ÉNIGMES DU MOI
TEXTES (II)

 

 

Sigmund FREUD
Le moi n’est pas maître dans sa propre maison

 

  L’homme, quelque rabaissé qu’il soit au-dehors, se sent souverain dans sa propre âme. Il s’est forgé quelque part, au cœur de son moi, un organe de contrôle qui surveille si ses propres émotions et ses propres actions sont conformes à ses exigences. Ne le sont-elles pas, les voilà impitoyablement inhibées et reprises. […] Et le moi se sent assuré aussi bien de l’intégralité et de la sûreté des renseignements que de l’exécution des ordres qu’il donne.
 Dans certaines maladies, il en est autrement. [….] Le moi se sent mal à l’aise, il touche aux limites de sa puissance en sa propre maison, l’âme. Des pensées surgissent subitement dont on ne sait d’où elles viennent ; on n’est pas non plus capable de les chasser. Ces hôtes étrangers semblent même être plus forts que ceux qui sont soumis au moi ; ils résistent à toutes les forces de la volonté qui ont déjà fait leurs preuves, restent insensibles à une réfutation logique, ils ne sont pas touchés par l’affirmation contraire de la réalité. Ou bien il survient des impulsions qui semblent provenir d’une personne étrangère, si bien que le moi les renie, mais il s’en effraie cependant et il est obligé de prendre des précautions contre elles. Le moi se dit que c’est là une maladie, une invasion étrangère et il redouble de vigilance, mais il ne peut comprendre pourquoi il se sent si étrangement frappé d’impuissance.
 La psychanalyse entreprend d’élucider ces cas morbides inquiétants, elle organise de longues et minutieuses recherches, elle se forge des notions de secours et des constructions scientifiques, et, finalement, peut dire au moi :
 « Il n’y a rien d’étranger qui se soit introduit en toi, c’est une part de ta propre vie psychique qui s’est soustraite à ta connaissance et à la maîtrise de ton vouloir. C’est d’ailleurs pourquoi tu es si faible dans ta défense ; tu luttes avec une partie de ta force contre l’autre partie, tu ne peux pas rassembler toute ta force ainsi que tu le ferais contre un ennemi extérieur. La faute, je dois le dire, en revient à toi. Tu as trop présumé de ta force lorsque tu as cru pouvoir disposer à ton gré de tes pulsions sexuelles et n’être pas obligé de tenir compte le moins du monde de leurs aspirations. Ils se sont alors révoltés et ont suivi leurs propres voies obscures afin de se soustraire à la répression, ils ont conquis leur droit d’une manière qui ne pouvait plus te convenir. Tu n’as pas su comment ils s’y sont pris, quelles voies ils ont choisies ; seul, le résultat de ce travail, le symptôme, qui se manifeste par la souffrance que tu éprouves, est venu à ta connaissance. Tu ne le reconnais pas, alors, comme étant le rejeton de tes pulsions repoussées et tu ignores qu’il en est la satisfaction substitutive.
 Mais tout ce processus n’est possible qu’à une seule condition : c’est que tu te trouves encore dans l’erreur sur un autre point important. Tu crois savoir tout ce qui se passe dans ton âme, dès que c’est suffisamment important, parce que ta conscience te l’apprendrait alors. Et quand tu restes sans nouvelles d’une chose qui est dans ton âme, tu admets, avec une parfaite assurance, que cela ne s’y trouve pas. Tu vas même jusqu’à tenir « psychique » pour identique à « conscient », c’est-à-dire connu de toi, et cela malgré les preuves les plus évidentes qu’il doit sans cesse se passer dans ta vie psychique bien plus de choses qu’il ne peut s’en révéler à ta conscience. Laisse-toi donc instruire sur ce point-là ! Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d’abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir. »
 C’est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire le moi. Mais les clartés qu’elle nous apporte ne deviennent accessibles au moi que par une perception incomplète et incertaine, ce qui équivaut à affirmer que le moi n’est pas maître dans sa propre maison.
Sigmund FREUD, Essais de psychanalyse appliquée, 1927.

