L A  J U S T I C E
CORPUS DE CITATIONS

 

 

THÉORIES DE LA JUSTICE

1.  La justice est une disposition d’après laquelle l’homme juste se définit celui qui est apte à accomplir, par choix délibéré, ce qui est juste, celui qui, dans une répartition à effectuer soit entre lui-même et un autre, soit entre deux autres personnes, n’est pas homme à s’attribuer à lui-même, dans le bien désiré, une part trop forte et à son voisin une part trop faible (ou l’inverse, s’il s’agit d’un dommage à partager), mais donne à chacun la part proportionnellement égale qui lui revient, et qui agit de la même façon quand la répartition se fait entre des tiers. L’injustice, en sens opposé, a pareillement rapport à ce qui est injuste, et qui consiste dans un excès ou un défaut disproportionné de ce qui est avantageux ou dommageable. C’est pourquoi l’injustice est un excès et un défaut en ce sens qu’elle est génératrice d’excès et de défaut : quand on est soi-même partie à la distribution, elle aboutit à à un excès de ce qui est avantageux en soi et à un défaut de ce qui est dommageable ; s’agit-il d’une distribution entre des tiers, le résultat dans son ensemble est bien le même que dans le cas précédent, mais la proportion peut être dépassée indifféremment dans un sens ou dans l’autre. Et l’acte injuste a deux faces : du côté du trop peu, il y a injustice subie, et côté du trop, injustice commise.
Aristote, Éthique à Nicomaque.

2.  Justice. – La justice est la puissance établie de la partie raisonnable sur la partie rapace, avide, cupide, voleuse, ce qui conduit à résoudre ces problèmes du tien et du mien comme arbitre ou par l’arbitre. Comme la partie rapace est fort rusée, et d’abord égare le jugement, la justice ne se maintient que par des ruses ou précautions contraires. La principale est le contrat, qui est établi dans le temps ou la cupidité n’a pas encore d’objets présents.
Alain, Les Arts et les Dieux, 1958.

3.  De même donc que le péché et l’obéissance (au sens strict) ne peuvent se concevoir que dans un État, de même la justice et l’injustice. Il n’y a rien en effet dans la nature que l’on puisse dire appartenir de droit à l’un et non à l’autre, mais tout est à tous, c’est-à-dire que chacun a droit dans la mesure où il a pouvoir. Dans un État au contraire, où la loi commune décide ce qui est à l’un et ce qui est à l’autre, celui-là est appelé juste, qui a une volonté constante d’attribuer à chacun le sien, injuste au contraire, celui qui s’efforce de faire sien ce qui est à un autre.
Spinoza, Traité politique.

4.  L’action juste est un moyen entre l’injustice commise et l’injustice subie, l’une consistant à avoir trop, et l’autre trop peu. La justice est à son tour une sorte de juste milieu, non pas de la même façon que les autres vertus, mais en ce sens qu’elle relève du juste milieu, tandis que l’injustice relève des extrêmes. »
Aristote, Éthique à Nicomaque (livre V, ch.9, « De la justice »).

5.  Mieux, quand l’injustice est si distante de nous qu’elle ne peut en aucune façon affecter notre intérêt, elle nous déplaît encore parce que nous la considérons comme préjudiciable à la société humaine et pernicieuse pour tous ceux qui approchent la personne qui s’en rend coupable. Nous partageons leur déplaisir par sympathie et, comme tout ce qui donne du déplaisir dans les actions humaines, quand on les considère généralement, est appelé vice et que tout ce qui produit de la satisfaction est appelé de la même manière vertu, c’est la raison pour laquelle le sens du bien et du mal moraux suit la justice et l’injustice. Et, quoique ce sens, dans le cas présent, dérive seulement de la considération des actions des autres, nous ne manquons pourtant jamais de l’étendre même à nos propres actions. Les règles générales vont au-delà des cas d’où elles proviennent et, en même temps, nous sympathisons naturellement avec les sentiments qu’autrui nourrit à notre égard. Ainsi l’intérêt personnel est le motif originel de l’établissement de la justice ; mais une sympathie avec l’intérêt public est la source de l’approbation morale qui accompagne cette vertu.
Hume, Traité de la nature humaine.

6.  En effet il ne peut rien y avoir de plus préjudiciable et de plus indigne d’un philosophe que d’en appeler, comme on fait vulgairement, à une expérience prétendument contraire, car cette expérience n’aurait jamais existé si l’on avait pris des dispositions en se conformant aux idées, en temps opportun, et si à leur place des concepts grossiers, justement parce qu’ils sont puisés dans l’expérience, n’avaient pas fait échec à tout bon dessein. Plus la législation et le gouvernement seraient en accord avec cette idée, plus les peines seraient rares et il est tout à fait raisonnable d’affirmer comme Platon que dans un agencement parfait de la législation et du gouvernement elles ne seraient plus du tout nécessaires.
Kant, Critique de la raison pure.

