LA JUSTICE
Résumés et dissertations

 

 

 

 

 

EXEMPLE 1

TEXTE OBSERVATIONS

     Quand la loi est injuste, il est juste de la combattre - et il peut être juste, parfois, de la violer. Justice d'Antigone, contre celle de Créon. Des résistants, contre celle de Vichy. Des justes, contre celle des juristes. Socrate, condamné injustement, refusa le salut qu'on lui proposait dans la fuite, préférant mourir en respectant les lois, disait-il, que vivre en les transgressant. C'était pousser un peu loin l'amour de la justice, me semble-t-il, ou plutôt la confondre abusivement avec la légalité. Est-il juste de sacrifier la vie d'un innocent à des lois iniques ou iniquement appliquées ? Il est clair en tout cas qu'une telle attitude, même sincère, n'est tolérable que pour soi : l'héroïsme de Socrate, déjà discutable dans son principe, deviendrait purement et simplement criminel s'il sacrifiait aux lois tout autre innocent que lui-même. Respecter les lois, oui, ou du moins leur obéir et les défendre. Mais pas au prix de la justice, pas au prix de la vie d'un innocent ! Pour qui pouvait sauver Socrate, même illégalement, il était juste de l'essayer - et seul Socrate pouvait légitimement s'y refuser. La morale passe d'abord, la justice passe d'abord, du moins quand il s'agit de l'essentiel, et c'est à quoi peut-être l'essentiel se reconnaît. L'essentiel ? La liberté de tous, la dignité de chacun, et les droits, d'abord, de l'autre.
    La loi est la loi, disais-je, qu'elle soit juste ou pas : aucune démocratie, aucune république ne serait possible si l'on n'obéissait qu'aux lois que l'on approuve. Oui. Mais aucune ne serait acceptable s'il fallait, par obéissance, renoncer à la justice ou tolérer l'intolérable. Question de degrés, qu'on ne peut résoudre une fois pour toutes. C'est le domaine exactement de la casuistique, au bon sens du terme. Il faut parfois prendre le maquis, parfois obéir ou désobéir tranquillement... Le souhaitable est évidemment que lois et justice aillent dans le même sens, et c'est à quoi chacun, en tant que citoyen, est moralement tenu de s'employer. La justice n'appartient à personne, à aucun camp, à aucun parti : tous sont tenus, moralement, de la défendre. Je m'exprime mal. Les partis n'ont pas de morale. La justice est à la garde, non des partis, mais des individus qui les composent ou leur résistent. La justice n'existe pas, et n'est une valeur, même, qu'autant qu'il y a des justes pour la défendre.
    Mais qu'est-ce qu'un juste ? C'est le plus difficile peut­être. Celui qui respecte la légalité ? Non pas, puisqu'elle peut être injuste. Celui qui respecte la loi morale ? C'est ce qu'on lit chez Kant, mais qui ne fait guère que reculer le problème : qu'est-ce que la loi morale ? J'ai connu plusieurs justes qui ne prétendaient pas la connaître, ou même qui niaient tout à fait son existence. Voyez Montaigne, dans nos lettres. Si la loi morale existait, d'ailleurs, ou si elle nous était connue, on aurait moins besoin des justes : la justice suffirait. Kant, par exemple, de la justice ou de l'idée qu'il s'en faisait, prétendait déduire la nécessité absolue de la peine de mort, pour tout meurtrier - ce que d'autres justes ont refusé, comme on sait, et refusent. Ces désaccords entre justes sont essentiels à la justice, qui marquent son absence. La justice n'est pas de ce monde, ni d'aucun autre. C'est Aristote qui a raison, contre Platon et contre Kant, du moins c'est ainsi que je le lis : ce n'est pas la justice qui fait les justes; ce sont les justes qui font la justice. Comment, s'ils ne la connaissent pas ? Par respect de la légalité, on l'a vu, et de l'égalité. Mais la légalité n'est pas la justice; et comment l'égalité pourrait­elle y suffire ? On cite trop souvent le jugement de Salomon : c'est psychologie, ce n'est pas justice - ou n'est juste, plutôt, que le second jugement, celui qui rend l'enfant à sa vraie mère et renonce ainsi à l'égalité. Quant au premier, qui voulait couper l'enfant en deux, ce ne serait pas justice mais barbarie. L'égalité n'est pas tout. Serait-il juste, le juge qui infligerait à tous les accusés la même peine ? Le professeur qui attribuerait à tous les élèves la même note ? On dira que peines ou notes doivent être, plutôt qu'égales, proportionnées au délit ou au mérite. Sans doute, mais qui en jugera ? Et selon quel barème ? Pour un vol, combien ? Pour un viol ? Pour un meurtre ? Et dans telles circonstances ? Et dans telles autres ? La loi répond à peu près, et les jurys, et les juges. Mais la justice, non. Même chose dans l'enseignement. Faut­ il récompenser l'élève travailleur ou l'élève doué ? Le résultat ou le mérite ? Les deux ? Mais comment faire, s'il s'agit d'un concours où l'on ne peut recevoir les uns qu'en refusant les autres ? Et selon quels critères, qui devraient eux-mêmes être évalués ? Selon quelles normes, qui devraient elles-mêmes être jugées ? Les professeurs répondent comme ils peuvent, il faut bien; mais la justice, non. La justice ne répond pas, la justice ne répond jamais. C'est pourquoi il faut des juges, dans les tribunaux, et des professeurs pour corriger les copies... Bien malins ceux qui le font en toute bonne conscience, parce qu'ils connaissent la justice ! Les justes sont plutôt ceux qui l'ignorent, me semble-t-il, qui reconnaissent l'ignorer, et qui la font comme ils peuvent, sinon à l'aveugle, ce serait trop dire, du moins dans le risque (hélas, le plus grand n'est pas pour eux) et l'incertitude. C'est ici le lieu de citer Pascal, à nouveau : « Il n'y a que deux sortes d'hommes, les uns justes qui se croient pécheurs, les autres pécheurs qui se croient justes. » Mais on ne sait jamais dans laquelle de ces catégories l'on se range : le saurait-on, que l'on serait déjà dans l'autre !
