LE MONDE DES PASSIONS
TEXTES (II)

 

 

Mme de STAËL
Tyrannie des passions.

 

   On m'objectera peut-être qu'en voulant dompter les passions, je cherche à étouffer le principe des plus belles actions des hommes, des découvertes sublimes, des sentiments généreux: quoique je ne sois pas entièrement de cet avis, je conviens qu'il y a quelque chose de grand dans la passion; qu'elle ajoute, pendant qu'elle dure, à l'ascendant de l'homme; qu'il accomplit alors presque tout ce qu'il projette, tant la volonté ferme et suivie est une force active dans l'ordre moral: L'homme alors, emporté par quelque chose de plus puissant que lui, use sa vie, mais s'en sert avec plus d'énergie. Si l'âme doit être considérée seulement comme une impulsion, cette impulsion est plus vive quand la passion l'excite. S'il faut aux hommes sans passions l'intérêt d'un grand spectacle, s'ils veulent que les gladiateurs s'entre-détruisent à leurs yeux, tandis qu'ils ne seront que les témoins de ces affreux combats, sans doute il faut enflammer de toutes les manières ces êtres infortunés dont les sentiments impétueux animent ou renversent le théâtre du monde : mais quel bien en résultera-t-il pour eux ? quel bonheur général peut-on obtenir par ces encouragements donnés aux passions de l'âme ? Tout ce qu'il faut de mouvement à la vie sociale, tout l'élan nécessaire à la vertu existerait sans ce mobile destructeur. Mais, dira-t-on, c'est à diriger les passions et non à les vaincre qu'il faut consacrer ses efforts. Je n'entends pas comment on dirige ce qui n'existe qu'en dominant; il n'y a que deux états pour l'homme : ou il est certain d'être le maître au dedans de lui, et alors il n'a point de passions; ou il sent qu'il règne en lui-même une puissance plus forte que lui, et alors il dépend entièrement d'elle. Tous ces traités avec la passion sont purement imaginaires; elle est, comme les vrais tyrans, sur le trône ou dans les fers.
  Je n'ai point imaginé cependant de consacrer cet ouvrage à la destruction de toutes les passions; mais j'ai tâché d'offrir un système de vie qui ne fût pas sans quelques douceurs, à l'époque où s'évanouissent les espérances de bonheur positif dans cette vie : ce système ne convient qu'aux caractères naturellement passionnés, et qui ont combattu pour reprendre l'empire; plusieurs de ces jouissances n'appartiennent qu'aux âmes jadis ardentes, et la nécessité de ces sacrifices ne peut être sentie que par ceux qui ont été malheureux. En effet, si l'on n'était pas né passionné, qu'aurait-on à craindre, de quel effort aurait-on besoin, que se passerait-il en soi qui pût occuper le moraliste, et l'inquiéter sur la destinée de l'homme ? Pourrait-on aussi me reprocher de n'avoir pas traité séparément les jouissances attachées à l'accomplissement de ses devoirs, et les peines que font éprouver le remords qui suit le tort, ou le crime de les avoir bravées? Ces deux idées premières dans l'existence s'appliquent également à toutes les situations, à tous les caractères; et ce que j'ai voulu montrer seulement, c'est le rapport des passions de l'homme avec les impressions agréables ou douloureuses qu'il ressent au fond de son coeur. En suivant ce plan, je crois de même avoir prouvé qu'il n'est point de bonheur sans la vertu; revenir à ce résultat par toutes les routes est une nouvelle preuve de sa vérité. Dans l'analyse des diverses affections morales de l'homme, il se rencontrera quelquefois des allusions à la révolution de France; nos souvenirs sont tous empreints de ce terrible événement : d'ailleurs j'ai voulu que cette première partie fût utile à la seconde; que l'examen des hommes un à un pût préparer au calcul des effets de leur réunion en masse. J'ai espéré, je le répète, qu'en travaillant à l'indépendance morale de l'homme, on rendrait sa liberté politique plus facile, puisque chaque restriction qu'il faut imposer à cette liberté est toujours commandée par l'effervescence de telle ou telle passion.
Mme de STAËL, De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, Introduction (1796).

 

D.A.F. de SADE
Délices de l'infamie.