 

André BRETON
Qui je hante

 

  Qui suis-je ?  Si par exception je m'en rapportais à un adage : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je « hante » ?  Je dois avouer que ce dernier mot m'égare, tendant à établir entre certains êtres et moi des rapports plus singuliers, moins évitables, plus troublants que je ne pensais. Il dit beaucoup plus qu'il ne veut dire, il me fait jouer de mon vivant le rôle d'un fantôme, évidemment il fait allusion à ce qu'il a fallu que je cessasse d'être, pour être qui je suis. Pris d'une manière à peine abusive dans cette acception, il me donne à entendre que ce que je tiens pour les manifestations objectives de mon existence, manifestations plus ou moins délibérées, n'est que ce qui passe, dans les limites de cette vie, d'une captivité dont le champ véritable m'est tout à fait inconnu. La représentation que j'ai du fantôme avec ce qu'il offre de conventionnel aussi bien dans son aspect que dans son aveugle soumission à certaines contingences d'heure et de lieu, vaut avant tout pour moi comme image finie d'un tourment qui peut être éternel. Il se peut que ma vie ne soit qu'une image de ce genre, et que je sois condamné à revenir sur mes pas tout en croyant que j'explore, à essayer de connaître ce que je devrais fort bien reconnaître, à apprendre une faible partie de ce que j'ai oublié. Cette vue sur moi-même ne me paraît fausse qu'autant qu'elle me présuppose à moi-même, qu'elle situe arbitrairement sur un plan d'antériorité une figure achevée de ma pensée qui n'a aucune raison de composer avec le temps, qu'elle implique dans ce même temps une idée de perte irréparable, de pénitence ou de chute dont le manque de fondement moral ne saurait, à mon sens, souffrir aucune discussion. L'important est que les aptitudes particulières que je me découvre lentement ici-bas ne me distraient en rien de la recherche d'une aptitude générale, qui me serait propre et ne m'est pas donnée. Par-delà toutes sortes de goûts que je me connais, d'affinités que je me sens, d'attirances que je subis, d'événements qui m'arrivent et n'arrivent qu'à moi, par-delà quantité de mouvements que je me vois faire, d'émotions que je suis seul à éprouver, je m'efforce, par rapport aux autres hommes, de savoir en quoi consiste, sinon à quoi tient, ma différenciation. N'est-ce pas dans la mesure exacte où je prendrai conscience de cette différenciation que je me révélerai ce qu'entre tous les autres je suis venu faire en ce monde et de quel message unique je suis porteur pour ne pouvoir répondre de son sort que sur ma tête ?
André BRETON, Nadja, 1928.

 

Jean-Paul SARTRE
On ne se guérit pas de soi

 