    Il faut pourtant un critère, même approximatif, et un principe, même incertain. Le principe, sans s'y réduire, doit être du côté d'une certaine égalité, ou réciprocité, ou équivalence, entre individus. C'est l'origine du mot équité (de aequus, égal), qui serait synonyme de justice, nous y reviendrons, s'il n'était aussi et surtout sa perfection. C'est encore ce que semble indiquer le symbole de la balance, dont les deux plateaux sont en équilibre et doivent l'être. La justice est la vertu de l'ordre, mais équitable, et de l'échange, mais honnête. Mutuellement avantageux ? C'est bien sûr le cas le plus favorable, peut-être le plus fréquent (quand j'achète une baguette chez mon boulanger, nous y trouvons l'un et l'autre notre compte) ; mais comment garantir qu'il en soit toujours ainsi ? Le garantir, on ne le peut; mais constater simplement que l'ordre ou l'échange ne seraient pas justes autrement. Si je procède à un échange qui m'est désavantageux (par exemple si j'échange ma maison contre une baguette), il faut que je sois fou, mal informé ou contraint, ce qui, dans les trois cas, viderait l'échange non forcément de toute valeur juridique (du moins c'est au souverain d'en décider) mais, clairement, de toute justice. L'échange, pour être juste, doit s'effectuer entre égaux, ou du moins aucune différence (de fortune, de pouvoir, de savoir...) entre les partenaires ne doit leur imposer un échange qui serait contraire à leurs intérêts ou à leurs volontés libres et éclairées, telles qu'elles s'exprimeraient dans une situation d'égalité. Personne ne s'y trompe - ce qui ne veut pas dire que tout le monde s'y soumette ! Profiter de la naïveté d'un enfant, de l'aveuglement d'un fou, de la méprise d'un ignorant ou de la détresse d'un miséreux pour obtenir d'eux, à leur insu ou par la contrainte, un acte contraire à leurs intérêts ou à leurs intentions, c'est être injuste, quand bien même la législation, dans tels ou tels pays ou circonstances, pourrait ne pas s'y opposer formellement. L'escroquerie, le racket et l'usure sont injustes, non moins que le vol. Et le simple commerce n'est juste qu'autant qu'il respecte, entre acheteur et vendeur, une certaine parité, aussi bien dans la quantité d'informations disponibles, concernant l'objet de l'échange, que dans les droits et devoirs de chacun. Disons plus : le vol lui-même peut devenir juste, peut-être, quand la propriété est injuste. Mais quand celle-ci l'est-elle, si ce n'est quand elle bafoue par trop les exigences d'une certaine égalité, au moins relative, entre les hommes ? Dire que « la propriété c'est le vol », comme faisait Proudhon, est sans doute exagéré, voire impensable (puisque c'est nier une propriété que le vol pourtant suppose). Mais qui peut jouir en toute justice du superflu quand d'autres meurent de n'avoir pas le nécessaire ? « L'égalité des biens serait juste », disait Pascal. Leur inégalité en tout cas ne saurait être absolument juste, qui voue les uns à la misère ou à la mort quand d'autres accumulent richesses sur richesses et plaisirs sur dégoûts.
    L'égalité qui est essentielle à la justice est donc moins l'égalité entre les objets échangés, laquelle est toujours discutable et presque toujours admissible (il n'y aurait pas échange autrement), qu'entre les sujets qui échangent - égalité non pas de fait, bien sûr, mais de droit, ce qui suppose pourtant qu'ils soient tous également informés et libres, du moins pour ce qui touche à leurs intérêts et aux conditions de l'échange. On dira qu'une telle égalité n'est jamais complètement réalisée. Certes, mais les justes sont ceux qui y tendent; les injustes, qui s'y opposent. Vous vendez une maison, après l'avoir habitée pendant des années: vous la connaissez forcément mieux que tout acheteur possible. Mais la justice est alors d'informer l'acquéreur éventuel de tout vice, apparent ou non, qui pourrait s'y trouver, et même, quoique la loi ne vous y oblige pas, de tel ou tel désagrément du voisinage. Et sans doute nous ne le faisons pas tous, ni toujours, ni complètement. Mais qui ne voit qu'il serait juste de le faire, et que nous sommes injustes en ne le faisant pas ? Un acheteur se présente, à qui vous faites visiter votre maison. Faut-il lui dire que le voisin est un ivrogne, qui hurle après minuit ? Que les murs sont humides en hiver ? Que la charpente est rongée par les termites ? La loi peut le prescrire ou l'ignorer, selon les cas; mais la justice toujours le commande.
    On dira qu'il deviendrait bien difficile, avec une telle exigence, ou bien peu avantageux, de vendre des maisons... Peut-être. Mais où a-t-on vu que la justice soit facile et avantageuse ? Elle n'est telle que pour qui la reçoit ou en bénéficie, et tant mieux pour lui; mais elle n'est une vertu que chez qui la pratique ou la fait. Faut-il alors renoncer à son propre intérêt ? Certes pas. Mais il faut le soumettre à la justice, non l'inverse. Sinon ? Sinon contente-toi d'être riche, répond Alain, n'essaye pas d'être juste encore avec.

