PENSER L'HISTOIRE
CORPUS DE CITATIONS

 

 

I/ LE RESPECT DE LA VÉRITÉ

1. Il se peut que le public trouve peu de charme à ce récit dépourvu de romanesque. Je m'estimerai pourtant satisfait s'il est jugé utile par ceux qui voudront voir clair dans les événements du passé, comme dans ceux, semblables ou similaires, que la nature humaine nous réserve dans l'avenir. Plutôt qu'un morceau d'apparat composé pour l'auditoire d'un moment, c'est un capital impérissable qu'on trouvera ici.
THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse.

2. Le bon historien n'est d'aucun temps ni d'aucun pays. Quoiqu'il aime sa patrie, il ne la flatte jamais en rien. L'historien français doit se rendre neutre […] Il évite également les panégyriques et les satires : il ne mérite d'être cru qu'autant qu'il se borne à dire, sans flatterie et sans malignité, le bien et le mal.
FENELON, Lettre à l'Académie.

3. Les sciences parlent toutes de ce qui est toujours, tandis que l'histoire rapporte ce qui a été une seule fois et n'existe plus jamais ensuite. De plus si l'histoire s'occupe exclusivement du particulier et de l'individuel, qui, de sa nature, est inépuisable, elle ne parviendra qu'à une demi-connaissance toujours imparfaite. Elle doit encore se résigner à ce que chaque jour nouveau, dans sa vulgaire monotonie, lui apprenne ce qu'elle ignorait auparavant.
SCHOPENHAUER, Le Monde comme volonté et comme représentation.

4. L'objectivité ici doit être prise en son sens épistémologique strict : est objectif ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu'elle peut ainsi faire comprendre. Cela est vrai des sciences physiques, des sciences biologiques ; cela est vrai aussi de l'histoire. Nous attendons par conséquent de l'histoire qu'elle fasse accéder le passé des sociétés humaines à cette dignité de l'objectivité. Cela ne veut pas dire que cette objectivité soit celle de la physique ou de la biologie : il y a autant de niveaux d'objectivité qu'il y a de comportements méthodiques. Nous attendons donc que l'histoire ajoute une nouvelle province à l'empire varié de l'objectivité.
P. RICŒUR, Histoire et Vérité.

5. La connaissance historique n'a pas pour objet une collection, arbitrairement composée des seuls faits réels, mais des ensembles articulés intelligibles.
R. ARON. Dimensions de la conscience historique.

6. L'histoire est un art, il est vrai, mais elle est aussi une science; elle demande à l'écrivain l'inspiration, mais elle lui demande aussi la réflexion; si elle a pour ouvrière l'imagination créatrice, elle a pour instruments la critique prudente et la généralisation circonspecte; il faut que ses peintures soient aussi vivantes que celles de la poésie, mais il faut que son style soit aussi exact, ses divisions aussi marquées, ses lois aussi prouvées, ses inductions aussi précises que celles de l'histoire naturelle.
H. TAINE, Essais de critique et d'histoire..

 

II/ LE SENS DE L'HISTOIRE

1. La providence divine qui conduit admirablement toutes choses, gouverne la suite des générations humaines depuis Adam jusqu’à la fin des siècles, comme un seul homme, qui, de l’enfance à la vieillesse, poursuit sa carrière dans le temps en passant par tous les âges.
saint AUGUSTIN, Quatre-vingt trois questions diverses.

2. Néanmoins, pour que notre libre arbitre ne soit éteint, j'estime qu'il peut être vrai que la fortune soit maîtresse de la moitié de nos œuvres, mais qu'elle nous en laisse gouverner à peu près l'autre moitié.
MACHIAVEL, Le Prince.

3. Ce n'est pas la fortune qui domine le monde. [...] Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l'élèvent, la maintiennent, ou la précipitent; tous les accidents sont soumis à ces causes : et, si le hasard d'une bataille, c'est-à-dire une cause particulière, a ruiné un État, il y avait une cause générale qui faisait que cet État devait périr par une seule bataille : en un mot l'allure principale entraîne avec elle tous les accidents particuliers
MONTESQUIEU, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence.

4. À toutes les périodes historiques, il existe un esprit-principe. En ne regardant qu’un point, on n’aperçoit pas les rayons convergeant au centre de tous les autres points ; on ne remonte pas jusqu’à l’agent caché qui donne la vie et le mouvement général, comme l’eau ou le feu dans les machines.
CHATEAUBRIAND, Mémoires d'outre-tombe

5. Semblable à Mercure, le conducteur des âmes, l'Idée est en vérité ce qui mène les peuples et le monde, et c'est l'Esprit, sa volonté raisonnable et nécessaire, qui a guidé et continue de guider les événements du monde.
HEGEL, La Raison dans l'Histoire.

6. Ce sont [...] les grands hommes historiques qui saisissent l'Universel supérieur et font de lui leur but; ce sont eux qui réalisent ce but qui correspond au concept de l'esprit. C'est pourquoi on doit les nommer des héros.
HEGEL, La Raison dans l'Histoire.

7. Plus j'ai creusé, plus j'ai trouvé que le meilleur était dessous, dans les profondeurs obscures. J'ai vu aussi que ces parleurs brillants, puissants, qui ont exprimé la pensée des masses, passent à tort pour les seuls acteurs. Ils ont reçu l'impulsion, bien plus qu'ils ne l'ont donnée. L'acteur principal est le peuple. Pour le retrouver, celui-ci, le replacer dans son rôle, j'ai dû ramener à leurs proportions les ambitieuses marionnettes dont il a tiré les fils, et dans lesquelles jusqu'ici, on croyait voir, on cherchait le jeu secret de l'histoire.
J. MICHELET, Histoire de la Révolution.

8. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience.
MARX, Préface à la Contribution à la Critique de l’Economie Politique.

9. Les signes avant-coureurs ne sont donc à nos yeux des signes que parce que nous connaissons maintenant la course, parce que la course a été effectuée. Ni la course, ni sa direction, ni par conséquent son terme n'étaient donnés quand ces faits se produisaient : donc ces faits n'étaient pas encore des signes.
H. BERGSON, La Pensée et le mouvant.

10. Les historiens racontent des intrigues, qui sont comme autant d’itinéraires qu'ils tracent à leur guise à travers le très objectif champ événementiel (lequel est divisible à l'infini et n'est pas composé d'atomes événementiels); aucun historien ne décrit la totalité de ce champ, car un itinéraire doit choisir et ne peut passer partout; aucun de ces itinéraires n'est le vrai, n'est l'Histoire. Enfin, le champ événementiel ne comprend pas des sites qu'on irait visiter et qui s'appelleraient événements : un événement n'est pas un être, mais un croisement d'itinéraires possibles.
P. VEYNE, Comment on écrit l'histoire.

 

III/ LE PROFIT À TIRER DE L'HISTOIRE

1. Chaque époque, chaque peuple se trouve dans des conditions si particulières, constitue une situation si individuelle que dans cette situation on ne peut et on ne doit décider que par elle. Dans ce tumulte des événements du monde, une maxime générale ne sert pas plus que le souvenir de situations analogues qui ont pu se produire dans le passé, car une chose comme un pâle souvenir, est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent ; il n'a aucun pouvoir sur le monde libre et vivant de l'actualité.
HEGEL, La Raison dans l'Histoire.

2. Dans l'histoire universelle nous avons affaire à l'Idée telle qu'elle se manifeste dans l'élément de la volonté et de la liberté humaines. Ici la volonté est la base abstraite de la liberté, mais le produit qui en résulte forme l'existence éthique du peuple. Le premier principe de l'Idée est l'Idée elle-même, dans son abstraction ; l'autre principe est constitué par les passions humaines. Les deux ensemble forment la trame et le fil de l'histoire universelle. L'Idée en tant que telle est la réalité ; les passions sont le bras avec lequel elle gouverne.
HEGEL, La Raison dans l'Histoire.

3. La vraie philosophie de l'histoire revient à voir que sous tous ces changements infinis, et au milieu de tout ce chaos, on n'a jamais devant soi que le même être, identique et immuable, occupé aujourd'hui des mêmes intrigues qu'hier et que de tout temps : elle doit donc reconnaître le fond identique de tous ces faits anciens ou modernes, survenus en Orient comme en Occident ; elle doit découvrir partout la même humanité, en dépit de la diversité des circonstances, des costumes et des mœurs. Cet élément identique, et qui persiste à travers tous les changements, est fourni par les qualités premières du cœur et de l'esprit humains -beaucoup de mauvaises et peu de bonnes. La devise générale de l'histoire devrait être : Eadem, sed aliter [les mêmes choses, mais d'une autre manière].
SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation.

4. L'Histoire est un grand miroir où l'on se voit tout entier. Un homme ne fait rien qu'un autre ne fasse ou ne puisse faire. En faisant donc attention aux grands exemples de cruautés, de dérèglements, d'impudicités et de semblables crimes, nous apercevons où nous peut porter la corruption de notre cœur quand nous ne travaillons pas à la guérir. La pratique du monde enseigne l'art de vivre ; ceux-là y excellent qui ont voyagé, et qui ont eu commerce avec des personnes de différents pays et de différente humeur. L'Histoire supplée à cette pratique du monde, à ces pénibles voyages que peu de personnes peuvent faire. On y voit de quelle manière les hommes ont toujours vécu. On apprend à supporter les accidents de la vie, à n'en être pas surpris, à ne se plaindre point de son siècle, comme si nos plaintes pouvaient empêcher des maux dont aucun âge n'a été exempt. [...] De sorte que l'étude de l'Histoire étant bien faite, c'est une Philosophie qui fait d'autant plus d'impression qu'elle nous parle par des exemples sensibles dont il est bon de tenir registre afin de les représenter et à soi, et aux autres dans les occasions.
ROUSSEAU, Chronologie universelle ou histoire générale des temps depuis la création du monde

5. Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants.
MARX, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.

6. Par contre, l'homme s'adosse à la charge toujours plus grande du passé : elle l'écrase ou le fait verser, elle alourdit sa marche comme un ballot invisible et sombre, qu'il peut faire semblant de nier et ne nie que trop volontiers dans le commerce de ses semblables : pour susciter leur envie.
NIETZSCHE, Deuxième Considération inactuelle.

7. Chaque fois qu'on tire une leçon de l'histoire c'est que, d'une façon ou d'une autre, on l'y a préalablement introduite.
H. MASSIS, Les idées restent.

8. Aujourd'hui comme aux temps de Pline et de Columelle la jacinthe se plaît dans les Gaules, la pervenche en Illyrie, la marguerite sur les ruines de Numance et pendant qu'autour d'elles les villes ont changé de maîtres et de noms, que plusieurs sont entrées dans le néant, que les civilisations se sont choquées et brisées, leurs paisibles générations ont traversé les âges et sont arrivées jusqu'à nous, fraîches et riantes comme aux jours des batailles.
 
Edgar Quinet, Introduction à la philosophie de l’humanité.