   Écrire, ce fut longtemps demander à la Mort, à la Religion sous un masque d'arracher ma vie au hasard. Je fus d'Église. Militant, je voulus me sauver par les œuvres; mystique, je tentai de dévoiler le silence de l'être par un bruissement contrarié de mots et, surtout, je confondis les choses avec leurs noms : c'est croire. J'avais la berlue. Tant qu'elle dura, je me tins pour tiré d'affaire. Je réussis à trente ans ce beau coup : d'écrire dans La Nausée — bien sincèrement, on peut me croire — l'existence injustifiée, saumâtre de mes congénères et mettre la mienne hors de cause. J'étais Roquentin, je montrais en lui, sans complaisance, la trame de ma vie ; en même temps j'étais moi, l'élu, annaliste des enfers, photomicroscope de verre et d'acier penché sur mes propres sirops protoplasmiques. Plus tard j'exposai gaîment que l'homme est impossible ; impossible moi-même je ne différais des autres que par le seul mandat de manifester cette impossibilité qui, du coup, se transfigurait, devenait ma possibilité la plus intime, l'objet de ma mission, le tremplin de ma gloire. J'étais prisonnier de ces évidences mais je ne les voyais pas : je voyais le monde à travers elles. Truqué jusqu'à l'os et mystifié, j'écrivais joyeusement sur notre malheureuse condition. Dogmatique je doutais de tout sauf d'être l'élu du doute ; je rétablissais d'une main ce que je détruisais de l'autre et je tenais l'inquiétude pour la garantie de ma sécurité ; j'étais heureux.
  J'ai changé. Je raconterai plus tard quels acides ont rongé les transparences déformantes qui m'enveloppaient, quand et comment j'ai fait l'apprentissage de la violence, découvert ma laideur — qui fut pendant longtemps mon principe négatif, la chaux vive où l'enfant merveilleux s'est dissous — par quelle raison je fus amené à penser systématiquement contre moi-même au point de mesurer l'évidence d'une idée au déplaisir qu'elle me causait. L'illusion rétrospective est en miettes ; martyre, salut, immortalité, tout se délabre, l'édifice tombe en ruine, j'ai pincé le Saint-Esprit dans les caves et je l'en ai expulsé ; l'athéisme est une entreprise cruelle et de longue haleine : je crois l'avoir menée jusqu'au bout. Je vois clair, je suis désabusé, je connais mes vraies tâches, je mérite sûrement un prix de civisme ; depuis à peu près dix ans je suis un homme qui s'éveille, guéri d'une longue, amère et douce folie et qui n'en revient pas et qui ne peut se rappeler sans rire ses anciens errements et qui ne sait plus que faire de sa vie. Je suis redevenu le voyageur sans billet que j'étais à sept ans : le contrôleur est entré dans mon compartiment, il me regarde, moins sévère qu'autrefois : en fait il ne demande qu'à s'en aller, qu'à me laisser finir le voyage en paix ; que je lui donne une excuse valable, n'importe laquelle, il s'en contentera. Malheureusement je n'en trouve aucune et, d'ailleurs, je n'ai même pas l'envie d'en chercher : nous resterons en tête à tête, dans le malaise, jusqu'à Dijon où je sais fort bien que personne ne m'attend.
  J'ai désinvesti mais je n'ai pas défroqué : j'écris toujours. Que faire d'autre?
  Nulla dies sine linea.
  C'est mon habitude et puis c'est mon métier. Longtemps j'ai pris ma plume pour une épée, à présent je connais notre impuissance. N'importe : je fais, je ferai des livres ; il en faut ; cela sert tout de même. La culture ne sauve rien ni personne, elle ne justifie pas. Mais c'est un produit de l'homme : il s'y projette, s'y reconnaît; seul, ce miroir critique lui offre son image. Du reste, ce vieux bâtiment ruineux, mon imposture, c'est aussi mon caractère : on se défait d'une névrose, on ne se guérit pas de soi. Usés, effacés, humiliés, rencognés, passés sous silence, tous les traits de l'enfant sont restés chez le quinquagénaire. La plupart du temps ils s'aplatissent dans l'ombre, ils guettent : au premier instant d'inattention, ils relèvent la tête et pénètrent dans le plein jour sous un déguisement : je prétends sincèrement n'écrire que pour mon temps mais je m'agace de ma notoriété présente ; ce n'est pas la gloire puisque je vis et cela suffit pourtant à démentir mes vieux rêves, serait-ce que je les nourris encore secrètement ? Pas tout à fait : je les ai, je crois, adaptés : puisque j'ai perdu mes chances de mourir inconnu, je me flatte quelquefois de vivre méconnu. Grisélidis pas morte. Pardaillan m'habite encore. Et Strogoff. Je ne relève que d'eux qui ne relèvent que de Dieu et je ne crois pas en Dieu. Allez vous y reconnaître. Pour ma part, je ne m'y reconnais pas et je me demande parfois si je ne joue pas à qui perd gagne et ne m'applique à piétiner mes espoirs d'autrefois pour que tout me soit rendu au centuple. En ce cas je serais Philoctète : magnifique et puant, cet infirme a donné jusqu'à son arc sans condition ; mais, souterrainement, on peut être sûr qu'il attend sa récompense.
  Laissons cela. Mamie dirait :
  « Glissez, mortels, n'appuyez pas. »
  Ce que j'aime en ma folie, c'est qu'elle m'a protégé, du premier jour, contre les séductions de « l'élite » : jamais je ne me suis cru l'heureux propriétaire d'un « talent » : ma seule affaire était de me sauver — rien dans les mains, rien dans les poches — par le travail et la foi. Du coup ma pure option ne m'élevait au-dessus de personne : sans équipement, sans outillage je me suis mis tout entier à l'œuvre pour me sauver tout entier. Si je range l'impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui.
Jean-Paul SARTRE, Les Mots, 1964.