André COMTE-SPONVILLE, Petit traité des grandes vertus, 1995.

Première étape : l'énonciation :
 Une première - voire une seconde - lecture doit vous amener à identifier les caractères essentiels du texte, que votre résumé devra reproduire :
- situation d'énonciation : le texte s'inscrit dans une perspective philosophique, bien sûr, mais surtout morale (fonctions expressive et impressive).
- niveau de langue : relativement soutenu dans les références philosophiques mais plus courant dans la teneur des exemples).
- difficultés de vocabulaire : le texte n'est pas difficile, mais assurez-vous du sens des mots casuistique, inique, prendre le maquis.

Deuxième étape : thème, thèse :
- Efforcez-vous de formuler pour vous-même le sujet du texte (la vertu exigeante et complexe de la justice) et donnez-lui éventuellement un titre : ici, ce pourrait être "Justice, équité, égalité".
- Plus important encore : repérez la thèse et prenez soin de la rédiger rapidement : Dans ce texte, l'auteur cherche à établir que la justice passe par l'assujettissement de l'intérêt personnel à une loi morale, l'équité.

Troisième étape : l'organisation :
La lecture du texte vous fait percevoir par les paragraphes différentes unités de sens. Ces paragraphes constituent cependant des indices insuffisants de l'organisation. Vous savez que tout raisonnement discursif s'accompagne de connexions logiques (nous les soulignons en rouge : en gras pour les connexions essentielles) qui vous feront percevoir l'enchaînement des arguments. (Voyez le tableau de structure).
  Comme toujours dans une argumentation, les arguments s'accompagnent d'exemples ou de métaphores : leur caractère concret et circonstancié vous permet de les repérer d'emblée (nous les soulignons en bleu).

  C'est cette organisation que nous vous invitons à représenter précisément dans un tableau de structure : ne pensez pas que le fait d'établir ce tableau au brouillon vous fera perdre du temps. Une fois rempli, il vous permettra au contraire d'aller plus vite dans la reformulation, chaque unité de sens étant nettement repérée. La colonne Parties sépare chaque étape de l'argumentation, que la colonne Sous-Parties décompose si nécessaire. La colonne Arguments vous permet d'identifier rapidement chaque argument et d'aller déjà vers son expression la plus concise en repérant les mots-clefs. C'est cette colonne, surtout, qui vous sera précieuse. Quant à la colonne Exemples, elle vous permet de repérer ce que votre résumé pourra ensuite ignorer (attention cependant au fait qu'un long paragraphe d'exemples peut avoir parfois une valeur argumentative !).

 

TABLEAU DE STRUCTURE

 

PARTIES (unités de sens) SOUS-PARTIES

ARGUMENTS (mots-clefs)

 EXEMPLES

Quand la loi est injuste  ... pour la défendre. (§ 1 et 2) Quand la loi est injuste   Mais [...] la loi, d'abord, de l'autre.
Il est nécessaire de respecter les lois, mais il faut savoir s'insurger devant une loi injuste.
Antigone, Vichy, Socrate
La loi est la loi     Oui mais [...] pour la défendre.
La justice n'appartient qu'aux individus - aux justes - capables de la maintenir vivante.
/
Mais qu'est-ce qu'un juste  ... on serait déjà dans l'autre. »  (§ 3)
/
Les désaccords entre justes sont nécessaires à la justice et marquent son absence.
jugement de Salomon, juge, professeur
 Il faut pourtant un critère  ... → et plaisirs sur dégoûts. (§ 4) /
Le critère de justice doit être du côté d'une certaine égalité, ou réciprocité, ou équivalence, entre individus..
baguette, maison
L'égalité qui est essentielle à la justice est donc ... juste encore avec. (§ 5 et 6) L'égalité qui est essentielle    →  complètement réalisée.
On dira qu'une telle égalité n'est jamais complètement réalisée.
/
Certes, mais les justes        encore avec.
Certes, mais les justes sont ceux qui y tendent; les injustes, qui s'y opposent.
vente maison.

 

 

REFORMULATION

Résumez ce texte en 160 mots ±10%.

 

UNITÉS DE SENS

Observations sur les réductions

PROPOSITION DE RÉSUMÉ

La ponctuation (:) rend compte de la relation causale.  Une loi injuste mérite d’être transgressée : le respect de la stricte légalité peut être criminel. Il faut souhaiter, bien sûr, que les lois aillent dans le sens de la justice, mais, à défaut, il est du devoir des individus de s’insurger contre elles.
La conservation du pronom personnel (me) est dictée par la fidélité au système énonciatif du passage.  Comment définir alors la nature de [50] ces justes ? S’ils peuvent ne pas respecter la légalité, ils savent aussi que le critère de l’égalité peut être tout aussi injuste. Il me semble alors que le juste est celui qui reconnaît l’insuffisance des cadres juridiques et agit selon sa conscience.

/  Le critère pourtant nécessaire de [100] l’équité garantit des avantages égaux dans l’échange et rend injustes des conditions de vie par trop inégales.

Le schéma concessif, présent dans les deux paragraphes, est traduit en une seule phrase..  Certes cette égalité est éloignée souvent de nos pratiques individualistes, mais nous sentons bien alors que la justice n’y trouve pas son compte. S’il faut se soucier d’abord [150] de son propre intérêt, mieux vaut renoncer à être juste.   160 mots.

