SAVOIR ET IGNORER
Résumés et dissertations

 

 

 

 

 

EXEMPLE 1

Résumez le texte suivant en 170 mots (± 10%) :

 Le rire des servantes de Thrace

  Je me réfèrerai au célèbre passage du Théetète où Socrate rapporte l'anecdote de Thalès qui, marchant les yeux au ciel, tomba dans un puits, provoquant ainsi le rire d'une servante de Thrace, et cette remarque : "Celui qui cherche à savoir ce qui se passe dans le ciel ignore ce qui se passe devant lui, à ses pieds". J'en retiendrai ici deux leçons touchant notre propos. Premièrement, le savoir du plus savant se paie toujours de quelque ignorance. En instituant le monde comme objet de savoir, objet de discours, Thalès est aveugle aux choses, les choses qui surgissent devant lui, à ses pieds. L'ignorance est notre lot commun; elle est sans doute aujourd'hui la chose du monde la mieux partagée. Depuis le temps de Thalès, elle connaît une progression fulgurante, à proportion même des avancées du savoir. Combien d'historiens et de philosophes des sciences ont écouté cette leçon de la servante de Thrace, combien ont accepté de décrire l'ignorance en même temps que le savoir qui se développe ?
  Le drame que Socrate met en scène dans cette anecdote est aussi celui de l'imcompréhension entre les savants et le public. Car l'activité scientifique n'est pas simplement productrice de connaissances mais aussi productrice de sens. Les sciences de la nature constituent un univers de sens qui défie parfois et de plus en plus le sens commun. La distance entre le populaire et le scientifique n'est pas simplement une différence de langage mais une différence de vision, de comportement, de rapport au monde. D'où je pense quelques doutes sur la légitimité et la possibilité même des entreprises de popularisation de la science qui se définissent comme des traductions en langue populaire des langues savantes. Mais, plus grave, l'incompréhension comme l'ignorance est réciproque. La formation d'une communauté scientifique internationale à communication optimalisée implique-t-elle nécessairement l'impossibilité d'entendre et de comprendre ses proches, de vivre ensemble sous le même toit, dans la même cité ?
  Deuxième point, l'activité de recherche a été trop souvent idéalisée et un peu appauvrie par les épistémologues. Diderot décrivait deux classes de philosophes : ceux qui se remuent et ceux qui ont des idées. Contre le primat de la mathématisation de la physique, il affirmait leur complémentarité nécessaire dans toute investigation de la nature. Le raisonnement déductif et l'agitation de l'expérimentateur restent nécessaires à l'interprétation de la nature. Le chercheur se tourmente pour tourmenter la nature, pour la contraindre à livrer son sens, pour la contraindre à parler. La recherche scientifique, comme tout travail, exige labeur et peine, exercices et contorsions pour acquérir la dextérité, l'habileté des manipulations de chiffres, de particules, de cellules... Il y a une gestuelle dans tout savoir scientifique. La formation du corps scientifique n'est assurément pas un dépouillement, une catharsis, mais c'est une épreuve d'endurance qui exige de l'expérience et de l'entêtement comme le maniement du tour de potier ou l'entraînement du sportif. Bref, la science, comme toute activité de création, est artisanale. L'empirisme, au sens d'expérience vécue, gît irréductiblement à la pointe de tout rationalisme. Voici que les rapports entre scientifique et populaire se brouillent totalement. D'un côté les savants les plus savants, enfermés dans leur spécialité étroite, ignorent des plages entières de savoir. D'un autre côté, chacun de nous dans la foule des ignorants, a fait l'expérience de ces apprentissages coûteux et difficiles et donc a conquis une forme d'expertise. Or il n'est pas mauvais de bousculer ces distinctions et les clivages sociaux qu'elles perpétuent, car elles me semblent impliquer une double méconnaissance. D'abord, une non-reconnaissance des savoirs populaires et leur légitimité, et, d'autre part, une méconnaissance de la science elle-même, activité polymorphe et activité polyglotte.

Bernadette Bensaude-Vincent, Qu'est ce qu'on ne sait pas ?