 

   On déclame contre les passions, sans songer que c'est à leur flambeau que la philosophie allume le sien, que c'est à l'homme passionné que l'on doit le renversement total de toutes les imbécillités religieuses qui, si longtemps, empestèrent le monde. Le seul flambeau des passions consuma cette odieuse chimère de la Divinité, au nom de laquelle on s'égorgeait depuis tant de siècles ; lui seul osa l'anéantir et consumer ses indignes autels. Ah ! les passions n'eussent-elles rendu à l'homme que ce service, n'en serait-ce point assez pour faire oublier leurs écarts ? Ô mes chères filles, sachez donc braver l'infamie et, pour apprendre à la mépriser comme elle doit l'être, familiarisez-vous avec tout ce qui la mérite, multipliez vos petites erreurs : ce sont elles qui, peu à peu, vous accoutumeront à tout braver... qui étoufferont dans vous le germe des remords ! Adoptez pour base de votre conduite et pour règle de vos mœurs ce qui vous paraîtra de plus analogue à vos goûts, sans vous inquiéter si cela s'accorde ou non à nos coutumes, parce qu'il serait injuste que vous vous punissiez, par la privation de cette chose, de n'être pas nées dans le pays où elle se permet. N'écoutez que ce qui vous flatte ou vous délecte le plus : c'est cela seul qui vous convient le mieux. Que les mots de vice et de vertu soient nuls à vos regards ; ces mots n'ont aucune signification réelle, ils sont arbitraires et ne donnent que des idées purement locales. Encore une fois, croyez que l'infamie se change bientôt en volupté. Je me souviens d'avoir lu quelque part, dans Tacite, je pense, que l'infamie était le dernier des plaisirs pour ceux qui se sont blasés sur tous les autres par l'excès qu'ils en ont fait, plaisir bien dangereux, sans doute, puisqu'il faut trouver une jouissance, et une jouissance bien vive, à cette espèce d'abandon de soi-même, à cette sorte de dégradation de sentiments d'où naissent à la fois tous les vices... qu'elle flétrit l'âme, et ne lui permet plus d'autre amorce que celle de la plus entière corruption, et cela, sans laisser le moindre jour au remords, absolument éteint dans un être qui n'estime plus que ce qui en donne, qui ne se plaît qu'à les faire revivre pour avoir le plaisir de les vaincre, et qui parvient ainsi, par degrés, aux excès les plus monstrueux, avec d'autant plus de facilité que les freins qu'elle lui fait rompre, ou les vertus qu'elle lui fait mépriser, deviennent comme autant d'épisodes voluptueux, souvent plus piquants encore pour sa perfide imagination que l'écart même qu'il avait conçu. Ce qu'il y a de fort singulier, c'est qu'il se croit heureux alors, et qu'il l'est. Si, réversiblement, l'individu vertueux l'est aussi, le bonheur n'est donc plus une situation que chacun puisse saisir en se conduisant bien : il ne dépend donc uniquement que de notre organisation, et peut donc se rencontrer également dans le triomphe de la vertu et dans l'abîme du vice... Mais que dis-je ? dans le triomphe de la vertu... Ah ! ses chatouillements alors seraient-ils aussi piquants ? Quelle est l'âme froide qui pourrait s'en contenter ? Non, mes amies, non, jamais la vertu ne sera faite pour le bonheur. Il ment, celui qui se flatte de l'avoir trouvé dans elle, il veut nous faire prendre pour le bonheur les illusions de notre orgueil. Pour moi, je vous le déclare, je la foule aux pieds de toute mon âme, je la méprise autant que j'avais la faiblesse de la chérir autrefois, et je voudrais joindre aux délices de l'outrager sans cesse la volupté suprême de l'arracher de tous les cœurs. Que de fois, dans mes illusions, ma maudite tête s'échauffe au point de vouloir être couverte de cette infamie que je viens de peindre ! Oui, je voudrais être déclarée infâme ; je voudrais qu'il fût décidé, affiché que je suis une putain ; je voudrais rompre ces indignes vœux qui m'empêchent de me prostituer publiquement, de m'avilir comme la dernière des femmes ! J'en suis, je l'avoue, à désirer le sort de ces divines créatures qui satisfont, au coin des rues, les sales lubricités du premier passant ; elles croupissent dans l'avilissement et l'ordure ; le déshonneur est leur lot, elles ne sentent plus rien... Quel bonheur ! et pourquoi ne travaillerions-nous pas à nous rendre toutes ainsi ? L'être le plus heureux de la terre n'est-il pas celui dans lequel les passions ont endurci le cœur... l'ont amené au point de n'être plus sensible qu'au plaisir ? Et quel besoin a-t-il d'être ouvert à d'autre sensation qu'à celle-là ? Eh ! mes amies, en fussions-nous à ce dernier degré de turpitude, nous ne nous paraîtrions pas encore viles, et nous aimerions mieux diviniser nos erreurs que de nous mésestimer nous-mêmes ! Voilà comment la nature sait nous ménager à tous du bonheur.
D.A.F. de SADE, Histoire de Juliette (1801).