 

 

EXEMPLE 2

  La justice aux prises avec le mal

  Dans cette question, qui précède toute justice, de notre capacité à exprimer le mal subi ou commis, nous sommes précédés par le millénaire travail des langues où l'expérience humaine s'est toujours déjà déposée. Nous disposons ainsi de trésors sémantiques, avec des ressources d'expressivité qui vont des formules anonymes jusqu'aux grandes expressions littéraires. Toutes paraissent désigner quelque chose qui excède le langage, quelque chose que le dire ne suffit pas à reconnaître, quelque chose dont le récit ne parvient pas à démêler les motifs et le sens.
  Nous reviendrons pour finir sur cette épineuse question de l' « excès» du mal : excès par rapport à ce que l'on peut en dire, excès par rapport à l'action qui voudrait le réduire. Mais dans les formes de langage qui disent cet excès, le mal est de toute façon l' « inexplicable» que l'on raconte, l'«injustifiable» que l'on accuse, ou l' « insoutenable» dont on se plaint. Il n'est pas inutile d'insister un moment sur ces polarités fondamentales, du récit et de la plainte, du récit et de l'accusation, de l'accusation et de la plainte, parce qu'elles marquent certaines des variations les plus amples et les plus générales dans l'expression du mal.
  L'accusation déborde l'incrimination, l'imputation, en ce qu'elle se tourne vers le malheur comme mal commis mais injustifiable : c'est ce qui n'aurait pas dû être, et il faut désormais tout faire pour que cela ne soit pas. Et pourtant l'accusation se place immédiatement dans une attitude de controverse : si cela a été, c'est qu'il y a eu une cause, une origine, une raison, qu'il faut pouvoir désigner, reconnaître, et à laquelle on attribuera la chose. L'accusation porte dans ses flancs tous les discours sur l'origine du mal, et donc les conflits à son sujet, le procès de Dieu ou des hommes, les plaidoyers ou les théodicées. L'accusation rentre ainsi dans le débat de la justification, mais elle le fait sous l'aiguillon du sentiment que de toute façon le mal demeure injustifiable, et que la controverse est vaine. Elle veut savoir le pourquoi, elle sait qu'elle ne le saura pas, et pourtant elle tente inlassablement encore d'interroger, d'accuser, d'imputer l'injustifiable, de donner une raison (une cause, un sens) à ce qui excède toutes les raisons que l'on peut lui donner. C'est pourquoi ce qui nous paraît le plus rhétorique et argumentatif dans la délibération juridique me semble l'écho lointain de cette controverse originaire.
  La plainte, pour sa part, se tourne vers le malheur comme mal subi mais insoutenable : c'est ce face à quoi nous sommes impuissants, incapables, ce face à quoi il n'y a plus personne. La plainte en ce sens déborde la jérémiade du« pourquoi moi », parce qu'elle exprime une telle impuissance, une telle « irresponsabilité », une telle incapacité, un tel épuisement face à l'insoutenable, que « je n'y suis plus pour personne » (même pour le malheur), « je n'en puis plus ». Or le malheur est justement ce à quoi on ne peut se soustraire comme on sortirait d'un cauchemar : au contraire, avec le malheur on éprouve l'irréparable, l'irréversibilité du temps. C'est peut-être le trait le plus singulier du mal que ce caractère irréparable. Face à cela la plainte exprime l'impréparation, ce dont la prière seulement demande à ce que nous en soyons délivrés, probablement parce que l'enfant (impuissant, irresponsable, incapable) n'a rien demandé, ou qu'il ne sait pas ce qui lui est par là demandé. Et cette demande est déjà une forme de délivrance : elle transmute le temps irréversible dans une sorte de temps musical, et elle s'attache à une sorte de répétition élégiaque, comme un bercement. Tout ce qu'il y a de répétitif et de quasi liturgique dans le fonctionnement du droit me semble un écho lointain de cette plainte originaire.
 Le récit, parce qu'il tente de tresser ensemble le mal commis et le mal subi, la face passive et la face active de l'expérience du mal, a toujours quelque chose à voir avec l'explication. Expliquer, c'est raconter, distinguer une suite ordonnée dans le chaos et dans l'absurde. Mais le récit déborde l'explication, par ce qu'il désigne d'inexplicable, de résistant à l'explication. Dans la Bible, l'explication deutéronomique par la rétribution fait place à la protestation de Job . Chez les anciens, l'explication pré-tragique par la fatalité fait place à l'héroïsme tragique. Ici encore il y a donc un excès du mal qui donne une tension spécifique à son expression narrative, entre ce que l'on peut expliquer et ce qui excède l'explication apportée. On verra que toutes les élaborations « mythologiques» tiennent à ce point que le mal n'est pas explicable, mais seulement racontable. Mais est-il complètement racontable? Le raconter, ne sera-ce pas lui donner un début quand il a toujours déjà débuté avant l'histoire que l'on raconte ? Le raconter, ne sera-ce pas lui donner un sens (rétribution, fatalité... ), bref une intention alors que le mal échappe à toutes nos petites intentionnalités ? N'y a-t-il pas, avec le mal, justement parce qu'il y va de versions irrémédiablement divergentes, justement parce qu'il y va de l'irréparable et sur quoi au fond rien ne peut « revenir », quelque chose d'inracontable ? Sans doute. Mais c'est précisément cet inracontable qui provoque la narration, indéfiniment.
 L'élaboration théologique retrouve le même écart entre ce que l'on parvient à intégrer et ce qui excède l'intégration narrative ou la rationalisation. Avec le mal, la question théologique se tourne à la fois vers Dieu et vers les humains.
  Vers Dieu, en demandant si Dieu est pardonnable : s'il est tout-puissant ne serait-il pas tout bêtement jaloux et méchant ? Et si on pardonne à son impuissance, à sa faiblesse, à cause de sa toute-bonté, est-ce encore un Dieu, à quoi bon s'y fier, et que devient-on à se fier à un tel Dieu ? Voici deux nouvelles explications de l'origine du mal, et la brutalité de ces questions théologiques se trouve telle quelle dans les textes canoniques : ce sont des questions proprement fondamentales. La force même des grands textes canoniques et surtout du canon biblique, est justement d'avoir refusé de trancher entre ces versions, de retrancher ce qui faisait scandale, et de les avoir laissées ensemble à même les Écritures. C'est d'ailleurs ce qui en fait un texte habitable dans le désastre du malheur, de la persécution et de l'exil.
 Vers les humains, la question théologique prend la même bifurcation entre l'accusation et la plainte. Chez Pelage par exemple, la responsabilité du mal est tout entière présente à chaque acte de chacun, qui inaugure en ce sens à chaque fois l'histoire du mal. Pour Augustin au contraire le mal est toujours déjà là et nous précède avant que nous l'actualisions et le poursuivions à notre tour, et c'est ainsi qu'il fixe la doctrine du « péché originel », On a pu reprocher au premier une conception presque «angélique» de l'action humaine, sans disproportion entre l'intention et l'acte, et où ce dernier développerait l'énergie proprement inhumaine d'une volonté irrévocable. On a pu reprocher au second d'avoir placé son péché originel là où la génération ne fait pas le plus mal ! Reste la force de ce débat entre un mal toujours imputé, et l'excès du mal sur toute imputation.
 Dans la querelle du malheur entre Bayle et Leibniz, à l'aube du XVIII° siècle, culmine un des plus grands débats philosophiques sur le mal. Leibniz développe l'intelligence optimiste d'un monde qu'il considère comporter le maximum de perfections, et le minimum de maux inévitables; les deux vont d'ailleurs ensemble, car le monde présent comporte la densité maximale de « compossibilités », d'existences compatibles et c'est cette densité en compossibilités qui fait la « bonté » du monde. Le mal n'est que la finitude qui rend incompossibles, incompatibles, la coexistence de deux possibilités qui s'entravent ou s'excluent. Comprendre cela, c'est déjà ôter l'excès de subjectivité qui nous fait prendre le malheur vu sous notre (petit) point de vue comme l'universel malheur. C'est aussi comprendre qu'il y a un mal brut, lié à l'existence finie des créatures du monde et auquel il est vain et malheureux de rajouter le malheur que nous faisons en ne remettant pas le mal à sa place, minime au regard de la bonté de notre monde.
 Pour Bayle, il y a un vécu subjectif du malheur qui suffit à ébranler toutes les rationalisations que l'on peut en faire. Le point de vue de l'intelligence divine sous lequel il n'est que des moindres maux nous échappe, et une minute de souffrance rend toute intégration du mal vaine, sinon insoutenable. [...]

