps exploré ce territoire de la psyché où sont tapies les vieilles peurs de l'homme exposé aux mystères de la nature ou aux vengeances des dieux. Les œuvres nées de ces terreurs correspondent d'abord à la volonté de les maîtriser par la compréhension. Écrire la catastrophe, c'est tenter de l’exorciser en la réduisant par le langage à un événement plus familier du monde humain. Peste et choléra deviennent ainsi par le roman des occasions de répéter les récits héroïques de la lutte contre le Mal et de célébrer la victoire des hommes. Mais, en même temps, le fléau est porteur d'une morale salubre : outre que son déchaînement nous invite à la modestie, il nous somme aussi d'agir ensemble pour réviser nos comportements égoïstes et nos sociétés mercantiles. L'enjeu de la lutte est donc aussi d'ordre politique.

 

Daniel Defoe : Journal de l'année de la peste (1722)
Alessandro Manzoni : Histoire de la colonne infâme (1840)
Edgar Allan Poe, Le Masque de la mort rouge (1842)
Thomas Mann : La Mort à Venise (1912)
Jack London : La Peste écarlate (1912)
Albert Camus : La Peste (1947)
Jean Giono : Le Hussard sur le toit (1951)
Marcel Pagnol : Les Pestiférés (1962)
Stephen King : Le Fléau (1978)
Gabriel Garcia Marquez : L'Amour aux temps du choléra (1985)
Hervé Bazin : Le Neuvième jour (1994)
J.M.G. Le Clézio : La Quarantaine (1995)
Nicole Cheverney : La Danse du cheval blême (2008)
Laura Kasischke : En un monde parfait (2009)
Philip Roth : Némésis (2010)
Emily St. John Mandel : Station eleven (2014).

 

 

  Cet archétype où se mêlent le Sexe et la Mort est tapi dans toutes les mythologies. Pandore, Lilith, Eve et tant d'autres incarnent la terreur masculine de la femelle castratrice et alimentent en l'homme une bonne part de sa misogynie. C’est sur ce fond que se détache la figure de la femme fatale, personnage central de sombres récits dans lesquels l’homme succombe aux sortilèges d’une séductrice. Dans le cadre littéraire, c'est au détour du XIXème siècle que le mythe a pris corps, avant de s'épanouir au cinéma, favorisant une interrogation d'ordre psychanalytique et social sur la « nature » de la femme. En effet, si celle-ci incarne le destin, c'est par la force brutale de sa sexualité, dont l'homme éprouve alors, dans des récits à la première personne, le mystère dévastateur.
  La « vamp » des polars noirs américains reste pour cela la cible des ligues féministes qui voudraient bien voir disparaître ce qu'elles considèrent comme un pur produit du machisme. C'est ignorer combien reste et restera prégnant dans toutes les cultures ce motif fondamental. Les luttes sociales n'ont pas souvent ce pouvoir d'évacuer du psychisme humain ces archétypes dont Gilbert Durand disait : « Les rationalismes et les démarches pragmatiques des sciences ne se débarrassent jamais complètement du halo imaginaire et tout rationalisme, tout système de raisons porte en lui ses fantasmes propres.» (Les Structures anthropologiques de l’Imaginaire : introduction à l’archétypologie générale).
  L'importance du corpus, notamment dans le cadre du roman policier, exclut évidemment que l'on soit exhaustif. On trouvera ci-contre une sélection d'ouvrages majeurs sur le sujet, mais on n'en ignore ni la limite ni la subjectivité.

 

Antoine François Prévost : Manon Lescaut (1731)
Eugène Sue : Cécile ou une femme heureuse (1835)
Heinrich Heine, Atta Troll, rêve d'une nuit d'été (1846)
Prosper Mérimée : Carmen (1847)
Charles Baudelaire : La Fanfarlo (1869)
Leopold de Sacher-Masoch : La Vénus à la fourrure (1870)
Gustave Flaubert : Trois contes, Hérodias (1877)
Pierre Loti : Aziyadé (1879)
Emile Zola : Nana (1880)
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam : L'Ève future (1886)
Stéphane Mallarmé : Hérodiade (1887)
Guy de Maupassant : Allouma (1889)
Oscar Wilde : Salomé (1891)
Pierre Louÿs : La Femme et le pantin (1898)
Heinrich Mann : Professeur Unrat (L'Ange bleu) (1905)
Pierre Benoit : L'Atlantide (1919)
Pierre-Jean Jouve : Aventure de Catherine Crachat (1928)
James Hadley Chase : Eva (1945)
William Irish : La sirène du Mississipi (1947)
David Goodis : Cassidy's girl (1951)
Paul Morand : Hécate et ses chiens (1954)
Gil Brewer : Satan est une femme (1954)
Jason Manor : Ouvrage de dame (1955)
Erskine Caldwell : Amour et argent (1956)
Charles Williams : L'Ange du foyer (1965)
Paul Auster : Fausse balle (1982)
Joyce Carol Oates : Fleur Vénéneuse (1997)
Pascal Quignard : Vie secrète (1998).

