LA GUERRE
TEXTES (II)

 

 

Pierre-Joseph PROUDHON
La guerre est un fait divin

 

  Chez tous les peuples, la guerre se présente à l'origine comme un fait divin. J'appelle divin tout ce qui dans la nature procède immédiatement de la puissance créatrice, dans l'homme de la spontanéité de l'esprit ou de la conscience. J'appelle divin, en autres termes, tout ce qui, se produisant en dehors de la série, ou servant de terme initial à la série, n'admet de la part du philosophe ni question, ni doute. Le divin s'impose de vive force: il ne répond point aux interrogations qu'on lui adresse, et ne souffre pas de démonstrations.
   Je dis donc que la guerre est, du moins qu'elle est restée jusqu'à présent pour nous une chose divine: tour à tour célébrée et maudite, sujet inépuisable d'accusations et de panégyriques; au fond, soustraite jusqu'ici à l'empire de notre volonté, et impénétrable à notre raison comme un théophanie.
   Mais en quoi consiste cette divinité de la guerre?
   Si la guerre, ainsi que je le disais tout à l'heure, n'était que le conflit des forces, des passions, des intérêts, elle ne se distinguerait pas des combats que se livrent les bêtes; elle rentrerait dans la catégorie des manifestations animales: ce serait, comme la colère, la haine, la luxure, un effet de l'orgasme vital, et tout serait dit. Il y a même lieu de croire que depuis bien des siècles elle aurait disparu sous l'action combinée de la raison et de la conscience. Par respect de lui–même, l'homme aurait cessé de faire la guerre à l'homme, comme il a cessé de la manger, de le faire esclave, de vivre dans la promiscuité, d'adorer des crocodiles et des serpents.
   Mais il existe dans la guerre autre chose: c'est un élément moral, qui fait d'elle la manifestation la plus splendide et en même temps la plus horrible de notre espèce. Quel est cet élément ? La jurisprudence des trois derniers siècles, hors d'état de le découvrir, a pris le parti de le nier. Elle pose comme axiome, cette jurisprudence d'ailleurs si estimable, si digne de reconnaissance, que la guerre, chez l'une au moins des parties belligérantes, est nécessairement injuste, attendu, dit–elle, que le blanc et le noir ne peuvent être justes en même temps. Puis, à la faveur de cet axiome, elle assimile les faits de guerre, partie à des actes de brigandage, partie aux moyens de contrainte qu'autorise, contre le malfaiteur et le débiteur de mauvaise foi, la loi civile. En sorte que le guerrier, selon que la cause qu'il sert est juste ou injuste, doit être logiquement réputé un héros ou un scélérat. Or, je soutiens et je prouverai que c'est là une théorie gratuite, hautement démentie par les faits, et dont nous démontrerons la dangereuse et profonde immoralité. La guerre, comme on verra, la vraie guerre, par sa nature, par son idée, par ses motifs, par son but avoué, par la tendance éminemment juridique de ses formes, non seulement n'est pas plus injuste d'un côté que de l'autre, elle est, des deux parts et nécessairement, juste, vertueuse, morale, sainte, ce qui fait d'elle un phénomène d'ordre divin, je dirai même miraculeux, et l'élève à la hauteur d'une religion. […]
   Salut à la guerre ! C'est par elle que l'homme, à peine sorti de la boue qui lui servit de matrice, se pose dans sa majesté et dans sa vaillance; c'est sur le corps d'un ennemi abattu qu'il fait son premier rêve de gloire et d'immortalité. Ce sang versé à flots, ces carnages fratricides, font horreur à notre philanthropie. J'ai peur que cette mollesse n'annonce le refroidissement de notre vertu. Soutenir une grande cause dans un combat héroïque, où l'honorabilité des combattants et la présomption du droit sont égales, et au risque de donner ou recevoir la mort, qu'y a–t–il là de si terrible ? Qu'y a–t–il surtout d'immoral? La mort est le couronnement de la vie : comment l'homme, créature intelligente, morale et libre, pourrait–il plus noblement finir ?
   Les loups, les lions, pas plus que les moutons et les castors, ne se font entre eux la guerre : il y a longtemps qu'on a fait de cette remarque une satire contre notre espèce. Comment ne voit–on pas, au contraire, que là est le signe de notre grandeur; que si, par impossible, la nature avait fait de l'homme un animal exclusivement industrieux et sociable, et point guerrier, il serait tombé, dès le premier jour, au niveau des bêtes dont l'association forme toute la destinée; il aurait perdu, avec l'orgueil de son héroïsme, sa faculté révolutionnaire, la plus merveilleuse de toutes et la plus féconde ? Vivant en communauté pure, notre civilisation serait une étable. Saurait–on ce que vaut l'homme, sans la guerre ? Saurait–on ce que valent les peuples et les races ? Serions–nous en progrès ? Aurions–nous seulement cette idée de valeur, transportée de la langue du guerrier dans celle du commerçant ?… Il n'est pas de peuple, ayant acquis dans le monde quelque renom, qui ne se glorifie avant tout de ses annales militaires: ce sont ses plus beaux titres à l'estime de la postérité. Allez–vous en faire des notes d'infamie ? Philanthrope, vous parlez d'abolir la guerre; prenez garde de dégrader le genre humain…
   Mais, dites–vous, par quel abominable sophisme la plus généreuse des créatures a–t–elle pu faire de l'assassinat de son semblable un acte de vertu ?… Eh ! c'est vous–même qui faites ici du sophisme, car vous méconnaissez, vous calomniez la conscience humaine, que vous ne comprenez pas. Elle proteste, cette conscience, contre l'assimilation que vous faites de la guerre à l'assassinat. Et c'est justement cette protestation qui constitue le mystère, et qui fait de la guerre un phénomène divin. Comment se fait–il, c'est moi qui vous pose la question, que l'humanité s'éveille à la vertu, à la société, à la civilisation, précisément par la guerre ? Comment le sang humain devient–il la première onction de la royauté ? Comment l'État, organisé pour la paix, se fonde–t–il sur le carnage ? Voilà, philanthrope, ce que vous avez à expliquer, sans impatience et sans injure, à peine de mettre votre raison vacillante à la place de la spontanéité du genre humain, et de jeter le trouble dans cette civilisation que vous prétendez servir. […]
   Ainsi l'idée de guerre enveloppe, domine, régit, par la religion, l'universalité des rapports sociaux. Tout, dans l'histoire de l'humanité, la suppose. Rien ne s'explique sans elle; rien n'existe qu'avec elle : qui sait la guerre, sait le tout du genre humain. Qu'une innocente philanthropie se demande par quels moyens la société triomphera de cette fureur parricide, elle en a le droit.  La guerre est un sphinx que notre libre raison est appelée à métamorphoser sinon à détruire.
   En rappelant ces faits, je suis loin de céder à une intention critique. Je prends la société telle qu'elle est, sans en approuver ni désapprouver les institutions; et je demande si, en présence de ces faits si généraux, si persistants, si parfaitement liés, il est raisonnable de traiter de chimère, de superstition et de fanatisme, une idée qui depuis soixante ou quatre-vingts siècles mène le monde; qui remplit la société comme la lumière du soleil remplit l'espace planétaire; qui fait parmi les peuples l'ordre, la sécurité, aussi bien qu'elle fait les dissensions et les révolutions; une idée qui comprend tout, qui gouverne tout : DIEU, la FORCE, la GUERRE; car il devient évident, à mesure que nous avançons dans cette revue, qu'au fond ces trois mots, dans l'esprit des masses, sont synonymes.
   Je poursuis.
   C'est par les idées de souveraineté, d'autorité, de gouvernement, de prince, de hiérarchie, de classes, etc., que s'introduit dans la multitude humaine la notion du droit. Or, tout cela dérive de l'idée de guerre. L'égalité vient à la suite; que signifie l'égalité ? Que chaque citoyen jouit, vis-à-vis de ses semblables, du droit de guerre, en autres termes, du droit de libre concurrence, garanti par l'abolition des jurandes et maîtrises. L'état social est donc toujours, de fait ou de droit, un état de guerre. En cela, je n'affirme rien de moi-même, j'expose; et il faudrait être aveugle volontaire pour nier l'exactitude de mon exposition.
   Oui, la guerre est justicière, en dépit de ses ignorants détracteurs. Elle a ses formes, ses lois, ses rites, qui ont fait d'elle la première et la plus solennelle des juridictions, et desquelles est sorti le système entier du droit : Droit de la guerre et de la paix; Droit des gens; Droit public; Droit civil; Droit économique. Droit pénal. Qu'est-ce que le débat judiciaire ? Le mot l'indique, une imitation de la guerre, une guerre non sanglante, un combat. Pourquoi des juges ? Ah ! c'est que, dans le combat véritable à main armée, la victoire rend témoignage du droit; tandis que, dans le débat oral, il faut des arbitres, de même qualité que les plaideurs, et qui attestent et jurent que le droit, autant qu'il est permis de s'en rapporter à raison, est de ce côté-ci, qu'il n'est pas de ce côté-là.
   Cette affinité de la justice et de la guerre se révèle jusque dans les choses de l'ordre économique, qui pourtant en semblent la négation. Est-ce que l'esclavage, sur lequel reposait presque tout entière la production chez les anciens, n'est pas la guerre ? Et le servage, qui a remplacé l'esclavage; et le salariat, qui a remplacé le servage, n'est-ce pas toujours la guerre ? La douane n'est-elle pas la guerre ? L'opposition du travail et du capital, de l'offre et de la demande, du prêteur et de l'emprunteur, des privilèges d'auteurs, inventeurs, perfectionneurs, et des peines infligées aux contrefacteurs, falsificateurs et plagiaires, tout cela n'indique-t-il pas la guerre ?
  […] Eh bien, il en est ainsi de la poésie et de la littérature. La guerre, qui fait fuir, dit-on, les Muses pacifiques, est au contraire l'aliment qui les fait vivre, le sujet de leur conversation éternelle. […] C'est de tous les sujets dont s'inspirent les poètes, les historiens, les orateurs, les romanciers, le plus inépuisable, le plus varié, le plus attachant, celui que la multitude préfère et redemande sans cesse, sans lequel toute poésie s'affadit et se décolore. Supprimez le rapport secret qui fait de la guerre une condition indispensable, de près ou de loin, aux créations de l'idéal, aussitôt vous allez voir l'âme humaine partout abaissée, la vie individuelle et sociale frappée d'un insupportable prosaïsme. Si la guerre n'existait pas, la poésie l'inventerait. Sans doute, le courage guerrier et la flamme poétique ne peuvent se confondre; la statue n'est pas le marbre dans lequel elle a été taillée. Mais, si l'artiste a eu l'idée de sa statue, n'est-ce pas en partie parce que la nature lui avait fourni le marbre ? Faites donc une Vénus avec des schistes ! Tout de même, si le poète a eu l'idée de ses chants, n'est-ce pas aussi parce qu'il y avait en lui quelque chose de cet enthousiasme qui fait les héros, et en admiration duquel la guerre a été appelée divine ? J'ai donc le droit de dire, et je répète, que la plus puissante révélation de l'idéal, comme de la religion et du droit, c'est la guerre.
Pierre-Joseph PROUDHON, La Guerre et la Paix (1861).