Olivier ABEL, in La justice et le mal (A.Garapon et D.Salas dir. Paris, Odile Jacob, 1997).

Résumez ce texte en 170 mots (± 10%).

 Résumé proposé :

  Toutes les traditions désignent le mal comme indicible, et manifestent par le récit, la plainte ou l’accusation l’échec de sa compréhension ou de sa réduction.
  Bien qu’elle sache le mal irréversible et reconnaisse l’impossibilité de l’expliquer, l’accusation cherche des raisons et des coupables, ce [50] que perpétue le débat juridique. La plainte, elle, face à cette irréversibilité, exprime de façon litanique, dont le droit a gardé trace, l’épuisement d’un sujet désemparé. Le récit enfin entreprend de donner forme et sens au mal, et la narration peut ici être supérieure à l’explication. Mais [100] ne bute-t-elle pas, elle aussi, sur ce que le mal oppose au récit dans sa variété et son opacité ?
 La théologie rencontre les mêmes écueils. Se tournant vers Dieu, la question du mal évoque sans se prononcer sa méchanceté ou sa faiblesse. Se tournant vers les hommes, le [150] débat hésite sur leur incrimination. A l’édifice rationaliste de la théodicée leibnizienne, Bayle répond par l’évidence injustifiable de la souffrance.
172 mots.

 