7.  S'il suffisait pour devenir le riche héritier d'un homme qu'on n'aurait jamais vu, dont on n'aurait jamais entendu parler, et qui habiterait le fin fond de la Chine, de pousser un bouton pour le faire mourir, qui de nous ne pousserait ce bouton et ne tuerait le mandarin ?
Balzac, Le Père Goriot.

8.  Nous devons imaginer que ceux qui s'engagent dans la coopération sociale choisissent ensemble, par un seul acte collectif, les principes qui doivent fixer les droits et les devoirs de base et déterminer la répartition des avantages (...) Le choix que des êtres rationnels feraient, dans cette situation hypothétique d'égale liberté, détermine les principes de la justice.
J. Rawls, Théorie de la justice.

 

DROIT NATUREL / DROIT POSITIF

9.  La justice est un rapport de convenance, qui se trouve réellement entre deux choses; ce rapport est toujours le même, quelque être qui le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un ange, ou enfin que ce soit un homme. Il est vrai que les hommes ne voient pas toujours ces rapports; souvent même, lorsqu'ils les voient, ils s'en éloignent; et leur intérêt est toujours ce qu'ils voient le mieux. La justice élève sa voix; mais elle a peine à se faire entendre dans le tumulte des passions. Les hommes peuvent faire des injustices, parce qu'ils ont intérêt de les commettre, et qu'ils préfèrent leur propre satisfaction à celle des autres. C'est toujours par un retour sur eux mêmes qu'ils agissent : nul n'est mauvais gratuitement. Il faut qu'il y ait une raison qui détermine, et cette raison est toujours une raison d'intérêt. Mais il n'est pas possible que Dieu fasse jamais rien d'injuste; dès qu'on suppose qu'il voit la justice, il faut nécessairement qu'il la suive : car, comme il n'a besoin de rien, et qu'il se suffit à lui-même, il serait le plus méchant de tous les êtres, puisqu'il le serait sans intérêt. Ainsi, quand il n'y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice, c'est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s'il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l'être de celui de l'équité. Voilà [...] ce qui m'a fait penser que la justice est éternelle et ne dépend point des conventions humaines; et, quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible, qu'il faudrait se dérober à soi même.
Montesquieu, De l'Esprit des lois.

10.  Il y a depuis la petite enfance jusqu'à la tombe, au fond du cœur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l'expérience des crimes commis, soufferts et observés, s'attend invinciblement à ce qu'on lui fasse du bien et non du mal. C'est cela avant toute chose qui est sacré en tout être humain. Le bien est la seule source de sacré. Il n'y a de sacré que le bien et ce qui est relatif au bien. Cette partie profonde, enfantine du cœur qui s'attache toujours à du bien, ce n'est pas elle qui est en jeu dans la revendication. Le petit garçon qui surveille jalousement si son frère n'a pas eu un morceau de gâteau un peu plus grand que lui cède à un mobile venu d'une partie bien plus superficielle de l'âme. Le mot de justice a deux significations qui ont rapport à ces deux parties de l'âme. La première seule importe.
Simone Weil, Écrits de Londres et dernières lettres.

11. La loi civile et la loi naturelle ne sont donc pas des espèces de loi différentes, mais des parties différentes de la loi : une partie de celle-ci, écrite, est appelée loi civile ; l'autre, non écrite, est appelée loi naturelle. Mais le droit de nature c'est-à-dire la liberté naturelle de l'homme, peut être amoindri et restreint par la loi civile : et même, la fin de l'activité législative n'est autre que cette restriction, sans laquelle ne pourrait exister aucune espèce de paix. Et la loi n'a été mise au monde à aucune autre fin que celle de limiter la liberté naturelle des individus, de telle façon qu'ils puissent, au lieu de se nuire mutuellement, s'assister et s'unir contre les ennemis communs.
Hobbes, Léviathan, Chapitre XXVI.

12.  La justice est humaine, tout humaine, rien qu'humaine. C'est lui faire tort que de la rapporter, de près ou de loin, directement ou indirectement, à un principe supérieur ou antérieur à l'humanité.
Proudhon, De la justice dans la Révolution et dans l'Église.