 

François-René de CHATEAUBRIAND
Du vague des passions

 

   Il reste à parler d'un état de l'âme qui, ce nous semble, n'a pas encore été bien observé : c'est celui qui précède le développement des passions, lorsque nos facultés, jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente ; car il arrive alors une chose fort triste : le grand nombre d'exemples qu'on a sous les yeux, la multitude de livres qui traitent de l'homme et de ses sentiments rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l'on n'a plus d'illusions. L'imagination est riche, abondante et merveilleuse ; l'existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite avec un cœur plein un monde vide et sans avoir usé de rien on est désabusé de tout.
  L'amertume que cet état de l'âme répand sur la vie est incroyable ; le cœur se retourne et se replie en cent manières pour employer des forces qu'il sent lui être inutiles. Les anciens ont peu connu cette inquiétude secrète, cette aigreur des passions étouffées qui fermentent toutes ensemble : une grande existence politique, les jeux du gymnase et du Champ de Mars, les affaires du Forum et de la place publique remplissaient leurs moments et ne laissaient aucune place aux ennuis du cœur.
  D'une autre part, ils n'étaient pas enclins aux exagérations, aux espérances, aux craintes sans objet, à la mobilité des idées et des sentiments, à la perpétuelle inconstance, qui n'est qu'un dégoût constant ; dispositions que nous acquérons dans la société des femmes. Les femmes, indépendamment de la passion directe qu'elles font naître chez les peuples modernes, influent encore sur les autres sentiments. Elles ont dans leur existence un certain abandon qu'elles font passer dans la nôtre ; elles rendent notre caractère d'homme moins décidé, et nos passions, amollies par le mélange des leurs, prennent à la fois quelque chose d'incertain et de tendre.
  Enfin, les Grecs et les Romains, n'étendant guère leurs regards au-delà de la vie et ne soupçonnant point des plaisirs plus parfaits que ceux de ce monde, n'étaient point portés comme nous aux méditations et aux désirs par le caractère de leur culte. Formée pour nos misères et pour nos besoins, la religion chrétienne nous offre sans cesse le double tableau des chagrins de la terre et des joies célestes, et par ce moyen elle fait dans le cœur une source de maux présents et d'espérances lointaines, d'où découlent d'inépuisables rêveries. Le chrétien se regarde toujours comme un voyageur qui passe ici-bas dans une vallée de larmes et qui ne se repose qu'au tombeau. Le monde n'est point l'objet de ses vœux, car il sait que l'homme vit peu de jours, et que cet objet lui échapperait vite.
  Les persécutions qu'éprouvèrent les premiers fidèles augmentèrent en eux ce dégoût des choses de la vie. L'invasion des barbares y mit le comble, et l'esprit humain en reçut une impression de tristesse très profonde et une teinte de misanthropie qui ne s'est jamais bien effacée. De toutes parts s'élevèrent des couvents, où se retirèrent des malheureux trompés par le monde et des âmes qui aimaient mieux ignorer certains sentiments de la vie que de s'exposer à les voir cruellement trahis. Mais de nos jours, quand les monastères ou la vertu qui y conduit ont manqué à ces âmes ardentes, elles se sont trouvées étrangères au milieu des hommes. Dégoûtées par leur siècle, effrayées par leur religion, elles sont restées dans le monde sans se livrer au monde : alors elles sont devenues la proie de mille chimères; alors on a vu naître cette coupable mélancolie qui s'engendre au milieu des passions, lorsque ces passions, sans objet, se consument d'elles-mêmes dans un cœur solitaire.
F. R. de CHATEAUBRIAND, Le Génie du christianisme, IX (1802).

 

Charles FOURIER
L'attraction passionnée.

 