 

Victor HUGO
Depuis six mille ans la guerre...

 

Depuis six mille ans la guerre
Plait aux peuples querelleurs,
Et Dieu perd son temps à faire
Les étoiles et les fleurs.

Les conseils du ciel immense,
Du lys pur, du nid doré,
N'ôtent aucune démence
Du cœur de l'homme effaré.

Les carnages, les victoires,
Voilà notre grand amour ;
Et les multitudes noires
Ont pour grelot le tambour.

La gloire, sous ses chimères
Et sous ses chars triomphants,
Met toutes les pauvres mères
Et tous les petits enfants.

Notre bonheur est farouche ;
C'est de dire : Allons ! mourons !
Et c'est d'avoir à la bouche
La salive des clairons.

L'acier luit, les bivouacs fument ;
Pâles, nous nous déchaînons ;
Les sombres âmes s'allument
Aux lumières des canons.

Et cela pour des altesses
Qui, vous à peine enterrés,
Se feront des politesses
Pendant que vous pourrirez,

Et que, dans le champ funeste,
Les chacals et les oiseaux,
Hideux, iront voir s'il reste
De la chair après vos os !

Aucun peuple ne tolère
Qu'un autre vive à côté ;
Et l'on souffle la colère
Dans notre imbécillité.

C'est un Russe ! Égorge, assomme.
Un Croate ! Feu roulant.
C'est juste. Pourquoi cet homme
Avait-il un habit blanc ?

Celui-ci, je le supprime
Et m'en vais, le cœur serein,
Puisqu'il a commis le crime
De naître à droite du Rhin.

Rosbach ! Waterloo ! Vengeance !
L'homme, ivre d'un affreux bruit,
N'a plus d'autre intelligence
Que le massacre et la nuit.

On pourrait boire aux fontaines,
Prier dans l'ombre à genoux,
Aimer, songer sous les chênes ;
Tuer son frère est plus doux.