Résumé proposé :

 L'anecdote socratique rapportant la chute qu'à la grande joie d'une servante, Thalès dut à sa distraction me paraît doublement exemplaire.
L'ignorance est d'abord universelle et proportionnelle au savoir. Bien peu d'épistémologues consentent à la reconnaître. Les scientifiques proposent aussi une interprétation de la nature [50] qui reste étrangère au grand public et compromet tout effort de vulgarisation. Doit-on se résigner à reconnaître comme impossible la cohabitaion harmonieuse de ces deux mondes réciproquement fermés l'un à l'autre ?
Le deuxième enseignement de l'anecdote révèle la réduction grandissante de la science à une spéculation [100] abstraite. Or la recherche implique un apprentissage physique, un savoir-faire expérimental acquis dans la peine, si ce n'est dans l'ascèse.
Le fossé devient aujourd'hui gigantesque entre les scientifiques et le grand public. Ceux-là, murés dans leur discipline, ignorent ce que nous tous avons pu acquérir d' [150] expérience. Il est bon de reconsidérer ces schémas dommageables aux uns comme aux autres dans leurs savoirs respectifs.
168 mots.

 

EXEMPLE 2

Résumez ce texte en 180 mots (± 10%) :

Du sport intellectuel.

 L'éducation ne se borne pas à l'enfance et à l'adolescence. L'enseignement ne se limite pas à l'école. Toute la vie, notre milieu est notre éducateur, et un éducateur à la fois sévère et dangereux. Sévère, car les fautes ici se paient plus sérieusement que dans les collèges, et dangereux, car nous n'avons guère conscience de cette action éducatrice, bonne ou mauvaise, du milieu et de nos semblables. Nous apprenons quelque chose à chaque instant ; mais ces leçons immédiates sont en général insensibles. Nous sommes faits, pour une grande part, de tous les événements qui ont eu prise sur nous ; mais nous n'en distinguons pas les effets qui s'accumulent et se combinent en nous. Voyons d'un peu plus près comment cette éducation de hasard nous modifie.
  Je distinguerai deux sortes de ces leçons accidentelles de tous les instants : les unes, qui sont les bonnes, ou, du moins, qui pourraient l'être, ce sont les leçons de choses, ce sont les expériences qui nous sont imposées, ce sont les faits qui sont directement observés ou subis par nous-mêmes. Plus cette observation est directe, plus nous percevons directement les choses ou les événements, ou les êtres, sans traduire aussitôt nos impressions en clichés, en formules toutes faites, et plus ces perceptions ont de valeur. J'ajoute — ce n'est pas un paradoxe — qu'une perception directe est d'autant plus précieuse que nous savons moins l'exprimer. Plus elle met en défaut les ressources de notre langage, plus elle nous contraint à les développer.
  Nous possédons en nous toute une réserve de formules, de dénominations, de locutions, toutes prêtes, qui sont de pure imitation, qui nous délivrent du soin de penser, et que nous avons tendance à prendre pour des solutions valables et appropriées. Nous répondons le plus souvent à ce qui nous frappe par des paroles dont nous ne sommes pas les véritables auteurs. Notre pensée — ou ce que nous prenons pour notre pensée — n'est alors qu'une simple réponse automatique. C'est pourquoi il faut difficilement se croire soi-même sur parole. Je veux dire que la parole qui nous vient à l'esprit, généralement n'est pas de nous.
  Mais d'où vient-elle ? C'est ici que se manifeste le second genre de leçons dont je vous parlais. Ce sont celles qui ne nous sont pas données par notre expérience personnelle directe, mais que nous tenons de nos lectures ou de la bouche d'autrui.
  Vous le savez, mais vous ne l'avez peut-être pas assez médité, à quel point l'ère moderne est parlante. Nos villes sont couvertes de gigantesques écritures. La nuit même est peuplée de mots de feu. Dès le matin, des feuilles imprimées innombrables sont aux mains des passants, des voyageurs dans les trains, et des paresseux dans leurs lits. Il suffit de tourner un bouton dans sa chambre pour entendre les voix du monde, et parfois la voix de nos maîtres. Quant aux livres, on n'en a jamais tant publié. On n'a jamais tant lu, ou plutôt tant parcouru !