EXEMPLE 3

  Droit naturel et histoire

  L’idée de droit naturel, par opposition au droit positif, est qu’il existerait une norme universelle de la justice et du droit, par opposition au droit positif, relatif et changeant. Cette relativité du droit est l’argument principal utilisé dans l’histoire des idées (Pascal ironise ainsi sur cette « plaisante justice qu’une rivière borne ») pour rejeter la possibilité de l’existence d’une norme du droit au-delà du droit positif. C’est également l’idée principale de ce que l’on appelle le positivisme juridique, incarné par Kant et, plus tard, Kelsen : ce positivisme rejette le droit naturel, car toute norme prescrit ce qui doit être alors que la nature, ce n’est jamais que ce qui est.
  La conséquence directe de cette critique est que, pour juger les affaires humaines, nous sommes réduits au seul droit positif, tel qu’il est établi par les législateurs et appliqué par les tribunaux dans toute sa variabilité. En l’absence du droit naturel, on voit bien qu’au-delà du droit positif, il n’existe plus aucune latitude pour prendre du recul par rapport aux décisions de justice, et cette absence pose problème. En effet, il est parfaitement sensé de parler de lois ou de décisions injustes, comme il est légitime de ne pas se soumettre, au nom d’une attitude fondée en raison par l’exercice critique du jugement. Ce qui serait insensé, ce serait de considérer que toutes les lois sont justes au seul motif que ce sont des lois. Comment distinguer en effet une démocratie d’une dictature ? La démocratie n’est-elle pas précisément ce régime où il existe un dialogue entre le législateur et les citoyens, où les citoyens peuvent faire savoir au gouvernement ou au parlement qu’une loi leur semble injuste et appeler ainsi à la réforme ? Si c’était impossible, nous vivrions sous une pure dictature où régnerait la censure et où la liberté de pensée et d’opinion n’aurait pas cours.
  Or, cette opération critique de remise en question d’une loi est un acte de jugement autant qu’une conviction bâtie sur un sentiment d’injustice. Tout acte de jugement suppose un critère, une norme grâce à laquelle nous évaluons, nous mesurons ce qui est, pour vérifier si cela s’accorde avec ce qui doit être. D’où vient cette norme, qu’est-ce qui fonde en nous ce sentiment de justice ou d’injustice ? Comme le juge au tribunal se réfère à la loi pour juger de la culpabilité ou non de l’action qu’il a à juger, il existe un tribunal de la raison, qui juge de la concordance de ce qui est avec ses principes. Il faut donc, nécessairement, pour dire qu’une loi est injuste, supposer une norme supérieure du juste, à la lumière de laquelle nous évaluons le droit particulier qui est le nôtre. En formulant de tels jugements, nous impliquons qu’il y a un étalon du juste et de l’injuste indépendant du droit positif et supérieur à lui.
  La difficulté est, bien entendu, de trouver cet étalon du juste sur lequel tout le monde s’accorde. Bien des gens aujourd’hui considèrent que l’étalon en question n’est tout au plus que l’idéal adopté par notre société, ou notre civilisation, tel qu’il a pris corps dans ses façons de vivre ou ses institutions. C’est l’argument kantien du positivisme juridique : le droit positif, c’est l’accord d’une société sur ce qu’elle considère comme juste, qui vient pallier l’impossibilité de trouver une norme universelle de justice. Puisqu’elle ne peut être trouvée, il faudrait donc la poser tout en se méfiant de cet air d’absolu sous lequel souvent on souhaite camoufler les incertitudes et les contradictions du droit. Nous voici donc renvoyés à un relativisme juridique : la justice, l’étalon de la justice que nous pouvons trouver au-delà du droit positif serait lui-même relatif. Il serait consécutif aux valeurs édictées plus ou moins clairement par les mœurs qui ont cours au sein d’une civilisation au moment historique où se développe une culture circonscrite et déterminée dans l’espace et dans le temps, avec ses codes propres.
  Mais, si l’on est logique avec cette dernière position, il nous faudrait tout accepter des mœurs qui nous paraissent les plus révoltantes : toutes les sociétés ont leur idéal, les sociétés cannibales pas moins que les sociétés policées. Si les principes tirent une justification suffisante du fait qu’ils sont reçus dans telle ou telle société, les principes du cannibale sont aussi défendables et aussi sains que ceux de l’homme policé, mais aussi telle pratique clanique de mutilation des fillettes. Nous ne pouvons plus dès lors distinguer les cultures entre elles ni nous indigner de telle ou telle pratique qui nous révulse. Si la justice est relative et culturelle, il n’existe pas d’étalon supérieur, universel, pour évaluer ses différentes formes et condamner le cannibalisme : ce serait faire preuve d’ethnocentrisme, c'est-à-dire déclarer injustes des mœurs qui nous échappent en vertu d’un idéal de la justice qui n’est que le nôtre et n’a donc rien d’universel. Si nous refusons de reconnaître un étalon plus élevé que l’idéal de notre société, nous sommes parfaitement incapables de prendre devant lui le recul nécessaire au jugement critique. Dans cette configuration, nous sommes renvoyés au même immobilisme qu’au sein d’une même culture. De même qu’en l’absence de droit naturel, nous ne pouvons faire autre chose que subir le droit qui nous est imposé, nous sommes ici conduits à accepter les règles qui sont les nôtres, sans chercher à les changer, sans avoir d’horizon idéal qui nous permettrait d’évoluer en espérant nous en rapprocher toujours plus, et nous ne disposons pas de la norme supérieure et extérieure qui seule rend possible le jugement critique.
  Cependant le simple fait que nous puissions nous demander ce que vaut l’idéal de notre société montre qu’il y a dans l’homme quelque chose qui n’est point totalement asservi à son environnement culturel. Nous sommes capables – voire obligés - de rechercher un étalon qui nous permette de juger des institutions et des valeurs d’une société. Que ces questions existent suppose que nous disposions de ce recul nécessaire au jugement critique. Décréter une loi injuste, s’indigner devant les normes qui ont cours dans d’autres cultures, cela implique que nous supposons l’existence d’une norme transcendante et universelle qui nous sert de référent, de norme. Cela signifie non seulement que nous pouvons émettre tel jugement critique mais aussi que nous devons le faire : nous soumettre aux faits alors que nous connaissons l’existence d’une norme qui nous permet de les juger, c’est faire preuve d’une passivité qui va à l’encontre de tous nos devoirs de citoyens et d’hommes.
  Cet étalon ne peut être trouvé dans les besoins ou les valeurs des différentes sociétés, comme le soutiennent les philosophies utilitaristes, car elles ont, ainsi que leurs composants, de nombreux caractères qui s’opposent les uns aux autres : au sein d’une même société, les valeurs sont conflictuelles, elles ne sont que le produit idéologique ou économique de l’évolution de la société. S’en abstraire est une nécessité morale et le seul rempart contre la passivité du grégarisme. Comment faire si nous ne disposons pas d’un étalon qui nous permette de distinguer entre besoins véritables et besoins imaginaires et de connaître la hiérarchie des différentes sortes de besoins véritables ?   En somme, le problème soulevé par le conflit des besoins sociaux ne peut être résolu si nous n’avons pas connaissance du droit naturel. Comment autrement pouvoir parler de droits de l’homme par-delà toutes les misères que les sociétés lui infligent sous toutes les latitudes et en vertu de leur légalité ? Où donc trouver cet étalon universel de la justice ? Ni dans les mœurs, ni dans les besoins : seul le droit naturel, produit de la Raison humaine, et peut-être d’une intuition supérieure, peut nous fournir une idée universelle et valable de la justice, servant de référent tant aux législateurs pour faire les lois, qu’au citoyen pour les évaluer avant de s’y soumettre ou pas.

Léo STRAUSS, Droit naturel et histoire, 1953.

Résumez ce texte en 120 mots (± 10%).