 

 

JUSTICE ET FORCE

13.  J’errai et je vis les larmes des victimes de l’injustice et ils sont sans consolation, et du côté de l’injustice il y avait la force, et ils sont sans consolation. Alors je louais les morts qui étaient déjà morts, plus que les vivants qui étaient encore en vie ; et plus heureux que les deux autres, celui qui n’a pas encore été, et qui n’a pas vu l’iniquité qui se commet sous le soleil.
L’Ecclésiaste.

14.  Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique.
La justice sans force est contredite, parce qu'il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n'a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu'elle était injuste, et a dit que c'était elle qui était juste.
Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fut juste.
Pascal
, Pensées.

15.  La justice est l’indifférence. Le zèle de la justice est la passion d’indifférence. Toute autre passion est égoïste : amour, c’est égoïsme. L’homme juste est passionné, mais passionné contre tout amour.
Pierre-Joseph Proudhon, Carnets.

 

CRITIQUE DE LA JUSTICE

16.   La justice est à la fois une idée et une chaleur de l’âme. Sachons la prendre dans ce qu’elle a d’humain, sans la transformer en cette terrible passion abstraite qui a mutilé tant d’hommes.
Albert Camus , Actuelles, Écrits politiques, « Autocritique », 22 novembre 1944.

17. L'équitable, en effet, tout en étant supérieur à une certaine espèce de justice, est lui-même juste : ce n'est pas comme appartenant à un genre différent qu'il est supérieur au juste. Le juste et l'équitable sont donc une seule et même chose, et l'un et l'autre sont bons, mais l'équitable est le meilleur des deux. Ce qui fait la difficulté, c'est que l'équitable, bien qu'il soit juste, n'est pas le juste conforme à la loi, mais il est plutôt un amendement du juste légal. Cela vient de ce que toute loi est universelle, et qu'il y a des cas sur lesquels il n'est pas possible de prononcer universellement avec une parfaite justesse. Et, par conséquent, dans les matières sur lesquelles il est nécessaire d'énoncer des dispositions générales, quoiqu'il ne soit pas possible de le faire avec une entière justesse, la loi embrasse ce qui arrive le plus fréquemment, sans se dissimuler l'erreur qui en résulte. La loi n'en est pas moins sans faute ; car l'erreur ne vient ni de la loi, ni du législateur, mais de la nature même de la chose : c'est la matière des actions qui, par elle-même, est ainsi faite.
 Lors donc que la loi énonce une règle générale, et qu'il survient des circonstances qui échappent au général, alors on a raison, là où le législateur a péché par omission ou par erreur en employant des expressions absolument générales, de remédier à cette omission en interprétant ce qu'il dirait lui-même, s'il était présent, et ce qu'il aurait prescrit dans sa loi, s'il avait eu connaissance du cas en question. Voilà pourquoi l'équitable est juste et supérieur à une certaine espèce de justice ; non pas supérieur à la justice absolue, mais à l'erreur que comporte celle qui se trompe parce qu'elle se prononce en termes absolus. Et telle est précisément la nature de l'équité : elle est un amendement de la loi, dans la mesure où sa généralité la rend insuffisante.
 Car ce qui fait que tout n'est pas compris dans la loi, c'est qu'il y a des cas particuliers pour lesquels il est impossible d'établir une loi : en sorte qu'il faut avoir recours au décret. Car, de ce qui est indéterminé la règle doit être elle-même indéterminée, comme cette règle de plomb, dont les constructeurs lesbiens font usage : s'adaptant à la forme de la pierre, elle ne demeure pas rigide ; de même les décrets s'adaptent aux faits.
  On voit ainsi ce que c'est que l'équitable - que l'équitable est juste - et à quelle sorte de juste il est supérieur. On voit aussi par là ce que c'est que l'homme équitable : celui qui, dans ses déterminations et dans ses actions, est porté aux choses équitables, celui qui sait s'écarter de la stricte justice et de ses pires rigueurs, et qui a tendance à minimiser, quoiqu'il ait la loi de son côté - voilà l'homme équitable. Cette disposition, voilà l'équité : c'est une sorte de justice et non une disposition différente de la justice.
Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre V, chapitre 14, 1137a 31-1138a.

18.  Parler en soi de juste et d’injuste est dépourvu de sens, en soi un préjudice, une violence, une extorsion, une destruction ne peuvent naturellement être rien d’ « injuste », pour autant que la vie par essence, à savoir la vie dans ses fonctions fondamentales, procède par le préjudice, la violence, l’extorsion et la destruction, et qu’elle ne saurait être pensée sans ce caractère.
Nietzsche, Généalogie de la morale, 2ème dissertation.