  Que peut-il résulter de cette grande débauche ? Les mêmes effets que je vous décrivais tout à l'heure ; mais, cette fois, c'est notre sensibilité verbale qui est brutalisée, émoussée, dégradée... Le langage s'use en nous. L'épithète est dépréciée. L'inflation de la publicité a fait tomber à rien la puissance des adjectifs les plus forts. La louange et même l'injure sont dans la détresse ; on doit se fatiguer l'esprit à chercher de quoi glorifier ou insulter les gens !
  D'ailleurs, la quantité des publications, leur fréquence diurne, le flux des choses qui s'impriment ou se diffusent, emportent du matin au soir les jugements et les impressions, les mélangent et les malaxent, et font de nos cervelles une substance véritablement grise, où rien ne dure, rien ne domine, et nous éprouvons l'étrange impression de la monotonie de la nouveauté et de l'ennui des merveilles et des extrêmes.
  Que faut-il conclure de ces constatations ? Si incomplètes qu'elles soient, je pense qu'elles suffisent à faire concevoir des craintes sérieuses sur le destin de l'intelligence telle que nous la connaissons jusqu'ici. Nous sommes en possession d'un modèle de l'esprit et de divers étalons de valeur intellectuelle qui, quoique fort ancien, — pour ne pas dire : immémoriaux, — ne sont peut-être pas éternels. Par exemple, nous n'imaginons guère encore que le travail mental puisse être collectif. L'individu semble essentiel à l'accroissement de la science la plus élevée et à la production des arts. Quant à moi, je m'en tiens énergiquement à cette opinion; mais j'y reconnais mon sentiment propre, et je sais que je dois douter de mon sentiment : plus il est fort, plus j'y retrouve ma personne, et je me dis qu'il ne faut pas essayer de lire dans une personne les lignes de l'avenir. Je m'oblige à ne pas me prononcer sur les grande énigmes que nous propose l'ère moderne. Je vois qu'elle soumet nos esprits à des épreuves inouïes.
  Toutes les notions sur lesquelles nous avons vécu jusqu'ici sont ébranlées. Les sciences mènent la danse. Le temps, l'espace, la matière, sont comme sur le feu, et les catégories sont en fusion. Quant aux principes politiques et aux lois économiques, vous savez assez que Méphistophélès en personne semble aujourd'hui les avoir engagés dans la troupe de son sabbat pour que l'Etat actuellement l'emporte et que sa puissance tende à absorber presque entièrement l'individu. [ .. ]
  Je vous ai dit que je ne conclurai pas, mais je terminerai sur une manière de conseil. Parmi tous les traits de l'époque, il en est un dont je ne dirai pas de mal. Je ne suis pas ennemi du sport... J'entends du sport qui ne dérive pas de la seule imitation et de la mode, ni de celui qui fait trop grand bruit dans les journaux. Mais j'aime l'idée sportive. Et je la transpose volontiers dans le domaine de l'esprit. Cette idée conduit à porter au point le plus élevé quelqu'une de nos qualités natives en observant cependant l'équilibre de toutes, car un sport qui déforme son sujet est un mauvais sport. Enfin, tout sport sérieusement pratiqué exige des épreuves, des privations parfois sévères, une hygiène, une tension et une constance mesurables par les résultats, - en somme, une véritable morale de l'action qui tend à développer le type humain par un dressage fondé sur l'analyse de ses facultés et leur excitation raisonnée. On pourrait le caractériser par cette formule d'apparence paradoxale en disant qu'il consiste dans l'éducation réfléchie de ses réflexes. Et l'esprit, tout esprit qu'il est, peut se traiter par des méthodes analogues. Le fonctionnement de notre esprit peut se considérer comme une suite très irrégulièrement constituée de productions inconscientes et d'interventions de la conscience. Le sport intellectuel consiste donc dans le développement et le contrôle de nos actes intérieurs. Comme le virtuose du piano ou du violon arrive à accroître artificiellement la conscience de ses impulsions et à les posséder distinctement de manière à acquérir une liberté d'ordre supérieur, ainsi faudrait-il, dans l'ordre de l'intellect, acquérir un art de penser qui exerce une vigilance continue sur ce qui constitue nos savoirs et pourrait se traduire en questions : « que sais-je "? », bien sûr, à la manière de Montaigne; mais aussi : « d'où vient ce que je sais ? » et peut-être surtout : « le langage de mon savoir m'appartient-il ? ».