 Résumé proposé :

  Évincer le droit naturel au profit du droit positif entraînerait une adhésion à toute espèce de loi. Or il importe de garder son jugement critique devant le risque d'injustice. Mais d'où vient ce recul si ce n'est d'un sens inné du juste ?
  Certains prétendent qu'il [50] n'est que la forme prise en nous par la pression sociale. Mais, au nom de cette relativité des moeurs, il faudrait alors considérer toute loi comme valide et renoncer au jugement critique. L'existence en nous de ce jugement prouve que nous pouvons nous situer au-delà des valeurs [100] relatives des sociétés. Seul le droit naturel fournit un étalon de justice et garantit notre autonomie par rapport aux lois.
120 mots.

 

EXEMPLE 4

  QUATRIÈME SERMON POUR LE DIMANCHE DES RAMEAUX, SUR LA JUSTICE.

  […] Si la justice est la reine des vertus morales, elle ne doit point paraître seule : aussi la verrez-vous dans son trône servie et environnée de trois excellentes vertus, que nous pouvons appeler ses principales ministres, la constance, la prudence et la bonté. La constance l'affermit dans les règles, la prudence l'éclaire dans les faits, la bonté lui fait supporter les misères et les faiblesses. Ainsi la première la soutient, la seconde l'applique, la troisième la tempère ; toutes trois la rendent parfaite et accomplie par leur concours. C'est ce que j'espère de vous faire voir dans les trois parties de ce discours.
  Si je voulais remonter jusqu'au principe, il faudrait vous dire, Messieurs, que c'est en Dieu premièrement que se trouve la justice, et que c'est de cette haute origine qu'elle se répand parmi les hommes. Mais comme je me propose de descendre par des principes connus à des vérités de pratique, je laisse toutes ces hautes spéculations pour vous dire, chrétiens, que la justice étant définie, comme tout le monde sait, comme « une volonté constante et perpétuelle de donner à chacun ce qui lui appartient », il est aisé de connaître que l'homme juste doit être ferme, puisque même la fermeté est comprise dans la définition de la justice. […]
 Mais il y a encore une autre raison qui a obligé les jurisconsultes à faire entrer la fermeté dans la définition de la justice, c'est pour l'opposer davantage à son ennemi capital, qui est l'intérêt. L'intérêt, comme vous savez, n'a point de maximes fixes; il suit les inclinations, il change avec les temps, il s'accommode aux affaires, tantôt ferme, tantôt relâché, et ainsi toujours variable. Au contraire l'esprit de justice est un esprit de fermeté, parce que pour devenir juste, il faut entrer dans l'esprit qui a fait les lois; c'est-à-dire dans un esprit immortel, qui s'élevant au-dessus des temps et des affections particulières, subsiste toujours égal malgré le changement des affaires. Il n'y a rien, Messieurs, de plus nécessaire au monde que de protéger hautement, chacun autant qu'on le peut, l'intérêt de la justice. Car il faut ici confesser que la vertu est obligée de marcher dans des voies bien difficiles, et que c'est une espèce de martyre que de se tenir régulièrement dans les termes du droit et de l'équité. Celui qui est résolu de se renfermer dans ces bornes, se met si fort à l'étroit qu'à peine se peut-il aider ; et il ne faut pas s'étonner s'il demeure court ordinairement dans ses entreprises, lui qui se retranche tout d'un coup plus de la moitié des moyens, en s'ôtant ceux qui sont mauvais, et c'est-à-dire assez souvent les plus efficaces. […] Il est aisé de comprendre que l'homme injuste, qui met tout en œuvre, qui entre dans tous les desseins, qui fait jouer les passions et les intérêts, ces deux grands ressorts de la vie humaine, est plus actif, plus pressant, plus prompt ; et ensuite, pour l'ordinaire, qu'il réussit mieux que le juste qui ne sort point de ses règles, qui ne marche qu'à pas comptés, qui ne s'avance que par mesure. Levez-vous, puissances du monde ; voyez comme la justice est contrainte de marcher par des voies serrées; secourez-la, tendez-lui la main, faites-vous honneur ; c'est trop peu dire, déchargez votre âme et délivrez votre conscience en la protégeant. La vertu a toujours assez d'affaires pour se maintenir au dedans contre tant de vices qui l'attaquent ; défendez-la du moins contre les insultes du dehors. […]
  Concluons donc, chrétiens, que la justice doit être ferme et inébranlable; mais pour descendre au détail de ses obligations, disons que le genre humain étant partagé en deux conditions différentes, je veux dire entre les personnes publiques et les personnes particulières, c'est le devoir commun des uns et des autres de garder inviolablement la justice ; mais que ceux qui ont en main ou le tout, ou quelque partie de l'autorité publique, ont cela de plus, qu'ils sont obligés d'être fermes non seulement à la garder, mais encore à la protéger et à la rendre. […] Encore qu'il soit certain que Dieu, du haut de son trône, non seulement découvre tout ce qui se fait sur la terre, mais encore prévoie dès l'éternité tout ce qui se développe par la révolution des siècles, toutefois, disent ces grands saints, voulant obliger les hommes de s'instruire par eux-mêmes de la vérité et de n'en croire ni les rapports, ni même la clameur publique, cette Sagesse infinie se rabaisse jusqu'à dire : « Je descendrai et je verrai, » afin que nous comprenions quelle exactitude nous est commandée pour nous informer des choses au milieu de nos ignorances, puisque celui qui sait tout fait une si soigneuse perquisition et vient en personne pour voir. C'est, Messieurs, en cette sorte que le Très-Haut se rabaisse pour nous enseigner, et il donne par ces paroles deux instructions de prudence à ceux qui sont en autorité. Premièrement en disant : « Le cri est venu à moi, » il leur montre que leur oreille doit être toujours ouverte, toujours attentive à tout. Mais en ajoutant après : « Je descendrai et je verrai, » il