   Ne conviendrez-vous pas qu'avant de créer les astres, Dieu savait quelle marche ils suivraient, quelle attraction ils exerceraient les uns sur les autres, quelle dose de lumière ils répandraient, etc. Ne savait-il pas de même, avant de nous créer, quels seraient les rapports de force entre nos passions et notre raison ? Était-il nécessaire qu'il les vît aux prises pour juger qui triompherait ? Non, il avait prévu et décrété que l'effort des passions serait à l'effort de la raison dans le rapport de 12 à 1. Car il y a douze passions radicales, dont chacune suffit à elle seule pour entraîner à des folies le plus grand philosophe ; aussi les philosophes font-ils pour leurs passions autant de folles que le vulgaire qui n'a point de raison. Dieu savait donc d'avance que le combat des passions contre la raison serait un combat de 12 contre 1. L'issue n'en pouvait être douteuse (encore est-ce accorder trop de valeur à la raison que d'estimer son influence égale à celle de la moindre passion). Dieu savait en outre que la raison serait battue à plate couture partout où elle attaquerait les passions, que la raison ne peut lutter contre une passion sans l'appui d'une autre passion avec qui elle s'allie, de sorte que la raison ne tend qu'à remplacer une passion par une autre, lors même qu'elle emploie la contrainte qui est un effet des passions du plus fort ; c'est donc, dans tout cas, la passion qui triomphe et jamais la raison. Dieu le savait avant de nous créer qu'il en serait ainsi, puisqu'il avait donné aux passions une force immensément supérieure. Le triomphe des passions était d'avance connu de lui et assuré par lui. Pouvait-il mettre le bonheur de l'autre vie au prix d'une lutte qu'il nous avait rendue impossible en donnant aux passions tant de supériorité sur la raison ? Pouvait-il vouloir d'une lutte où le moindre avantage de notre part aurait renversé son ouvrage et confondu ses calculs ? Dire qu'il veut que nous luttions contre nos passions pour obtenir le bonheur éternel, c'est dire qu'il doute de sa propre sagesse, qu'il veut se tenter lui-même, en essayant si la faible raison qui vient de nous balancera les forces immenses des passions qui viennent de lui ; c'est dire enfin qu'il nous récompensera à jamais si nous détruisons son ouvrage, et qu'il nous punira à jamais si nous obéissons à ses dispositions toutes combinées pour assurer le triomphe des passions.
  Pour motiver cette prétendue épreuve, les prêtres et les philosophes ont distingué les passions en bonnes et mauvaises, et prétendu que l'exercice des bonnes actions, telles que la charité, étant agréables à Dieu, on devait espérer le bonheur de l'autre vie pour ceux qui auront fait le bien, et augurer le malheur de l'autre vie pour ceux qui auront fait le mal.
  Une preuve que Dieu ne tiendra aucun cas de vos bonnes ou mauvaises actions, qu'il n'admet point vos distinctions de crime ou de vertu, et qu'il juge toutes les passions bonnes, c'est qu'il a permis que tout acte que vous jugez criminel dominât dans un corps social entier et y fût excité, admiré comme vertu, comme penchant religieux et agréable à Dieu.
Charles FOURIER, Égarement de la raison démontré par le ridicule des sciences incertaines (1806).

 

G. W. F. HEGEL
Rien de grand ne s'est accompli sans passion.

 

    Les inclinations et les passions ont pour contenu les mêmes déterminations que les sentiments pratiques et, d'un côté, elles ont également pour base la nature rationnelle de l'esprit, mais, d'un autre côté, en tant qu'elles relèvent de la volonté encore subjective, singulière, elles sont affectées de contingence et il apparaît que, en tant qu'elles sont particulières, elles se comportent, par rapport à l'individu comme entre elles, de façon extérieure et, par conséquent, selon une nécessité non­libre. La passion contient dans sa détermination d'être limitée à une particularité de la détermination -volitive, particularité dans laquelle se noie l'entière subjectivité de l'individu, quelle que puisse être d'ailleurs la teneur de la détermination qu'on vient d'évoquer. Mais, en raison de ce caractère formel, la passion n'est ni bonne ni méchante; cette forme exprime simplement le fait qu'un sujet a situé tout l'intérêt vivant de son esprit, de son talent, de son caractère, de sa jouissance, dans un certain contenu. Rien de grand ne s'est accompli sans passion ni ne peut s'accomplir sans elle. C'est seulement une moralité inerte, voire trop souvent hypocrite, qui se déchaîne contre la forme de la passion comme telle. [...] La question de savoir quelles sont les inclinations bonnes, rationnelles, et quelle est leur subordination, se transforme en l'exposé des rapports que produit l'esprit en se développant lui-même comme esprit objectif - développement où le contenu de l'ipso-détermination perd sa contingence ou son arbitraire. Le traité des tendances, des inclinations et des passions selon leur véritable teneur est donc essentiellement la doctrine des devoirs dans l'ordre du droit, de la morale et des bonnes-mœurs. [...]
  La passion est tenue pour une chose qui n'est pas bonne, qui est plus ou moins mauvaise : l'homme ne doit pas avoir des passions. Mais passion n'est pas tout à fait le mot qui convient pour ce que je veux désigner ici. Pour moi, l'activité humaine en général dérive d'intérêts particuliers, de fins spéciales ou, si l'on veut, d'intentions égoïstes, en ce sens que l'homme met toute l'énergie de son vouloir et de son caractère au service de ses buts, en leur sacrifiant tout ce qui pourrait être un autre but, ou plutôt en leur sacrifiant tout le reste . [...] Ici ou là, les hommes défendent leurs buts particuliers contre le droit général ; ils agissent librement. Mais ce qui constitue le fondement général, l'élément substantiel, le droit n'en est pas troublé. Il en va de même pour l'ordre du monde. Ses éléments sont d'une part les passions, de l'autre la Raison. Les passions constituent l'élément actif. Elles ne sont pas toujours opposées à l'ordre éthique ; bien au contraire, elles réalisent l'Universel. En ce qui concerne la morale des passions, il est évident qu'elles n'aspirent qu'à leur propre intérêt. De ce côté ci, elles apparaissent comme égoïstes et mauvaises. Or ce qui est actif est toujours individuel : dans l'action je suis moi-même, c'est mon propre but que je cherche à accomplir. Mais ce but peut être bon, et même universel. L'intérêt peut être tout à fait particulier mais il ne s'ensuit pas qu'il soit opposé à l'Universel. L'Universel doit se réaliser par le particulier. Nous disons donc que rien ne s'est fait sans être soutenu par l'intérêt de ceux qui y ont collaboré. Cet intérêt, nous l'appelons passion lorsque, refoulant tous les autres intérêt ou buts, l'individualité entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins. En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion.
G. W. Friedrich HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé (1830), trad. M. de Gandillac.