Paul Valéry, Variété III, Essais quasi politiques.

Résumé proposé :

 Notre éducation est constamment susceptible de nous modeler à notre insu au hasard des rencontres, et ceci de deux manières.
  C'est d'abord la leçon que nous donne notre expérience directe : on peut mesurer son authenticité aux difficultés que nous éprouvons à l'exprimer car nous disposons d'un [50] ensemble de formules toutes faites qui, le plus souvent, nous soufflent une expression stéréotypée dont nous ne sommes pas les auteurs.
  La deuxième leçon est précisément celle que nous donnent nos contacts extérieurs, où domine le flot des paroles et des écrits. Leur prégnance finit par banaliser le langage et [100] nous immerge dans un univers insipide.
  Nous pouvons ainsi craindre pour l'avenir de l'esprit tel que nous le concevions. Nos critères pour en juger sont d'ailleurs tout relatifs et notre ère assiste à un chamboulement de toutes les valeurs.
  Je terminerai par un éloge du sport qui [150] nous propose une discipline rigoureuse favorable à l'éducation harmonieuse de l'activité réflexe. Transposée à l'esprit, elle pourrait surveiller nos productions inconscientes et l'authenticité de nos savoirs.
180 mots.

 

EXEMPLE 3

Résumez ce texte en 150 mots (± 10%) :