 

 

 L’urbanisation grandissante génère à partir du XVIIIème siècle un regard nouveau sur la ville : la cité prend une ampleur de plus en plus démesurée où les humains finissent par perdre leur individualité. Cette fourmilière devient labyrinthique : des destins se croisent, des rencontres s’opèrent, selon les lois douteuses du hasard ou les caprices de quelque obscure volonté. Le Paris des surréalistes fournit un excellent exemple de cette mythification, dont Balzac et Nerval avaient déjà fixé les contours. La ville y apparaît comme une entité fantastique où les humains, perdus dans une forêt de signes, ne sont plus que des unités indistinctes. Comment l’écriture romanesque ou les formes lyriques contemporaines donnent-elles vie à la Ville ? Quelles visions de la modernité communiquent-elles ? Quelle place occupe l’individu dans ce monde aux dimensions colossales, souvent énigmatique et réifié ? Telles sont les questions qui gisent au cœur du roman et de la poésie modernes. Nous réduisons l'énormité du corpus à la littérature francophone.

 

G. APOLLINAIRE : Alcools : « La Chanson du Mal-Aimé ». « Zone ».
                            Calligrammes : « Les Fenêtres ».
L. ARAGON : Le Paysan de Paris
                   Le Roman inachevé : « Rappelez-vous ce que de Londres... »
                                                  « Il ne m'est Paris que d'Elsa. »
H. DE BALZAC : Scènes de la vie parisienne
Ch. BAUDELAIRE : Les Fleurs du Mal « Rêve parisien »« A une passante », « Les Fenêtres »
                                « Paysage »,
          Petits poèmes en prose « Les Sept Vieillards », « Les Foules », « Les Petites vieilles »
A. BERTRAND : Gaspard de la nuit « Harlem »
A. BRETON : Clair de terre « Tournesol »
                   Nadja
                   L'Amour fou
M. BUTOR : L'Emploi du temps
B. CENDRARS : Dix-neuf poèmes élastiques « Contrastes », « Les Pâques à New-York »
                       Documentaires .
F. COPPÉE : Intimités « Je suis un pâle enfant du vieux Paris... »
Ch. CROS : Le Coffret de santal « Plainte ».
R. DESNOS : Corps et biens « Vie d'ébène » « Couplet de la rue de Bagnolet »
M. DIB : Ombre gardienne « Port »
L. DIETRICH : L'Apprentissage de la ville
J. DU BELLAY : Les Antiquités de Rome « Nouveau venu qui cherches... »
L.-P. FARGUE : Le Piéton de Paris
M. FOMBEURE : Greniers des saisons « Solitude »
J. GRACQ : La Forme d'une ville
A. HARDELLET : La Cité Montgol « La Ronde de nuit »
V. HUGO : Les Orientales « Rêverie »
                Notre-Dame de Paris
                Les Misérables

Ph. JACCOTTET : L'Effraie « Les Nouvelles du soir ».
LAUTRÉAMONT, Les Chants de Maldoror (les voyageurs de l'omnibus, la rue Vivienne)
P. MODIANO : Quartier perdu
G. de NERVAL : Les Nuits d'Octobre
C. NOUGARO : Chansons « Ô Toulouse », « Paris mai ».
R. QUENEAU : Courir les rues... « Grand Standings », « Mon beau Paris »
G. PEREC : Tentative d'épuisement d'un lieu parisien
J. PREVERT : Paroles « Chanson de la Seine »
                   Histoires « Enfants de la haute ville »
                   Choses et autres « La Seine a rencontré Paris »
J. REDA : Les Ruines de Paris
N. RESTIF DE LA BRETONNE : Les Nuits de Paris
P. REVERDY : La Lucarne ovale « D'un autre ciel ».
A. RIMBAUD : Illuminations « Villes », « Les Ponts ».
G. RODENBACH : Bruges-la-Morte « Ô ville, toi ma sœur à qui je suis pareil... »
                                                  « La ville est morte, morte, irréparablement... »
J. ROMAINS : La Vie unanime
J. ROUBAUD : La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains
C. ROY : Complainte du réseau métropolitain
SAINT-JOHN PERSE : Éloges / Images à Crusoé « La Ville »
L.S. SENGHOR : Éthiopiques « New-York »
E. SUE : Les Mystères de Paris
J. SUPERVIELLE : Débarcadères « Marseille ».
E. VERHAEREN : Les Villes tentaculaires « La Ville »
                         Les Campagnes hallucinées
P. VERLAINE : La Bonne chanson « Le Bruit des cabarets »
                      Sagesse : « Le ciel est par-dessus le toit »
B. VIAN : Chansons « La rue Watt », « Les villes te, les villes ta-ta, les villes cu-cu » »
A. de VIGNY : Poèmes antiques et modernes : « Paris »
E. ZOLA : Les Rougon-Macquart
              Les Trois Villes.

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