On se hache, on se harponne,
On court par monts et par vaux ;
L'épouvante se cramponne
Du poing aux crins des chevaux.

Et l'aube est là sur la plaine !
Oh ! j'admire, en vérité,
Qu'on puisse avoir de la haine
Quand l'alouette a chanté.


Victor HUGO, Les Chansons des rues et des bois, 1865.

 

NIETZSCHE
La guerre assure la santé des civilisations.

 

   C'est un songe creux de belles âmes utopiques que d'attendre encore beaucoup de l'humanité dès lors qu'elle aura désappris à faire la guerre (voire même de mettre tout son espoir en ce moment-là). Pour l'instant, nous ne connaissons pas d'autre moyen qui puisse communiquer aux peuples épuisés cette rude énergie du camp, cette haine profonde et impersonnelle, ce sang-froid de meurtrier à bonne conscience, cette ardeur cristallisant une communauté dans la destruction de l'ennemi, cette superbe indifférence aux grandes pertes, à sa propre vie comme à celle de ses amis, cet ébranlement sourd, ce séisme de l'âme, les leur communiquer aussi fortement et sûrement que le fait n'importe quelle grande guerre : ce sont les torrents et les fleuves alors déchaînés qui, malgré les pierres et les immondices de toutes sortes roulés dans leurs flots, malgré les prairies et les délicates cultures ruinées par leur passage, feront ensuite tourner avec une force nouvelle, à la faveur des circonstances, les rouages des ateliers de l'esprit. La civilisation ne saurait du tout se passer des passions, des vices et des cruautés. - Le jour où les Romains parvenus à l'Empire commencèrent à se fatiguer quelque peu de leurs guerres, ils tentèrent de puiser de nouvelles forces dans les chasses aux fauves, les combats de gladiateurs et les persécutions contre les chrétiens. Les Anglais d'aujourd'hui, qui semblent en somme avoir aussi renoncé à la guerre, recourent à un autre moyen de ranimer ces énergies mourantes : ce sont ces dangereux voyages de découverte, ces navigations, ces ascensions, que l'on dit entrepris à des fins scientifiques, mais qui le sont en réalité pour rentrer chez soi avec un surcroît de forces puisé dans des aventures et des dangers de toute sorte. On arrivera encore à découvrir quantité de ces succédanés de la guerre, mais peut-être, grâce à eux, se rendra-t-on mieux compte qu'une humanité aussi supérieurement civilisée, et par suite aussi fatalement exténuée que celle des Européens d'aujourd'hui, a besoin, non seulement de guerres, mais des plus grandes et des plus terribles qui soient (a besoin, donc, de rechutes dans la barbarie) pour éviter de se voir frustrée par les moyens de la civilisation, de sa civilisation et de son existence mêmes.
Friedrich NIETZSCHE, Humain, trop humain (1878), I, § 477.

 

Romain ROLLAND
La pieuvre qui suce le meilleur sang de l'Europe.

 