  Est juste, aux yeux des peuples, une législation qui permet à chacun d'inscrire sa singularité, c'est-à-dire justement ce qui le fait absolument distinct de tout autre. Voilà ce que les Révolutionnaires avaient admirablement compris : « la liberté, écrit Robespierre, est le pouvoir qui appartient à l'homme d'exercer, à son gré, toutes ses facultés. Elle a la justice pour règle, les droits d'autrui pour bornes, la nature pour principe et la loi pour sauvegarde ».
  Dans un langage plus moderne, une politique digne de ce nom doit garantir à chaque sujet le droit et les moyens d'accomplir, autant qu'il est en lui, le désir qui l'anime. Que ce soit un devoir impossible, soit; du moins a-t-il un sens et l'on ne devrait pas trop se presser de le négliger. Que ce soit un devoir vide, parce qu'un sujet ignorerait le plus souvent ce qu'il désire lui-même, non pas. Il dispose de balises et de repères pour l'imagination : dans notre société qui calcule et mesure, il incarnera volontiers l'instant de son propre accomplissement sous les espèces de l'excellence. L'inégalité et la compétition qui apparemment en découlent ne doivent pas faire illusion : elles n'importent guère, au regard de l'essentiel qui est l'accomplissement - ce que Robespierre eût appelé le libre exercice de quelque faculté. On peut regretter que notre société ne propose à l'imagination que le langage de la mesure, mais elle est ainsi : tant qu'elle le demeurera, on ne saurait dénier à personne le droit à l'excellence sans lui dénier le droit de s'accomplir.
  Or, les excellences sont incommensurables les unes aux autres. Cela signifie qu'aucune ne blesse aucune autre; l'excellence dans l'ordre du savoir-penser n'offusque pas l'excellence dans l'ordre du savoir-faire ou du savoir-dire. Aucun sujet, exerçant à son gré son droit à l'excellence, ne lèse les droits d'autrui, pourvu que tous l'exercent de leur côté. Si tel ou tel se croit offensé parce que tel autre sait plus de choses que lui ou les sait mieux - qu'il s'agisse de penser, de faire ou de dire -, une seule réponse : celui-là s'est fait tort à lui-même en n'exerçant pas son droit. Car, s'il l'avait exercé, il ne ressentirait nulle offense [...].
  Nous poserons en thèse que, parmi les facultés de l'homme, il convient de compter la faculté de savoir. L'institution qui lui donne lieu de s'exercer est l'école. Une loi juste sur l'école a pour seule fin de régler l'exercice de cette faculté. N'y ayant aucune limite qui s'autorise des droits d'autrui, chacun est en droit d'y atteindre son point d'excellence : en donner les moyens effectifs, telle est la seule utilité qu'on doive requérir de l'institution. Toute loi qui, organisant l'école, bafoue le droit à l'excellence et borne - en fait et au principe - l'exercice de la faculté de savoir est donc sans fondement politique : elle est, eût dit Robespierre, essentiellement tyrannique et injuste. Or, toutes les lois projetées ou votées récemment touchant l'école et l'université ont ce caractère. Dans les collèges, il est enjoint aux élèves qui veulent en savoir plus de s'en tenir aux termes du contrat éducatif propre à l'établissement. Il est enjoint aux enseignants de prendre pour modèle ceux d'entre eux qui en savent le moins. Dans les universités, il est enjoint aux professeurs de s'en tenir, quant à ce qu'ils peuvent enseigner, et aux étudiants, quant à ce qu'ils peuvent apprendre, aux nécessités du monde économique : ce qu'on appelle pompeusement « professionnalisation » n'étant rien d'autre qu'une interdiction adressée à tous de s'intéresser à autre chose qu'à ce que pourrait souhaiter un employeur possible [...]. Cette position peut invoquer toutes les raisons du monde - nécessités économiques, modernisation, changement, égalisation des chances, etc. - elle est radicalement injuste.
  Un cynique pourrait néanmoins soutenir que, injuste en droit, une telle limitation peut se révéler utile en fait. Après tout, une politique réaliste n'est-elle pas de l'ordre de l'utile ? Or, il faut être clair : le principe de l'école, le seul qui lui donne un sens, est le suivant : aucune ignorance n'est utile.
  Autrement dit, il ne sert à rien à personne d'ignorer quoi que ce soit. Aussi n'y a-t-il rien de plus déplacé que la question qui fleurit sur toutes les lèvre s: « A quoi sert-il d'enseigner telle chose ? », parce que cette question implique qu'il peut être inutile de la savoir. Or, ce n'est pas là le bon point de vue : il peut se faire qu'il ne soit pas utile de savoir une chose, mais ce qui est sûr, c'est qu'il est toujours et sûrement inutile de l'ignorer. Voilà la seule règle qui doit guider une politique qui se règle sur l'utilité. Ainsi, il ne faut pas demander s'il est utile de savoir la métrique latine, ou la logique mathématique, ou le basic, ou la géométrie fractale : il faut demander au contraire s'il est utile de les ignorer.