 

 

Michel TOURNIER
Autrui, pièce maîtresse de mon univers

 

  [Naufragé solitaire sur l'île de Speranza, Robinson Crusoé constate la lente désagrégation de sa personnalité.]
  Log-book - La solitude n’est pas une situation immuable ou je me trouverais plongé depuis le naufrage de la Virginie. C’est un milieu corrosif qui agit sur moi lentement, mais sans relâche et dans un sens purement destructif. Le premier jour, je transitais entre deux sociétés humaines également imaginaires : l’équipage disparu et les habitants de l’île, car je la croyais peuplée. J’étais encore tout chaud de mes contacts avec mes compagnons de bord. Je poursuivais imaginairement le dialogue interrompu par la catastrophe. Et puis l’île s’est révélée déserte. J’avançai dans un paysage sans âme qui vive. Derrière moi, le groupe de mes malheureux compagnons s’enfonçait dans la nuit. Leurs voix s’étaient tues depuis longtemps, quand la mienne commençait seulement à se fatiguer de son soliloque. Dès lors je suis avec une horrible fascination le processus de déshumanisation dont je sens en moi l’inexorable travail.
  Je sais maintenant que chaque homme porte en lui - et comme au-dessus de lui - un fragile et complexe échafaudage d’habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s’est formé et continue à se transformer par les attouchements perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate efflorescence s’étiole et se désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers... Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel. Je sais ce que je risquerais en perdant l’usage de la parole, et je combats de toute l’ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance. Mais mes relations avec les choses se trouvent elles-mêmes dénaturées par ma solitude. Lorsqu’un peintre ou un graveur introduit des personnages dans un paysage ou à proximité d’un monument, ce n’est pas par goût de l’accessoire. Les personnages donnent l’échelle et, ce qui importe davantage encore, ils constituent des points de vue possibles qui ajoutent au point de vue réel de l’observateur d’indispensables virtualités.
  A Speranza, il n’y a qu’un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité. Et ce dépouillement ne s’est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs possibles - des paramètres au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre. L’île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d’interpolations et d’extrapolations qui la différenciait et la douait d’intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je n’ai pris conscience de cette fonction - comme de bien d’autres - qu’à mesure qu’elle se dégradait en moi. Aujourd’hui, c’est chose faite. Ma vision de l’île est réduite à elle-même. Ce que je n’en vois pas est un inconnu absolu. Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable. Je constate d’ailleurs en écrivant ces lignes que l’expérience qu’elles tentent de restituer non seulement est sans précédent, mais contrarie dans leur essence même les mots que j’emploie. Le langage relève en effet d’une façon fondamentale de cet univers peuplé où les autres sont comme autant de phares créant autour d’eux un îlot lumineux à l’intérieur duquel tout est - sinon connu - du moins connaissable. Les phares ont disparu de mon champ. Nourrie par ma fantaisie, leur lumière est encore longtemps parvenue jusqu’à moi. Maintenant, c’en est fait, les ténèbres m’environnent.
  Et ma solitude n’attaque pas que l’intelligibilité des choses. Elle mine jusqu’au fondement même de leur existence. De plus en plus, je suis assailli de doutes sur la véracité du témoignage de mes sens. Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d’autres que moi la foulent. Contre l’illusion d’optique, le mirage, l’hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l’audition... le rempart le plus sûr, c’est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un, grands dieux, quelqu’un.
Michel TOURNIER, Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1967.

 

Nicolas GRIMALDI
Cinq paradoxes du moi

 