  Ainsi, les trois plus grands peuples d’Occident, les gardiens de la civilisation, s’acharnent à leur ruine ?[...] Ces guerres, je le sais, les chefs d’États qui en sont les auteurs criminels n’osent en accepter la responsabilité ; chacun s’efforce sournoisement d’en rejeter la charge sur l’adversaire. Et les peuples qui suivent, dociles, se résignent en disant qu’une puissance plus grande que les hommes a tout conduit. On entend, une fois de plus, le refrain séculaire : « Fatalité de la guerre, plus forte que toute volonté », — le vieux refrain des troupeaux, qui font de leur faiblesse un dieu, et qui l’adorent. Les hommes ont inventé le destin, afin de lui attribuer les désordres de l’univers, qu’ils ont pour devoir de gouverner. Point de fatalité ! La fatalité, c’est ce que nous voulons. Et c’est aussi, plus souvent, ce que nous ne voulons pas assez. Qu’en ce moment, chacun de nous fasse son mea culpa ! Cette élite intellectuelle, ces Églises, ces partis ouvriers, n’ont pas voulu la guerre... Soit !... Qu’ont-ils fait pour l’empêcher ? Que font-ils pour l’atténuer ? Ils attisent l’incendie. Chacun y porte son fagot.
   Le trait le plus frappant de cette monstrueuse épopée, le fait sans précédent est, dans chacune des nations en guerre, l’unanimité pour la guerre. C’est comme une contagion de fureur meurtrière. […] À cette épidémie, pas un n’a résisté. Plus une pensée libre qui ait réussi à se tenir hors d’atteinte du fléau. Il semble que sur cette mêlée des peuples, où, quelle qu’en soit l’issue, l’Europe sera mutilée, plane une sorte d’ironie démoniaque. Ce ne sont pas seulement les passions de races, qui lancent aveuglement les millions d’hommes les uns contre les autres, comme des fourmilières, et dont les pays neutres eux-mêmes ressentent le dangereux frisson ; c’est la raison, la foi, la poésie, la science, toutes les forces de l’esprit qui sont enrégimentées, et se mettent, dans chaque État, à la suite des armées. Dans l’élite de chaque pays, pas un qui ne proclame et ne soit convaincu que la cause de son peuple est la cause de Dieu, la cause de la liberté et du progrès humains. Et je le proclame aussi...
   Allons, ressaisissons-nous ! Quelle que soit la nature et la virulence de la contagion — épidémie morale, forces cosmiques — ne peut-on résister ? On combat une peste, on lutte même pour parer aux désastres d’un tremblement de terre. […] Ainsi, l’amour de la patrie ne pourrait fleurir que dans la haine des autres patries et le massacre de ceux qui se livrent à leur défense ? Il y a dans cette proposition une féroce absurdité et je ne sais quel dilettantisme néronien, qui me répugnent, qui me répugnent, jusqu’au fond de mon être. Non, l’amour de ma patrie ne veut pas que je haïsse et que je tue les âmes pieuses et fidèles qui aiment les autres patries. Il veut que je les honore et que je cherche à m’unir à elles pour notre bien commun.
   Vous, chrétiens, pour vous consoler de trahir les ordres de votre Maître, vous dites que la guerre exalte les vertus de sacrifice. Et il est vrai qu’elle a le privilège de faire surgir des cœurs les plus médiocres le génie de la race. Elle brûle dans son bain de feu les scories, les souillures ; elle trempe le métal des âmes ; d’un paysan avare, d’un bourgeois timoré, elle peut faire demain un héros de Valmy. Mais n’y a-t-il pas de meilleur emploi au dévouement d’un peuple que la ruine des autres peuples ? Et ne peut-on se sacrifier, chrétiens, qu’en sacrifiant son prochain avec soi ? Je sais bien, pauvres gens, que beaucoup d’entre vous offrent plus volontiers leur sang qu’ils ne versent celui des autres... Mais quelle faiblesse, au fond ! Avouez-donc que vous qui ne tremblez pas devant les balles et les shrapnells, vous tremblez devant l’opinion soumise à l’idole sanglante, plus haute que le tabernacle de Jésus : l’orgueil de race jaloux ! Chrétiens d’aujourd’hui, vous n’eussiez pas été capables de refuser le sacrifice aux dieux de la Rome impériale. Votre pape, Pie X, est mort de douleur, dit-on, de voir éclater cette guerre. Il s’agissait bien de mourir ! Le Jupiter du Vatican, qui prodigua sa foudre contre les prêtres inoffensifs que tentait la noble chimère du modernisme, qu’a-t-il fait contre ces princes, contre ces chefs criminels, dont l’ambition sans mesure a déchaîné sur le monde la misère et la mort ! Que Dieu inspire au nouveau pontife, qui vient de monter sur le trône de Saint-Pierre, les paroles et les actes qui lavent l’Église de ce silence !
   Quant à vous, socialistes, qui prétendez, chacun, défendre la liberté contre la tyrannie — Français contre le Kaiser, — Allemands contre le Tsar, — s’agit-il de défendre un despotisme contre un autre despotisme ? Combattez-les tous deux et mettez-vous ensemble ! Entre nos peuples d’Occident, il n’y avait aucune raison de guerre. En dépit de ce que répète une presse envenimée par une minorité qui a son intérêt à entretenir ces haines, frères de France, frères d’Angleterre, frères d’Allemagne, nous ne nous haïssons pas. Je vous connais, je nous connais. Nos peuples ne demandaient que la paix et que la liberté. Le tragique du combat, pour qui serait placé au centre de la mêlée et qui pourrait plonger son regard, des hauts plateaux de Suisse, dans tous les camps ennemis, c’est que chacun des peuples est vraiment menacé dans ses biens les plus chers, dans son indépendance, son honneur et sa vie. Mais qui a lancé sur eux ces fléaux ? Qui les a acculés à cette nécessité désespérée, d’écraser l’adversaire ou de mourir ? Qui, sinon leurs États, et d’abord (à mon sens), les trois grands coupables, les trois aigles rapaces, les trois Empires, la tortueuse politique de la maison d’Autriche, le tsarisme dévorant, et la Prusse brutale ! Le pire ennemi n’est pas au dehors des frontières, il est dans chaque nation ; et aucune nation n’a le courage de le combattre. C’est ce monstre à cent têtes, qui se nomme l’impérialisme, cette volonté d’orgueil et de domination, qui veut tout absorber, ou soumettre, ou briser, qui ne tolère point de grandeur libre, hors d’elle. Le plus dangereux pour nous, hommes de l’Occident, celui dont la menace levée sur la tête de l’Europe l’a forcée à s’unir en armes contre lui, est cet impérialisme prussien, qui est l’expression d’une caste militaire et féodale, fléau non pas seulement pour le reste du monde, mais pour l’Allemagne même dont il a savamment empoisonné la pensée. C’est lui qu’il faut détruire d’abord. Mais il n’est pas le seul. Le tsarisme aura son tour. Chaque peuple a, plus ou moins, son impérialisme ; quelle qu’en soit la forme, militaire, financier, féodal, républicain, social, intellectuel, il est la pieuvre qui suce le meilleur sang de l’Europe. Contre lui, reprenons, hommes libres de tous les pays, dès que la guerre sera finie, la devise de Voltaire !
Romain ROLLAND, Au-dessus de la mêlée (1915).

 

Ernst JÜNGER
La bête se fait jour.

 

  De même que l'homme s'édifie sur l'animal et ses contingences, de même il s'enracine dans tout ce que ses pères ont créé au cours des temps avec leurs poings, leur cœur et leur cerveau. Ses générations ressemblent aux strates d'un état corallien ; pas le moindre fragment n'est pensable sans d'autres en nombre infini, depuis longtemps éteints, sur lesquels il se fonde. L’homme est le porteur, le vaisseau sans cesse métamorphosé de tout ce qui avant lui fut fait, pensé et ressenti. Il est aussi l'héritier de tout le désir qui avant lui en a poussé d'autres, avec une force irrésistible, vers des buts au loin drapés dans les brumes.
  Les hommes continuent d'œuvrer à l'érection d'une tour d'incommensurable hauteur, faite de leurs générations, des états de leur être entassés l'un sur l'autre, dans le sang, le désir et l'agonie.
  Certes, la tour s'élance à toujours plus abruptes hauteurs, ses merlons haussent l'homme au pavois du vainqueur suprême, le regard se repaît de terres chaque fois plus grandes et plus riches, mais l'édification n'en est pas pour autant régulière et tranquille. Souvent l'ouvrage est menacé, des murs s'écroulent ou sont abattus par les sots, les découragés, les désespérés. Les contrecoups d'états de choses qu’on a cru depuis longtemps surmontés, les éruptions des forces élémentaires qui bouillonnaient à gros remous sous la croûte raidie révèlent la puissante vitalité des énergies immémoriales.
  L’individu se construit, pareillement, de pierres innombrables. Il traîne derrière lui sur le sol la chaîne sans fin des aïeux; il est ligoté et cousu par mille liens et fils invisibles aux racines entrelacées de la paludéenne et primordiale forêt dont la fermentation torride a couvé son germe premier. Certes la sauvagerie, la brutalité, la couleur crue propre à l'instinct se sont lissées, polies, estompées au fil des millénaires où la société brida la pulsion des appétits et des désirs. Certes un raffinement croissant l'a décanté et ennobli, mais le bestial n’en dort pas moins toujours au fond de son être. Toujours il est en lui beaucoup de la bête, sommeillante sur les tapis confortables et bien tissés d'une civilisation lisse, dégrossie, dont les rouages s'engrènent sans heurts, drapée dans l'habitude et les formes plaisantes ; mais la sinusoïde de la vie fait-elle brusquement retour à la ligne rouge du primitif, alors les masques tombent : nu comme il l'a toujours été, le voilà qui surgit, l'homme premier, l’homme des cavernes, totalement effréné dans le déchaînement des instincts. L’atavisme surgit en lui, sempiternel retour de flamme dès lors que la vie se rappelle à ses fonctions primitives. Le sang, qui dans le cycle machinal des villes, ses nids de pierre, irriguait froid et régulier les veines, bouillonne écumant, et la roche primitive, longtemps froide et roide couchée dans des profondeurs enfouies, fond à nouveau, chauffée à blanc. Elle lui siffle à la face, jet de flamme dardée qui le dévore par surprise, s'il se risque à descendre au labyrinthe des puits. Déchiré par la faim, dans la mêlée haletante des sexes, dans le choc du combat à mort, il reste tel qu’il fut toujours.
  Au combat, qui dépouille l'homme de toute convention comme des loques rapiécées d'un mendiant, la bête se fait jour, monstre mystérieux resurgi des tréfonds de l'âme. Elle jaillit en dévorant geyser de flamme, irrésistible griserie qui enivre les masses, divinité trônant au-dessus des armées. Lorsque toute pensée, lorsque tout acte se ramènent à une formule, il faut que les sentiments eux-mêmes régressent et se confondent, se conforment à l'effrayante simplicité du but : anéantir l'adversaire. Il n’en sera pas autrement, tant qu'il y aura des hommes.
Ernst JÜNGER, La guerre comme expérience intérieure, 1922.