  Qu'on ne croie pas que le principe aille de soi. Sherlock Holmes se félicitait d'ignorer la structure du système solaire, disant qu'il s'agissait là d'une connaissance inutile; de même, Descartes raillait les savoirs philologique et historique. Dans l'un et l'autre cas, ils ne pouvaient se justifier à leurs propres yeux que par une supposition implicite : de telles connaissances étaient non seulement inutiles, mais dangereuses; encombrant l'esprit, elles l'empêchaient de fonctionner comme il devait - c'est-à-dire comme puissance déductive pour l'un et comme lieu de l'évidence pour le second. Certaines ignorances étaient donc à leurs yeux utiles. De même Montaigne. De même Rousseau et la plupart des classiques de l'éducation.
   De grands esprits donc ont soutenu la thèse de l'utilité de certaines ignorances - et nous ne parlerons pas des saints mystiques qui furent nombreux à y croire. Il suffit que nous ayons à rencontrer une tradition bien française, que Flaubert appelait le « pédantisme de l'ignorance ». Le mépris à l'encontre de tout ce qui se propose comme savoir, à quoi l'on préfère une disponibilité polyvalente, nommée souvent intelligence. Il en est des formes élevées : Montaigne ou Descartes encore. Il en est des formes basses ; le mépris des savoirs se fait agressif et l'intelligence est ravalée à ce qu'en font les petits malins : l'astuce et le système D.
  Mais à quoi bon tout confondre : il y a le mépris des savoirs que l'on maîtrise, lequel naît de la modestie; il y a le mépris des savoirs que l'on ne maîtrise pas, lequel vient de la vanité. Il y a le mépris à l'égard de certains savoirs que l'on maîtrise, au nom d'autres savoirs que l'on juge plus hauts : Descartes n'ignorait ni les lettres classiques ni la scolastique; il les jugeait seulement de valeur nulle au prix de la sagesse. Il y a le mépris à l'égard des savoirs que l'on ne maîtrise pas au nom des savoirs que l'on maîtrise : c'est le mépris du lettré pour le mathématicien ou le mépris du mathématicien pour le lettré ou du philosophe pour le philologue ou du philologue pour l'historien. Variantes du conflit des facultés : il n'y a là rien de grave, tant que la puissance publique ne s'en mêle pas et ne tranche pas, d'autorité, en faveur de l'un ou l'autre mépris. Ici, comme ailleurs, son devoir est de rester neutre ou, si la nécessité s'en fait sentir, de maintenir les équilibres : confrontée au mépris réciproque des techniciens et des savants « fondamentalistes », des disciplines « concrètes » et des disciplines « abstraites », c'est proprement, de sa part, commettre une forfaiture que d'intervenir et de faire pencher la balance.
  Il y a aussi, ce qui est d'une tout autre nature, le mépris des savoirs que l'on ne maîtrise pas au nom de sa propre absence de savoir : c'est l'ignorantisme militant. Il se déploie largement aujourd'hui dans les cercles qui s'occupent de l'école [...].
  Que de grands esprits parlent d'ignorances souhaitables ou même utiles, libre à eux - d'autant qu'en général ils ne sont pas, pour leur part, très ignorants. Mais ce qu'on peut admettre d'une subjectivité, dont le discours n'oblige personne et, du reste, n'entend obliger personne, on ne saurait l'admettre d'une institution, et moins encore d'une institution d'État : tout propos ici vaut une décision contraignante et toute limitation vaut une interdiction. Quelle puissance jugera, dans l'ordre des ignorances, de ce qui est utile ou inutile ? l'État ? On retrouve alors la pire des choses : l'ignorance érigée en soutien d'un pouvoir. Une telle figure a un nom dans l'histoire : c'est l'obscurantisme.
  On regrette de devoir dire qu'elle a resurgi récemment dans la politique française.
  Si aucune ignorance n'est utile, l'école comme institution a comme horizon l'encyclopédie de tous les savoirs. Elle est, comme institution, ce qu'était l'Encyclopédie comme œuvre littéraire. On ne saurait justifier en droit aucune lacune dans ce qui est enseigné. En fait, cela va sans dire, les choix sont inévitables, mais il faut bien voir que c'est toujours par une contingence externe : la finitude de la vie humaine et les limites de l'entendement. Encore faut-il que la dure nécessité n'efface pas l'idéal encyclopédique - le seul conforme à la nature de l'institution scolaire.

Jean-Claude Milner, De l'école (1984).

Résumé proposé :

 Pour être légitime, une politique doit permettre à chacun d'exploiter complètement toutes ses aptitudes. Parmi celles-ci, est la faculté de savoir, que l'école doit permettre à tous de porter à son plus haut degré d'accomplissement. Or les lois récentes, du collège à l'université, incitent les professeurs comme les élèves à limiter leurs connaissances et leur enseignement à la seule utilité économique, ce qui est inique. Car si on peut juger inutile de savoir quelque chose, il n'est jamais utile de l'ignorer.
  Certains esprits ont pu justifier l'ignorance de savoirs jugés inutiles au profit d'autres, considérés comme plus opérants. Mais ce que l'on conçoit d'individus est inadmissible de la part de l'école, car les limites qu'elle impose ont force de loi et s'érigent ici en diktats rétrogrades. Par nature, elle se doit de dispenser un savoir encyclopédique.
150 mots.

 

 

 

 

 

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