   Outre ce paradoxe d'être à la fois sujet de sa représentation et objet représenté, le deuxième paradoxe du moi est d'être à la fois la plus irréfragable des évidences et la plus opaque, la plus énigmatique des réalités. « Chacun se connaît immédiatement soi-même », constate Schopenhauer, mais en précisant presque aussitôt que « le moi connaissant ne saurait être connu ». Comme Descartes après saint Augustin, et Sartre après Descartes en avaient consigné l'intuition : nous ne pouvons être certains de rien sans être certains d'exister. Je ne peux pas avoir conscience de l'arbre qui est devant moi ou du feu dans la cheminée, sans avoir en même temps conscience que c'est moi qui vois ou que le feu réchauffe. Mais ce moi qui est bien le seul être dont je ne sois pas séparé est en même temps le seul être dont je ne sache rien, ou si peu que rien. « Je ne me connais point moi-même », constate Stendhal. « Suis-je bon, méchant, spirituel, bête ?... Ai-je été un homme d'esprit ? Ai-je eu du talent pour quelque chose ? Ai-je eu le caractère gai ? Qu'ai-je donc été ? »[…]
  Or il nous faut comprendre que cette énigme ne peut pas être levée. Découvrant avec une décapante lucidité que nous ne pouvons pas mieux connaître nos amis que nous ne nous connaissons nous-mêmes, Malebranche est peut-être de tous les philosophes celui qui a le plus nettement caractérisé cette irrémédiable ténébrosité du moi. Nous le connaissons si peu, montre-t-il, que nous n'avons même aucune idée de ce que nous pouvons sentir avant d'en être affecté. Sommes-nous ombrageux, irritable, envieux, vindicatif ? Sommes-nous méfiant, jaloux, soupçonneux ? Nous n'en savons rien, et même nous jurerions être incapable d'aucun de ces sentiments jusqu'à ce qu'il nous ait tellement obsédé qu'il nous ait envahi. Ces sentiments, ces émotions, est-ce nous qui les suscitons, les entretenons, leur donnons accès à notre for intime ? Ou surviennent-ils, les subissons-nous et en sommes-nous les victimes comme d'autant de maladies ? Nous ne le savons pas. Non seulement « il y a peut-être en nous une infinité de facultés et de capacités qui nous sont inconnues », mais nous ignorons jusqu'aux limites des facultés que nous exerçons. Combien de temps conserverons-nous le souvenir de ce que nous vivons ? Comment pouvons-nous ne pas nous rappeler ce que nous nous souvenons pourtant d'avoir su ? Quelle est la force de notre volonté et quelles sont ses limites ? Jusqu'où pouvons-nous être assurés de ne pas céder sous la torture, ou sous l'injustice de ne pas céder au ressentiment ? De quelle durée nos sentiments sont-ils capables, et combien de temps continuerons-nous d'être bouleversés par la femme que nous aimons ? Si nous n'en avons aucune idée, ce n'est pas par manque d'attention ni de réflexion, c'est tout simplement parce qu'il n'y a pas d'idée du moi. Car le propre d'une idée est d'être générale, d'avoir une compréhension déterminée et une extension infinie. Or le moi est absolument singulier. Mouvantes, volatiles, périssables, ses qualités ne lui sont pas inhérentes. Plutôt que des propriétés, elles ne sont donc guère que de plus ou moins durables accidents. Enfin, sa nature ne peut s'ensuivre d'un choix sans dépendre autant de sa volonté que de sa liberté. On ne peut donc la définir sans la déterminer, ni la déterminer sans la nier.
  […] S'il y avait une nature du moi, serait-il possible que la plupart ne l'eussent jamais soupçonnée, et que d'autres ne dussent qu'à une chance tardive de l'avoir découverte ? N'est-ce pas tout au contraire parce que la nature de notre moi est toujours énigmatique que le christianisme reprit à son compte les vieux mythes platoniciens du jugement dernier, et inventa la réconfortante fiction d'un être omniscient qui nous voit tels que nous sommes en vérité ? Car s'il n'y a personne pour connaître la réalité que nous sommes, pouvons-nous jamais être certains de ce qu'est cette réalité ? N'en est-elle pas alors rendue indéfiniment douteuse, suspecte, problématique ? Tel est donc le paradoxe : nous sommes pour nous-mêmes à la fois une certitude et un problème.