 

 

Henri BERGSON
La guerre est naturelle.

 

  La nature a doté l'homme d'une intelligence fabricatrice. Au lieu de lui fournir des instruments, comme elle l'a fait pour bon nombre d'espèces animales, elle a préféré qu'il les construisît lui-même. Or l'homme a nécessairement la propriété de ses instruments, au moins pendant qu'il s'en sert. Mais puisqu'il sont détachés de lui, ils peuvent lui être pris; les prendre tout faits est plus facile que de les faire. Surtout, ils doivent agir sur une madère, servir d'armes de chasse ou de pêche, par exemple; le groupe dont il est le membre aura jeté son dévolu sur une forêt, un lac, une rivière; et cette place, à son tour, un autre groupe pourra juger plus commode de s'y installer que de chercher ailleurs. Dès lors, il faudra se battre. [...] Mais peu importent la chose que l'on prend et le motif qu'on se donne: l'origine de la guerre est la propriété, individuelle ou collective, et comme l'humanité est prédestinée à la propriété par sa structure, la guerre est naturelle.[...]
  L'instinct guerrier est si fort qu'il est le premier à apparaître quand on gratte la civilisation pour retrouver la nature. On sait combien les petits garçons aiment à se battre. Ils recevront des coups. Mais ils auront eu la satisfaction d'en donner. On a dit avec raison que les jeux de l'enfant étaient les exercices préparatoires auxquels la nature le convie en vue de la besogne qui incombe à l'homme fait. Mais on peut aller plus loin, et voir des exercices préparatoires ou des jeux dans la plupart des guerres enregistrées par l'histoire, Quand on considère la futilité des motifs qui provoquèrent bon nombre d'entre elles, on pense aux duellistes de Marion Delorme qui s'entre-tuaient "pour rien, pour le plaisir, ou bien encore à l'Irlandais cité par Lord Brise, qui ne pouvait voir deux hommes échanger des coups de poing dans la rue sans poser la question : "Ceci est-il une affaire privée, ou peut-on se mettre de la partie ?" En revanche, si l'on place à côté des querelles accidentelles les guerres décisives, qui aboutirent à l'anéantissement d'un peuple, on comprend que celles-ci furent la raison d'être de celles-là : il fallait un instinct de guerre, et parce qu'il existait en vue de guerres féroces qu'on pourrait appeler naturelles, une foule de guerres accidentelles ont eu lieu, simplement pour empêcher l'arme de se rouiller. - Qu'on songe maintenant à l'exaltation des peuples au commencement d'une guerre ! Il y a là sans doute une réaction défensive contre la peur, une stimulation automatique des courages. Mais il y a aussi le sentiment qu'on était fait pour une vie de risque et d'aventure, comme si la paix n'était qu'une halte entre deux guerres.
  L'exaltation tombe bientôt, car la souffrance est grande. Mais si on laisse de côté la dernière guerre, dont l'horreur a dépassé tout ce qu'on croyait possible, il est curieux de voir comme les souffrances de la guerre s'oublient vite pendant la paix.
Henri BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion (1929).

 

Jean GIRAUDOUX
La guerre a sonné faux.

ANDROMAQUE , HECTOR

Il l’a prise dans ses bras, l’a amenée au banc de pierre, s’est assis près d’elle. Court silence.