leur apprend qu'à la vérité ils doivent tout écouter ; mais qu'ils doivent rendre ce respect à l'autorité que Dieu a attachée à leur jugement, de ne l'arrêter jamais qu'après une exacte information et un sérieux examen. Ajoutons, s'il vous plaît, Messieurs, qu'encore ne suffit-il pas de recevoir ce qui se présente ; il faut chercher de soi-même et aller au-devant de la vérité, si nous voulons la connaître et la découvrir. Car les hommes et surtout les grands ne sont pas si heureux que la vérité aille à eux d'elle-même, ni de droit fil, ni d'un seul endroit. Il ne faut pas qu'ils se persuadent qu'elle perce tous les obstacles qui les environnent, pour monter à cette hauteur où ils sont placés; mais plutôt il faut qu'ils descendent pour la chercher elle-même. C'est pourquoi le Seigneur a dit : « Je descendrai et je verrai ; » c'est-à-dire qu'il faut que les grands du monde descendent en quelque façon de ce haut faîte où rien n'approche qu'avec crainte, pour reconnaître les choses de près et recueillir deçà et delà les traces dispersées de la vérité ; et c'est en cela que consiste la véritable prudence. […]
  C'est pour cela, chrétiens, qu'il n'y a rien de plus beau dans les personnes publiques qu'une oreille toujours ouverte et une audience facile. Il n'y a rien de plus doux ni de plus efficace pour gagner les cœurs; et les personnes d'autorité doivent avoir de la joie de pouvoir faire ce bien à tous. La dernière décision des affaires les oblige à prendre parti, et ensuite ordinairement à fâcher quelqu'un; mais il semble que la justice voulant les récompenser de cette importune nécessité où elle les engage, leur ait mis en main un plaisir qu'ils peuvent faire à tous également, qui est celui de prêter l'oreille avec patience et de peser sérieusement toutes les raisons.
  La justice n'a pas toujours l'épée à la main, ni ne montre pas toujours son visage austère; la droite raison qui est sa guide lui prescrit de se relâcher quelquefois, et il m'est aisé enfin de vous faire voir que la clémence qui tempère sa rigueur extrême, est une de ses parties principales.
  En effet il est manifeste que la justice est établie pour entretenir la société parmi les hommes. Or la condition la plus nécessaire pour conserver parmi nous la société, c'est de nous supporter mutuellement dans nos défauts ; la faiblesse commune de l'humanité ne nous permet pas, chrétiens, de nous traiter les uns les autres en toute rigueur ; et il n'est rien de plus juste que cette loi de saint Paul : « Supportez-vous mutuellement et portez le fardeau les uns des autres ». Ceux qui sont dans les hautes places et qui ont en main quelque partie de l'autorité publique, ne doivent pas se persuader qu'ils soient exempts de cette loi : au contraire, et il le faut dire, leur propre élévation leur impose cette obligation nécessaire de donner bien moins que les autres à leurs ressentiments et à leurs humeurs ; et dans ce faîte où ils sont, la justice leur ordonne de considérer qu'étant établis de Dieu pour porter ce noble fardeau du genre humain, les faiblesses inséparables de notre nature font une partie de leur charge, et ainsi que rien ne leur est plus nécessaire que d'user quelquefois de condescendance. […]
  Que si les personnes publiques, contre lesquelles les moindres injures sont des attentats, doivent néanmoins user de tant de bonté envers les hommes, à plus forte raison les particuliers doivent-ils sacrifier à Dieu leurs ressentiments. La justice chrétienne le demande d'eux et ne donne point de bornes à leur indulgence. Je sais que ce précepte évangélique n'est guère écouté à la Cour. Mais, mes frères , notre grande affaire, c'est de savoir nous concilier la miséricorde divine, c'est de ménager qu'un Dieu nous pardonne, et de faire que sa clémence arrête le cours de sa colère que nous avons trop méritée. Et comme il ne pardonne qu'à ceux qui pardonnent, et qu'il n'accorde jamais sa miséricorde qu'à ce prix, notre aveuglement est extrême, si nous ne pensons à gagner cette bonté dont nous avons si grand besoin, et si nous ne sacrifions de bon cœur à cet intérêt éternel nos intérêts périssables. Pardonnons donc, chrétiens. Apprenons à nous relâcher de nos intérêts en faveur de la charité chrétienne ; et quand nous pardonnons les injures, ne nous persuadons pas que nous fassions une grâce. Car si c'est peut-être une grâce à l'égard de l'homme, c'est toujours une justice à l'égard de Dieu, qui a mérité ce pardon qu'il nous demande pour nos ennemis par celui qu'il nous a donné de toutes nos fautes; et qui non content de l'avoir si bien acheté, promet de le récompenser éternellement par la participation de la gloire où nous conduise le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Amen.

BOSSUET, Sermons, 1666.

Résumez ce texte en 180 mots (± 10%).

 Résumé proposé :

  La justice s’accomplit par la fermeté, la prudence et la bonté.
  La justice vient de Dieu et il est aisé de vous montrer, Chrétiens, qu’elle a besoin de cette constance qui en rend le chemin si difficile. Souvent celui qui se laisse égarer par ses passions trouve devant [50] lui plus de facilité et de chances de réussite. Protégez, Messieurs qui disposez d’un certain pouvoir, l’intérêt de la justice contre tous les vices qui l’offensent.
  A l’image de Dieu si attentif aux affaires de ses créatures, il faut aussi que la justice sache écouter et [100] entreprenne de s’informer des affaires où la vérité est si souvent troublée. Il est beau, Chrétiens, de savoir prêter l’oreille, d’autant qu’on se trouve haut placé.
  Enfin la bonté doit savoir tempérer la rigueur de la justice. Les grands, plus que d’autres, doivent appliquer cette [150] vertu d’humilité et de tolérance. Pensez, mes frères, que le pardon de Dieu ne s’applique qu’à ceux qui pardonnent. Méditons cette clémence qui n’est que justice devant la miséricorde divine.
184 mots.