 

Friedrich NIETZSCHE
  La morale en tant que manifestation contre nature

 

1. Toutes les passions ont un temps où elles ne sont que néfastes, où elles avilissent leurs victimes avec la lourdeur de la bêtise, — et une époque tardive, beaucoup plus tardive où elles se marient à l’esprit, où elles se « spiritualisent ». Autrefois, à cause de la bêtise dans la passion, on faisait la guerre à la passion elle-même : on se conjurait pour l’anéantir, — tous les anciens jugements moraux sont d’accord sur ce point, « il faut tuer les passions ». La plus célèbre formule qui en ait été donnée se trouve dans le Nouveau Testament, dans ce Sermon sur la Montagne, où, soit dit en passant, les choses ne sont pas du tout vues d’une hauteur. Il y est dit par exemple avec application à la sexualité : « Si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le » : heureusement qu’aucun chrétien n’agit selon ce précepte. Détruire les passions et les désirs, seulement à cause de leur bêtise, et pour prévenir les suites désagréables de leur bêtise, cela ne nous paraît être aujourd’hui qu’une forme aiguë de la bêtise. Nous n’admirons plus les dentistes qui arrachent les dents pour qu’elles ne fassent plus mal… On avouera d’autre part, avec quelque raison, que, sur le terrain où s’est développé le christianisme, l’idée d’une « spiritualisation de la passion » ne pouvait pas du tout être conçue. Car l’Église primitive luttait, comme on sait, contre les « intelligents », au bénéfice des « pauvres d’esprit » : comment pouvait-on attendre d’elle une guerre intelligente contre la passion ? — L’Église combat les passions par l’extirpation radicale : sa pratique, son traitement c’est le castratisme. Elle ne demande jamais : « Comment spiritualise, embellit et divinise-t-on un désir ? » — De tous temps elle a mis le poids de la discipline sur l’extermination (— de la sensualité, de la fierté, du désir de dominer, de posséder et de se venger). — Mais attaquer la passion à sa racine, c’est attaquer la vie à sa racine : la pratique de l’Église est nuisible à la vie...
2. Le même remède, la castration et l’extirpation, est employé instinctivement dans la lutte contre le désir par ceux qui sont trop faibles de volonté, trop dégénérés pour pouvoir imposer une mesure à ce désir ; par ces natures qui ont besoin de la Trappe, pour parler en image (et sans image), d’une définitive déclaration de guerre, d’un abîme entre eux et la passion. Ce ne sont que les dégénérés qui trouvent les moyens radicaux indispensables ; la faiblesse de volonté, pour parler plus exactement, l’incapacité de ne point réagir contre une séduction n’est elle-même qu’une autre forme de la dégénérescence. L’inimitié radicale, la haine à mort contre la sensualité est un symptôme grave : on a le droit de faire des suppositions sur l’état général d’un être à tel point excessif. — Cette inimitié et cette haine atteignent d’ailleurs leur comble quand de pareilles natures ne possèdent plus assez de fermeté, même pour les cures radicales, même pour le renoncement au « démon ». Que l’on parcoure toute l’histoire des prêtres et des philosophes, y compris celle des artistes : ce ne sont pas les impuissants, pas les ascètes qui dirigent leurs flèches empoisonnées contre les sens, ce sont les ascètes impossibles, ceux qui auraient eu besoin d’être des ascètes….
Friedrich NIETZSCHE, Le Crépuscule des Idoles, 1888 (traduction d'Henri Albert)
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Emile DURKHEIM
La passion peut et doit être utilisée.

 