  À rendre notre moi énigmatique contribue en outre notre relation à autrui. En effet, comme nous l'avons déjà souvent remarqué, il n'y a presque rien en nous qui ne vienne d'autrui ou ne se rapporte à autrui. Mon nom, ma langue, mon éducation, ma culture et les exemples d'après lesquels je me suis formé, je les ai reçus. Toutes les diverses déterminations qui concourent à me singulariser et à m'identifier, comme peuvent les énumérer une fiche signalétique ou un curriculum vitae, sont autant de manières de me comparer à autrui pour m'en distinguer. Jusque dans le choix que je fais du moi paradigmatique auquel je tends à me conformer, c'est un mode de relation à autrui que je choisis en fait. Amiel a noté combien le regard que nous portons sur nous-mêmes inhibe notre spontanéité, parce que nous tentons de nous voir alors comme un autre nous verrait : jusque dans notre chambre, nous sommes à la parade. Modestie ou ambition, docilité ou insoumission, effacement ou vantardise, exactitude ou négligence, etc., il n'y a quasiment pas une qualité, pas une attitude, pas un trait de caractère, qui ne spécifie un style de relation à autrui. Même la rancune, la rancœur, l'amertume et le ressentiment ne sont qu'autant de réactions à une déception ou à une frustration qui nous viennent d'autrui. Or la déception qu'il nous cause est à la mesure de ce que nous en attendions. Tout se passe donc comme si je ne prenais conscience de moi-même que par rapport à autrui, au point qu'on puisse presque me définir par le lieu géométrique de mes relations avec les autres. Qu'on considère en effet tous les divers aspects de ma vie morale, de ma vie professionnelle, de ma vie sentimentale, et jusque de mes loisirs, il n'y en a pas un qui ne soit déterminé et gouverné par le souci de l'image qu'autrui aura de moi. Même quand je récuse autrui et désavoue tout ce que sa fantaisie pourrait imaginer de moi, cette forme d'indifférence est encore une forme de relation. Car ce n'est jamais par indifférence qu'on témoigne son indifférence à quelqu'un, comme c'est encore avoir relation à quelqu'un que couper toute relation avec lui. […]
  C'est ce qui fait le troisième paradoxe : alors même que notre moi ne s'éprouve et ne se détermine que par sa relation à autrui, il ne cesse de la récuser et de la dénoncer. Presque en toute occasion, nous n'avons si obsédante préoccupation que de notre image, et en même temps nous ne cessons de dénoncer celle que les autres ont de nous. Par une sorte d'ironie de la nature, exister pour nous c'est se communiquer, et ce que nous sommes est incommunicable. Nous voudrions nous diffuser vers autrui, lui faire partager nos sentiments, rendre notre subjectivité visible et lisible jusque dans notre simple maintien ; mais autrui ne voit de nous que ce qui nous en cache, et ne fait qu’imaginer d’après lui ce qu’il perçoit de nous. Le malentendu est donc à son comble, et contribue à épaissir l’énigme de notre moi. […] Qu’on s’en indigne ou qu’on s’en accommode, il n’y a pas de plus constante ni de plus ordinaire expérience : quoique nous puissions être aimés ou détestés, nous ne pouvons pas être connus.
  Sans doute nos familiers ont-ils généralement remarqué dans la plupart de nos comportements des constantes si habituelles qu'elles les rendent prévisibles. Comme Hume réduisait la causalité à une croyance, et cette croyance à l'habitude que nous avons de voir une même chose aussitôt suivre celle qui la précède, de même croient-ils fort légitimement nous connaître en s'étant accoutumés aux successions de nos gestes comme à autant de protocoles. « Je le connais », se réconfortent-ils, en annonçant nos diverses attitudes comme autant de réactions chimiques aux diverses situations. […] Mais, nous y avons déjà suffisamment insisté, nous ne considérons pas que ce qui est si indubitablement nôtre soit véritablement nous. Si difficile à caractériser, c'est cette irréductibilité de notre être à notre phénomène qui fait de notre moi une énigme.