HECTOR — Ce sera un fils, une fille ?
ANDROMAQUE — Qu’as-tu voulu créer en l’appelant ?
HECTOR — Mille garçons... Mille filles...
ANDROMAQUE — Pourquoi ? Tu croyais étreindre mille femmes ?... Tu vas être déçu. Ce sera un fils, un seul fils.
HECTOR — Il y a toutes les chances pour qu’il en soit un... Après les guerres, il naît plus de garçons que de filles.
ANDROMAQUE — Et avant les guerres ?
HECTOR — Laissons les guerres, et laissons la guerre... Elle vient de finir. Elle t’a pris un père, un frère, mais ramené un mari.
ANDROMAQUE — Elle est trop bonne. Elle se rattrapera.
HECTOR — Calme-toi. Nous ne lui laisserons plus l’occasion. Tout à l’heure, en te quittant, je vais solennellement, sur la place, fermer les portes de la guerre. Elles ne s’ouvriront plus.
ANDROMAQUE — Ferme-les. Mais elles s’ouvriront.
HECTOR — Tu peux même nous dire le jour !
ANDROMAQUE — Le jour où les blés seront dorés et pesants, la vigne surchargée, les demeures pleines de couples.
HECTOR — Et la paix à son comble, sans doute ?
ANDROMAQUE — Oui. Et mon fils robuste et éclatant.   Hector l’embrasse.
HECTOR — Ton fils peut être lâche. C’est une sauvegarde.
ANDROMAQUE — Il ne sera pas lâche. Mais je lui aurai coupé l’index de la main droite.
HECTOR — Si toutes les mères coupent l’index droit de leur fils, les armées de l’univers se feront la guerre sans index... Et si elles lui coupent la jambe droite, les armées seront unijambistes... Et si elles lui crèvent les yeux, les armées seront aveugles, mais il y aura des armées, et dans la mêlée elles se chercheront le défaut de l’aine, ou la gorge, à tâtons...
ANDROMAQUE — Je le tuerai plutôt.
HECTOR — Voilà la vraie solution maternelle des guerres.
ANDROMAQUE — Ne ris pas. Je peux encore le tuer avant sa naissance.
HECTOR — Tu ne veux pas le voir une minute, juste une minute ? Après, tu réfléchiras... Voir ton fils ?
ANDROMAQUE — Le tien seul m’intéresse. C’est parce qu’il est de toi, c’est parce qu’il est toi que j’ai peur. Tu ne peux t’imaginer combien il te ressemble. Dans ce néant où il est encore, il a déjà apporté tout ce que tu as mis dans notre vie courante. Il y a tes tendresses; tes silences. Si tu aimes la guerre, il l’aimera... Aimes-tu la guerre ?
HECTOR — Pourquoi cette question ?
ANDROMAQUE — Avoue que certains jours tu l’aimes.
HECTOR — Si l’on aime ce qui vous délivre de l’espoir, du bonheur, des êtres les plus chers...
ANDROMAQUE — Tu ne crois pas si bien dire... On l’aime.
HECTOR — Si l’on se laisse séduire par cette délégation que les dieux vous donnent à l’instant du combat...
ANDROMAQUE — Ah ? Tu te sens un dieu, à l’instant du combat ?
HECTOR — Très souvent moins qu’un homme... Mais parfois, à certains matins, on se relève du sol allégé, étonné, mué. Le corps, les armes ont un autre poids, sont d’un autre alliage. On est invulnérable. Une tendresse vous envahit, vous submerge, la variété de tendresse des batailles : on est tendre parce qu’on est impitoyable ; ce doit être en effet la tendresse des dieux. On avance vers l’ennemi lentement, presque distraitement, mais tendrement. Et l’on évite aussi d’écraser le scarabée. Et l’on chasse le moustique sans l’abattre. Jamais l’homme n’a plus respecté la vie sur son passage...
ANDROMAQUE — Puis l’adversaire arrive ?...
HECTOR — Puis l’adversaire arrive, écumant, terrible. On a pitié de lui, on voit en lui, derrière sa bave et ses yeux blancs, toute l’impuissance et tout le dévouement du pauvre fonctionnaire humain qu’il est, du pauvre mari et gendre, du pauvre cousin germain, du pauvre amateur de raki et d’olives qu’il est. On a de l’amour pour lui. On aime sa verrue sur sa joue, sa taie dans son œil. On l’aime... Mais il insiste... Alors on le tue.
ANDROMAQUE — Et l’on se penche en dieu sur ce pauvre corps ; mais on n’est pas dieu, on ne rend pas la vie.
HECTOR — On ne se penche pas. D’autres vous attendent. D’autres avec leur écume et leurs regards de haine. D’autres pleins de famille, d’olives, de paix.
ANDROMAQUE — Alors on les tue ?
HECTOR — On les tue. C’est la guerre.
ANDROMAQUE — Tous, on les tue ?
HECTOR — Cette fois nous les avons tués tous. À dessein. Parce que leur peuple était vraiment la race de la guerre, parce que c’est par lui que la guerre subsistait et se propageait en Asie. Un seul a échappé.
ANDROMAQUE — Dans mille ans, tous les hommes seront les fils de celui-là. Sauvetage inutile d’ailleurs... Mon fils aimera la guerre, car tu l’aimes.
HECTOR — Je crois plutôt que je la hais... Puisque je ne l’aime plus.
ANDROMAQUE — Comment arrive-t-on à ne plus aimer ce que l’on adorait ? Raconte. Cela m’intéresse.
HECTOR — Tu sais, quand on a découvert qu’un ami est menteur ? De lui tout sonne faux, alors, même ses vérités... Cela semble étrange à dire, mais la guerre m’avait promis la bonté, la générosité, le mépris des bassesses. Je croyais lui devoir mon ardeur et mon goût à vivre, et toi-même... Et jusqu’à cette dernière campagne, pas un ennemi que je n’aie aimé...
ANDROMAQUE — Tu viens de le dire : on ne tue bien que ce qu’on aime.
HECTOR — Et tu ne peux savoir comme la gamme de la guerre était accordée pour me faire croire à sa noblesse. Le galop nocturne des chevaux, le bruit de vaisselle à la fois et de soie que fait le régiment d’hoplites se frottant contre votre tente, le cri du faucon au-dessus de la compagnie étendue et aux aguets, tout avait sonné jusque-là si juste, si merveilleusement juste...
ANDROMAQUE — Et la guerre a sonné faux, cette fois ?
HECTOR — Pour quelle raison ? Est-ce l’âge ? Est-ce simplement cette fatigue du métier dont parfois l’ébéniste sur son pied de table se trouve tout à coup saisi, qui un matin m’a accablé, au moment où penché sur un adversaire de mon âge, j’allais l’achever ? Auparavant ceux que j’allais tuer me semblaient le contraire de moi-même. Cette fois j’étais agenouillé sur un miroir. Cette mort que j’allais donner, c’était un petit suicide. Je ne sais ce que fait l’ébéniste dans ce cas, s’il jette sa varlope, son vernis, ou s’il continue... J’ai continué. Mais de cette minute, rien n’est demeuré de la résonance parfaite. La lance qui a glissé contre mon bouclier a soudain sonné faux, et le choc du tué contre la terre, et, quelques heures plus tard, l’écroulement des palais. Et la guerre d’ailleurs a vu que j’avais compris. Et elle ne se gênait plus... Les cris des mourants sonnaient faux... J’en suis là.
ANDROMAQUE — Tout sonnait juste pour les autres.
HECTOR — Les autres sont comme moi. L’armée que j’ai ramenée hait la guerre.
ANDROMAQUE — C’est une armée à mauvaises oreilles.
HECTOR — Non. Tu ne saurais t’imaginer combien soudain tout a sonné juste pour elle, voilà une heure, à la vue de Troie. Pas un régiment qui ne soit arrêté d’angoisse à ce concert. Au point que nous n’avons osé entrer durement par les portes, nous nous sommes répandus en groupe autour des murs... C’est la seule tâche digne d’une vraie armée : faire le siège paisible de sa patrie ouverte.

Jean GIRAUDOUX, La guerre de Troie n'aura pas lieu, I, 3 (1935).

 

Walter BENJAMIN
Le fascisme et l'esthétisation de la politique.