  En quoi consiste exactement la passion ? Elle présente les deux caractères suivants :
  1. Comme l'inclination, elle est relative à un objet extérieur. On se passionne pour quelque chose. L'émotion au contraire a bien une cause, mais d'objet, point. Elle agite le moi, mais sans l'entraîner vers un but déterminé.
  2. D'autre part, comme L'émotion la passion est envahissante, prend le moi tout entier. Tandis qu'au contraire les inclinations sont localisées. En outre, tandis que les inclinations n'absorbent qu'une faible partie du moi, la passion est exclusive et dirige vers son objet toutes les facultés du moi.
  Ainsi, la passion emprunte un de ses caractères à l'inclination, l'autre à l'émotion. C'est qu'en effet la passion n'est que l'état le plus violent de l'inclination ou de l'émotion. Une émotion très vive devient une passion. Si la colère n'est pas très violente, elle n'est qu'une émotion. Devient-elle plus forte, plus vive, c'est une passion. La peur en elle-même n'est qu'une émotion: si par sa violence elle absorbe toutes les facultés de l'être elle devient une passion. Si l'amour maternel est au repos, ce n'est qu'une inclination; un obstacle quelconque augmente-t-il sa vivacité, il envahit tout le moi, devient passion.
  Les deux caractères de la passion peuvent être exprimés d'un seul coup : d'une part, elle concentre le moi; de l'autre elle le dirige vers un objet. On peut donc dire qu'elle concentre tout le moi vers un seul et même objet. Toutes les forces sont dirigées vers un même but, sont assemblées. C'est dire que la passion introduit dans la vie psychologique une unité absolue.
  Cette analyse de la passion nous permet de juger de sa valeur, du rôle utile ou nuisible qu'elle peut jouer. On lui a reproché d'être un développement maladif. On a dit que son caractère essentiellement exclusif ["On ne peut avoir deux grandes passions à la fois" (Pascal)] en faisait un appauvrissement du moi où elle venait à naître. Ce danger ne peut être nié. Mais on peut se demander si c'est là l'état véritable de la passion. Assurément, abandonnée uniquement à elle-même, elle peut amener cet appauvrissement de l'être. Par elle l'équilibre des facultés est alors détruit. On poursuit son objet avec violence, on ne voit plus que lui, on cherche à l'atteindre par tous les moyens, quels qu'ils soient.
  Dans ce cas le moi tout entier est dans une seule passion. L'activité n'a plus qu'une forme. Le désir d'atteindre l'objet de cette passion est si fort, que le moi ne peut pas avoir la patience de chercher les moyens d'arriver à ses fins. Certaines gens, par exemple, ont la passion de la volonté si violente qu'elle renonce à retarder l'accomplissement de son désir pour se procurer les moyens de le satisfaire. On est alors volontaire quand-même, c'est-à-dire obstiné. C'est seulement mesquin et étroit.
  Mais si la passion est quelque peu arrêtée par la réflexion, elle a conscience d'elle-même et de ce dont elle a besoin; elle comprend qu'il lui faut des moyens d'atteindre ce but. Alors naissent des passions secondaires, utiles le plus souvent, qui, tandis que la passion principale s'attache à la fin, s'attachent de leur côté aux moyens de les réaliser.
  Supposons par exemple la passion de l'or, qui est immorale en elle-même. Pour peu qu'elle soit un peu réfléchie, elle entraînera avec elle la passion du travail et celle de l'économie qui toutes deux sont des passions utiles. Supposons la passion de la gloire : elle entraînera de même la passion du travail, de l'étude, etc.
  Evidemment, une passion qui a un but immoral est et reste toujours immorale. Mais la passion en elle-même, abstraction faite de son but, trouble-t-elle dangereusement l'économie de l'être intérieur ? Nous venons de voir qu'elle engendre des passions secondaires dont quelques unes au moins sont toujours utiles. A ce point de vue par conséquent, la passion peut et doit être utilisée.
  Pour que l'activité soit vraiment productrice, il faut qu'elle soit concentrée, qu'il n'y ait pas de perte de force; il faut par conséquent qu'elle soit émue par la passion. Pour faire une œuvre une vivante il faut se passionner pour elle : artistes, écrivains ne réussissent qu'en se passionnant pour leur objet. Il faut qu'un peintre ait, non seulement la passion de peindre, mais la passion des personnages qu'il peint. Il en sera de même d'un penseur. Ainsi donc, lorsque l'objet de la passion n'est pas mauvais en soi, lorsqu'un minimum de raison en surveille le développement, elle est la condition indispensable sans laquelle on ne fait "rien de grand."
Émile DURKHEIM, Cours de philosophie, IX (1895).

 

ALAIN
Le mouvement corporel nourrit les passions.

 