  Car nous éprouvons principalement notre moi à la fois comme conscience, comme structure de notre affectivité, et comme visée idéale. Cette affectivité unit toutes les modalités de notre sensibilité à toutes les mortalités de l'attente. Or, sans cesse affectée d'intensités diverses et de rythmes différents, notre sensibilité est vibratile, se stimulant et se saturant elle-même par son propre exercice. Aussi sa continuité même y produit-elle des discontinuités. Sans cesse ce que nous sentons se modifie et s'altère de notre propre sentir. Doutant que le même objet nous fasse éprouver demain la même émotion dont il nous bouleverse aujourd'hui, nous nous prenons à douter si nous aimons ou si nous n'aimons pas, et même si nous voulons vraiment ce que nous avions cru vouloir. C'est ce qui nous rend aussi énigmatiques à nous-mêmes qu'aux autres. Seule notre volonté peut donc prétendre lever l'énigme de notre moi, mais elle ne le peut qu'en le sacrifiant, dans cette abnégation qui l'efface dans ce qu'il accomplit. Alors le moi n'est plus une passion : c'est uniquement une tâche.
  Par ailleurs, nous éprouvant toujours dans l'attente, nous sentons notre moi à la fois déterminé et compromis par l'incertitude de ce qui surviendra. […] Le quatrième paradoxe du moi en est aussitôt caractérisé : étroitement insérés dans le monde en tant que notre corps est un de ses objets, nous nous y sentons cependant étrangers, comme s'il n'était pas à la mesure de notre attente, ou comme s'il était substantiellement désaccordé de nos principaux intérêts. Portant dans le fini l'attente de l'infini, et dans le temps celle de l'éternité, nous ne pouvons que feindre alors dans le monde des intérêts dont nous sommes dépris, et y dissimuler une solitude dont l'ennui et la mélancolie sont les ordinaires aveux. S'excédant toujours lui-même, notre être se ressent à l'étroit dans notre phénomène. Comme si notre moi débordait les déterminations de notre existence, cet encombrant fantasme nous accompagne comme l'énigme d'autres vies possibles et nous persuade de nous résigner à celle-ci sans cesser de la considérer provisoire. Entre ce que nous sommes et la vie que nous menons, toutes les histoires nous rappellent en effet qu'il n'y a d'autre différence qu'entre un acteur et le rôle qu'il tient pour une saison à l'affiche. Ce n'est donc pas le rôle que nous jouons qui exprime et caractérise notre moi, mais l'inimitable manière que nous avons de le jouer.
  Par ailleurs, de même que notre relation à l'infini nous fait éprouver la finitude et la contingence de notre existence, de même l'imminence de la mort rend énigmatique la réalité de notre moi en ne concédant à notre existence pas plus de consistance qu'un rôle n'en a au théâtre, en attendant que le rideau tombe. Or tel est le cinquième paradoxe : rien ne nous importe autant que notre moi, et rien ne semble objectivement avoir si peu d'importance. Notre moi semble avoir autant de prégnance psychologique que d'inconsistance ontologique. Tout s'y ramène en tant qu'il est le sujet de notre représentation ; et il se ramène à presque rien dès qu'on le considère comme objet de cette même représentation. Quelle consistance lui reconnaître, en effet, alors qu'il n'y a presque aucune de ses déterminations qu'il n'ait reçues, qu'il n'y a rien dont il ne dépende, à commencer par sa propre sensibilité, et qu'il n'y a rien de si imprévu ni de si admirable qu'il fasse dont le souvenir ne s'efface presque en même temps que sa vie ? […]
  Tous les paradoxes du moi ne sont donc qu'autant de corollaires de son ambiguïté comme sujet et comme objet. En tant que sujet de sa représentation, il englobe le monde. En tant qu'objet, il y est englobé. En tant que sujet, le moi s'éprouve séparé et comme exclu du monde qu'il se représente. En tant qu'objet, il ne peut que s'y représenter inclus, comme il s'y représente tous les autres. En tant que sujet, il vit son identité comme une spontanéité, sa spontanéité comme une liberté, sa liberté comme une indépendance, et son indépendance comme une solitude. En tant qu'objet, il est un être vivant et un être social. Comme être vivant, il n'existe que dans une communauté substantielle avec toute sa lignée phylogénétique, et par un échange perpétuel avec le milieu d'où il tire sa subsistance. Comme être social, il appartient à une civilisation, à une période de son histoire, à une époque de sa culture, à un moment de ses institutions. S'il se détermine et se singularise, c'est par rapport à toutes les déterminations qui l'ont façonné. Même ses oppositions, ses sécessions, ses ruptures ne font qu'entretenir et exprimer sa relation avec son milieu. Aussi l'un des paradoxes du moi consiste-t-il à assumer dans la discontinuité une continuité qu'il ignore.
Nicolas GRIMALDI, Traité des solitudes, © PUF, 2003