 

   Les masses ont le droit d’exiger une transformation du régime de la propriété; le fascisme veut leur permettre de s’exprimer tout en conservant ce régime. Le résultat est qu’il tend tout naturellement à une esthétisation de la vie politique. A cette violence qui est faite aux masses, lorsqu’on leur impose le culte d’un chef, correspond la violence que subit un appareillage, lorsqu’on le met lui-même au service de cette religion. Tous les efforts pour esthétiser la politique culminent en un seul point. Ce point est la guerre. La guerre, et la guerre seule, permet de fournir un but aux plus grands mouvements de masse sans toucher cependant au statut de la propriété. Voilà comment les choses peuvent se traduire en langage politique. En langage technique, on les formulera ainsi : seule la guerre permet de mobiliser tous les moyens techniques du temps présent sans rien changer au régime de la propriété. Il va de soi que le fascisme, dans sa glorification de la guerre, n’use pas de ces arguments. Il est cependant fort instructif de jeter un coup d’œil sur les textes qui servent à cette glorification. Dans le manifeste de Marinetti sur la guerre d’Éthiopie, nous lisons, en effet :
  « Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes, nous nous élevons contre l’idée que la guerre serait anti-esthétique. C’est pourquoi nous affirmons ceci : la guerre est belle, parce que, grâce aux masques à gaz, au terrifiant mégaphone, aux lance-flammes et aux petits chars d’assaut, elle fonde la souveraineté de l’homme sur la machine subjuguée. La guerre est belle, parce qu’elle réalise pour la première fois le rêve d’un homme au corps métallique. La guerre est belle, parce qu’elle enrichit un pré en fleurs des orchidées flamboyantes que sont les mitrailleuses. La guerre est belle, parce qu’elle rassemble, pour en faire une symphonie, la fusillade, les canonnades, les suspensions de tir, les parfums et les odeurs de décomposition. La guerre est belle parce qu’elle crée de nouvelles architectures, comme celle des grands chars, des escadres aériennes aux formes géométriques, des spirales de fumée montant des villages incendiés, et bien d’autres encore [...]. Ecrivains et artistes futuristes, [...] rappelez-vous ces principes fondamentaux d’une esthétique de guerre, pour que soit ainsi éclairé [...] votre combat pour une nouvelle poésie et une nouvelle sculpture ! »
  Ce manifeste a l’avantage de bien dire ce qu’il veut. Sa façon de poser le problème mérite d’être reprise par le dialecticien. Voici comment se présente à lui l’esthétique de la guerre d’aujourd’hui : lorsque l’usage naturel des forces productives est paralysé par le régime de la propriété, l’accroissement des moyens techniques, des rythmes, des sources d’énergie, tend à un usage contre nature. Il le trouve dans la guerre, qui, par les destructions qu’elle entraîne, démontre que la société n’était pas assez mûre pour faire de la technique son organe, que la technique n’était pas assez élaborée pour dominer les forces sociales élémentaires. La guerre impérialiste, avec ses caractères atroces, a pour facteur déterminant le décalage entre l’existence de puissants moyens de production et l’insuffisance de leur usage à des fins productives (autrement dit, le chômage et le manque de débouchés). La guerre impérialiste est une récolte de la technique qui réclame sous forme de “ matériel humain ” ce que la société lui a arraché comme matière naturelle. Au lieu de canaliser les rivières, elle dirige le flot humain dans le lit de ses tranchées; au lieu d’user de ses avions pour ensemencer la terre, elle répand ses bombes incendiaires sur les villes, et, par la guerre des gaz, elle a trouvé un nouveau moyen d’en finir avec l’aura.
  Fiat ars, pereat mundus, tel est le mot d’ordre du fascisme, qui, Marinetti le reconnaît, attend de la guerre la satisfaction artistique d’une perception sensible modifiée par la technique. C’est là évidemment la parfaite réalisation de l’art pour l’art. Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe; elle s’est faite maintenant son propre spectacle. Elle est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. Voilà quelle esthétisation de la politique pratique le fascisme. La réponse du communisme est de politiser l’art.
Walter BENJAMIN, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction technique, 1935.

 

ALAIN
La guerre est incompatible avec la justice.

 

   Un journal a raconté l'histoire d'un fantassin, père de famille et deux fois cité pour son courage, qui, revenant à la tranchée avec des vivres, entra dans un abri pour laisser passer un moment dangereux et par malheur s'y endormit ; à la suite de quoi il fut accusé d'avoir abandonné son poste devant l'ennemi, et finalement fusillé. Je, prends le fait pour vrai, car j'en ai entendu conter bien d'autres du même genre. Ce qui m'étonne, c'est que le journaliste qui racontait cette histoire voulait faire entendre que de telles condamnations sont atroces et injustifiables ; en quoi il se trompe, car c'est la guerre qui est atroce et injustifiable ; et, dès que vous acceptez la guerre, vous devez accepter cette méthode de punir.
   Le refus d'obéir est rare, surtout dans l'action; ce qui est plus commun, c'est la disposition à s'écarter des régions les plus dangereuses, en inventant quelque prétexte, comme d'accompagner un blessé ; d'autant qu'il est bien facile aussi de perdre sa route ; quant à la fatigue, il n'est pas nécessaire de l'inventer. D'après de telles raisons, et en supposant même chez le soldat prudent une espèce de bonne foi, par la puissance que la peur exerce naturellement sur les opinions, on verrait bientôt fondre les troupes, et se perdre comme l'eau dans la terre, justement dans les moments où l'on a un pressant besoin de tous les combattants ; j'ajoute que c'est ce que l'on voit si l'on hésite devant des châtiments qui puissent inspirer plus de terreur que le combat lui-même.
   Chacun a toujours une bonne excuse à donner, s'il ne se trouve pas où il devrait être. Si ces excuses sont admises, la peine de mort, la seule qui ait puissance contre la peur, est aussitôt sans action ; car, bonne ou mauvaise, l'excuse paraîtra toujours bonne au poltron; il aura quelque espérance d'échapper au châtiment ; et cette espérance, jointe à la peur, suffit pour détourner imperceptiblement du devoir strict l'homme isolé à chacun de ses pas. Il faut donc que celui qui n'est pas où il doit être ne puisse invoquer ni une défaillance d'un moment, ni une fatigue, ni une erreur, ni même un obstacle insurmontable ; d'où la nécessité de punir sans aucune pitié, d'après le fait, sans tenir compte des raisons.
   Le spectateur éloigné ne peut comprendre ces choses, parce qu'il croit, d'après les récits des combattants eux-mêmes, que les hommes n'ont d'autre pensée que de courir à l'ennemi. J'ajoute que les pouvoirs ont un intérêt bien clair à faire croire cela ; car on aurait honte, à l'arrière, de réclamer une paix seulement passable, quand les combattants sont décidés à mourir. Mais, à ceux qui ont la charge de pousser les hommes au combat, l'art militaire a bientôt durement rappelé ses règles séculaires, qui ont pour objet d'enlever au combattant toute espèce d'espérance hors des chances du combat. Au surplus, qu'il s'agisse de faire un exemple ou de chasser l'ennemi de ses tranchées, l'homme est toujours moyen et outil. Et les plus courageux et les plus dévoués étant destinés à la mort, il n'est pas étonnant que l'on sacrifie encore sans hésiter quelques poltrons ou hésitants.
   Mais si l'homme a fait ses preuves ? Il n'y a point de preuves, et l'expérience fait voir que tel qui s'est bien conduit quand il était entouré et surveillé. sans compter l'entraînement de l'action, est capable aussi de s'abriter un peu trop vite, s'il est seul. Il faut dire aussi que les épreuves répétées, auxquelles se joint la fatigue, épuisent souvent le courage. Eût-on fait merveilles, il faut souvent recommencer encore et encore ; et c'est un des problèmes de l'art militaire de soutenir l'élan des troupes bien au-delà des limites que chacun des combattants s'est fixées. Il est ordinaire que celui qui a gagné la croix essaie de vivre désormais sur sa réputation sans trop risquer. Ainsi le bon sens vulgaire, qui veut que l'on tienne compte des antécédents, est encore redressé, ici, par l'inflexible expérience et la pressante nécessité. C'est pourquoi des exécutions précipitées, effrayantes et même révoltantes, ne me touchent pas plus que la guerre elle-même, dont elles sont l'inévitable conséquence. Il ne faut jamais laisser entendre, ni se permettre de croire que la guerre soit compatible, en un sens quelconque, avec la justice et l'humanité.
ALAIN, Mars ou la guerre jugée (1936) XI.