  On supporte moins aisément la passion que la maladie; dont la cause est sans doute en ceci, que notre passion nous paraît résulter entièrement de notre caractère et de nos idées, mais porte avec cela les signes d'une nécessité invincible. Quand une blessure physique nous fait souffrir, nous y reconnaissons la marque de la nécessité qui nous entoure; et tout est bien en nous, sauf la souffrance. Lorsqu'un objet présent, par son aspect ou par le bruit qu'il fait, ou par son odeur, provoque en nous de vifs mouvements de peur ou de désir, nous pouvons encore bien accuser les choses et les fuir, afin de nous remettre en équilibre. Mais pour la passion nous n'avons aucune espérance; car si j'aime ou si je hais, il n'est pas nécessaire que l'objet soit devant mes yeux ; je l'imagine, et même je le change, par un travail intérieur qui est comme une poésie ; tout m'y ramène ; mes raisonnements sont sophistiques et me paraissent bons ; et c'est souvent la lucidité de l'intelligence qui me pique au bon endroit. On ne souffre pas autant par les émotions; une belle peur vous jette dans la fuite, et vous ne pensez guère, alors, à vous-même. Mais la honte d'avoir eu peur, si l'on vous fait honte, se tournera en colère ou en discours. Surtout votre honte à vos propres yeux, quand vous êtes seul, et principalement la nuit, dans le repos forcé, voilà qui est insupportable, parce qu'alors vous la goûtez, si l'on peut dire, à loisir, et sans espérance ; toutes les flèches sont lancées par vous et reviennent sur vous ; c'est vous qui êtes votre ennemi. Quand le passionné s'est assuré qu'il n'est pas malade, et que rien ne l'empêche pour l'instant de vivre bien, il en vient à cette réflexion : « Ma passion, c'est moi ; et c'est plus fort que moi. »
  Il y a toujours du remords et de l'épouvante dans la passion, et par raison, il me semble ; car on se dit : « Devrais-je me gouverner si mal ? Devrais-je ressasser ainsi les mêmes choses ? » De là une humiliation. Mais une épouvante aussi, car on se dit : « C'est ma pensée même qui est empoisonnée ; mes propres raisonnements sont contre moi ; quel est ce pouvoir magique qui conduit ma pensée ? » Magie est ici à sa place. Je crois que c'est la force des passions et l'esclavage intérieur qui ont conduit les hommes à l'idée d'un pouvoir occulte et d'un mauvais sort jeté par un mot ou par un regard. Faute de pouvoir se juger malade, le passionné se juge maudit ; et cette idée lui fournit des développements sans fin pour se torturer lui-même. Qui rendra compte de ces vives souffrances qui ne sont nulle part ? Et la perspective d'un supplice sans fin, et qui s'aggrave même de minute en minute, fait qu'ils courent à la mort avec joie.
  Beaucoup ont écrit là-dessus ; et les stoïciens nous ont laissé de beaux raisonnements contre la crainte et contre la colère. Mais Descartes est le premier, et il s'en vante, qui ait visé droit au but dans son Traité des Passions. Il a fait voir que la passion, quoiqu'elle soit toute dans un état de nos pensées, dépend néanmoins des mouvements qui se font dans notre corps ; c'est par le mouvement du sang, et par la course d'on ne sait quel fluide qui voyage dans les nerfs et le cerveau, que les mêmes idées nous reviennent, et si vives, dans le silence de la nuit ; cette agitation physique nous échappe communément ; nous n'en voyons que les effets ; ou bien encore nous croyons qu'elle résulte de la passion, alors qu'au contraire c'est le mouvement corporel qui nourrit les passions. Si l'on comprenait bien cela, on s'épargnerait tout jugement de réflexion, soit sur les rêves, soit sur les passions qui sont des rêves mieux liés ; on y reconnaîtrait la nécessité extérieure à laquelle nous sommes tous soumis, au lieu de s'accuser soi-même et de se maudire soi-même. On se dirait : « Je suis triste ; je vois tout noir ; mais les événements n'y sont pour rien ; mes raisonnements n'y sont pour rien ; c'est mon corps qui veut raisonner ; ce sont des opinions d'estomac. » 9 mai 1911.
ALAIN, Propos sur le bonheur, VI (1928).

 

Ferdinand ALQUIÉ
Psychologie du passionné.

 