 

Jean GIONO
La guerre est inutile.

 

     Je n'aime pas la guerre. Je n'aime aucune sorte de guerre. Ce n'est pas par sentimentalité. Je suis resté quarante-deux jours devant le fort de Vaux et il est difficile de m'intéresser à un cadavre désormais. Je ne sais pas si c'est une qualité ou un défaut : c'est un fait. Je déteste la guerre. Je refuse de faire la guerre pour la seule raison que la guerre est inutile. Oui, ce simple petit mot. Je n'ai pas d'imagination. Pas horrible; non, inutile simplement. Ce qui me frappe dans la guerre ce n'est pas son horreur : c'est son inutilité. Vous me direz que cette inutilité précisément est horrible. Oui, mais par surcroît. Il est impossible d'expliquer l'horreur de quarante-deux jours d'attaque devant Verdun à des hommes qui, nés après la bataille, sont maintenant dans la faiblesse et dans la force de la jeunesse. Y réussirait-on qu'il y a pour ces hommes neufs une sorte d'attrait dans l'horreur en raison même de leur force physique et de leur faiblesse.
  Je parle de la majorité. Il y a toujours, évidemment une minorité qui fait son compte et qu'il est inutile d'instruire. La majorité est attirée par l'horreur; elle se sent capable d'y vivre et d'y mourir comme les autres; elle n'est pas fâchée qu'on la force à en donner la preuve. Il n'y a pas d'autre vraie raison à la continuelle acceptation de ce qu'après on appelle le martyre et le sacrifice. Vous ne pouvez pas leur prouver l'horreur. Vous n'avez plus rien à votre disposition que votre parole : vos amis qui ont été tués à côté de vous n'étaient pas les amis de ceux à qui vous parlez; la monstrueuse magie qui transformait ces affections vivantes en pourriture, ils ne peuvent pas la connaître; le massacre des corps et la laideur des mutilations s'est dispersée depuis vingt ans et s'est perdue silencieusement au fond de vingt années d'accouchements journaliers d'enfants frais, neufs, entiers, et parfaitement beaux. A la fin des guerres il y a un aveugle, un mutilé de la face, un manchot, un boiteux, un gazé par dix hommes; vingt ans après il n'y en a plus qu'un par deux cents hommes; on ne les voit plus; ils ne sont plus des preuves. L'horreur s'efface.
   Et j'ajoute que, malgré toute son horreur, si la guerre était utile il serait juste de l'accepter. Mais la guerre est inutile et son inutilité est évidente. L'inutilité de toutes les guerres est évidente. Qu'elles soient défensives, offensives, civiles, pour la paix, le droit pour la liberté, toutes les guerres sont inutiles. La succession des guerres dans l'histoire prouve bien qu'elles n'ont jamais conclu puisqu'il a toujours fallu recommencer les guerres. La guerre de 1914 a d'abord été pour nous, Français, une guerre dite défensive. Nous sommes-nous défendus ? Non, nous sommes au même point qu'avant. Elle devait être ensuite la guerre du droit. A t-elle créé le droit ? Non, nous avons vécu depuis des temps pareillement injustes. Elle devait être la dernière des guerres; elle était la guerre à tuer la guerre. L'a-t-elle fait ? Non. On nous prépare de nouvelles guerres; elle n'a pas tué la guerre; elle n'a tué que des hommes inutilement. La guerre civile d'Espagne n'est pas encore finie qu'on aperçoit déjà son évidente inutilité. Je consens à faire n'importe quel travail utile, même au péril de ma vie. Je refuse tout ce qui est inutile et en premier lieu toutes les guerres car c'est un travail dont l'inutilité pour l'homme est aussi claire que le soleil.
  La guerre que vous allez imposer au monde, vous paysans, est aussi inutile que toutes ces guerres-là. Vous avez à vous défendre, vous avez à imposer votre civilisation paysanne qui est la plus naturelle et la plus humaine. Vous avez à vivre; la guerre tue, avant, pendant et après. Avant : voyez les temps où nous sommes, où il est bientôt impossible de vivre dans l'étouffement de la guerre qui vient. Pendant : inutile de préciser. Après : voyez les temps que nous avons vécu depuis l'armistice de 1918 et qui nous ont peu à peu menés aux temps où nous sommes. Toutes les guerres sont des guerres de cent ans, de mille ans, de dix mille ans. Elles ne s'arrêtent pas sur des ententes et des signatures ; elles continuent à partir de là d'autres cheminements dans des mines souterraines qui font tout s'écrouler et tout s'abîmer de ce qu'on appelle la paix, en attendant la prochaine résurrection du torrent de flammes. Tant qu'on est trompé par le mensonge de l'utilité de la guerre il n'y a pas de paix; il n'y a que des intervalles troubles dans la succession des guerres. Je connais votre pacifisme paysan. Je sais que c'est le plus, sincère. Je sais que vous êtes décidés à l'imposer au monde avec, s'il le faut, la plus grande des cruautés. Je sais que vous en êtes capables. Vous ne voulez plus jamais être les soldats de personne. Mais, ne plus jamais être les soldats de personne signifie tout simplement ne jamais plus être soldat.
Jean GIONO, Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, 1938.