   Orientée vers le passé, remplie par son image, la conscience du passionné devient incapable de percevoir le présent : elle ne peut le saisir qu'en le confondant avec le passé auquel elle retourne, elle n'en retient que ce qui lui permet de revenir à ce passé, ce qui le signifie, ce qui le symbolise : encore signes et symboles ne sont-ils pas ici perçus comme tels, mais confondus avec ce qu'ils désignent. L'erreur de la passion est semblable à celle où risque de nous mener toute connaissance par signes, où nous conduit souvent le langage : le signe est pris pour la chose elle-même : telle est la source des idolâtries, du culte des mots, de l'adoration des images, aveuglements semblables à ceux de nos plus communes passions. Aussi celui qui observe du dehors le passionné ne peut-il parvenir à comprendre ses jugements de valeur ou son comportement : il est toujours frappé par la disproportion qu'il remarque entre la puissance du sentiment et l'insignifiance de l'objet qui le semble inspirer, il essaie souvent, non sans naïveté, de redresser par des discours relatifs aux qualités réelles de l'objet présent les erreurs d'une logique amoureuse ou d'une crainte injustifiée. Mais on ne saurait guérir une phobie en répétant au malade que l'objet qu'il redoute ne présente nul danger, la crainte ressentie n'étant en réalité pas causée par cet objet, mais par celui qu'il symbolise, et qui fut effectivement redoutable, ou désiré avec culpabilité. De même, il est vain de vouloir détruire un amour en mettant en lumière la banalité de l'objet aimé, car la lumière dont le passionné éclaire cet objet est d'une autre qualité que celle qu'une impersonnelle raison projette sur lui : cette lumière émane de l'enfance du passionné lui-même, elle donne à tout ce qu'il voit la couleur de ses souvenirs. « Prenez mes yeux », nous dit l'amant. Et seuls ses yeux peuvent en effet apercevoir la beauté qu'ils contemplent, la source de cette beauté n'étant pas dans l'objet contemplé, mais dans la mémoire de leurs regards. L'erreur du passionné consiste donc moins dans la surestimation de l'objet actuel de sa passion que dans la confusion de cet objet et de l'objet passé qui lui confère son prestige. Ce dernier objet ne pouvant être aperçu par un autre que par lui-même, puisqu'il ne vit que dans son souvenir, le passionné a l'impression de n'être pas compris, sourit des discours qu'on lui tient, estime qu'à lui seul sont révélées des splendeurs que les autres ignorent. En quoi il ne se trompe pas tout à fait. Son erreur est seulement de croire que les beautés qui l'émeuvent et les dangers qu'il redoute sont dans l'être où il les croit apercevoir. En vérité, l'authentique objet de sa passion n'est pas au monde, il n'est pas là et ne peut pas être là, il est passé. Mais le passionné ne sait pas le penser comme tel : aussi ne peut-il se résoudre à ne le chercher plus.
Ferdinand ALQUIÉ, Le désir d'éternité (1943).

 

Georges BATAILLE
Le désordre de la passion.

 

  À la base, la passion des amants prolonge dans le domaine de la sympathie morale la fusion des corps entre eux. Elle la prolonge ou elle en est l'introduction. Mais pour celui qui l'éprouve, la passion peut avoir un sens plus violent que le désir des corps. Jamais nous ne devons oublier qu'en dépit des promesses de félicité qui l'accompagnent, elle introduit d'abord le trouble et le dérangement. La passion heureuse elle-même engage un désordre si violent que le bonheur dont il s'agit, avant d'être un bonheur dont il est possible de jouir, est si grand qu'il est comparable à son contraire, à la souffrance. Son essence est la substitution d'une continuité merveilleuse entre deux êtres à leur discontinuité persistante. Mais cette continuité est surtout sensible dans l'angoisse, dans la mesure où elle est inaccessible, dans la mesure où elle est recherche dans l'impuissance et le tremblement. Un bonheur calme où l'emporte un sentiment de sécurité n'a de sens que l'apaisement de la longue souffrance qui l'a précédé. Car il y a, pour les amants, plus de chance de ne pouvoir longuement se rencontrer que de jouir d'une contemplation éperdue de la continuité intime qui les unit.
  Les chances de souffrir sont d'autant plus grandes que seule la souffrance révèle l'entière signification de l'être aimé. La possession de l'être aimé ne signifie pas la mort, au contraire, mais la mort est engagée dans sa recherche. Si l'amant ne peut posséder l'être aimé, il pense parfois à le tuer : souvent il aimerait mieux le tuer que le perdre. Il désire en d'autres cas sa propre mort. Ce qui est en jeu dans cette furie est le sentiment d'une continuité possible aperçue dans l'être aimé. Il semble à l'amant que seul l'être aimé - cela tient à des correspondances difficiles à définir, ajoutant à la possibilité d'union sensuelle celle de l'union des cœurs, - il semble à l'amant que seul l'être aimé peut en ce monde réaliser ce qu'interdisent nos limites, la pleine confusion de deux êtres, la continuité de deux êtres discontinus. La passion nous engage ainsi dans la souffrance, puisqu'elle est, au fond, la recherche d'un impossible et, superficiellement, toujours celle d'un accord dépendant de conditions aléatoires. Cependant, elle promet à la souffrance fondamentale une issue. Nous souffrons de notre isolement dans l'individualité discontinue. La passion nous répète sans cesse : si tu possédais l'être aimé, ce cœur que la solitude étrangle formerait un seul cœur avec celui de l'être aimé. Du moins en partie, cette promesse est illusoire. Mais dans la passion, l'image de cette fusion prend corps, parfois de différente façon pour chacun des amants, avec une folle intensité. Au-delà de son image, de son projet, la fusion précaire réservant la survie de l'égoïsme individuel peut d'ailleurs entrer dans la réalité. Il n'importe : de cette fusion précaire en même temps profonde, le plus souvent la souffrance - la menace d'une séparation - doit maintenir la pleine conscience.
Georges BATAILLE, L'érotisme (1957).

 

Pierre BARBERIS
La passion chez Balzac.

 

   Quand on dit que la Comédie humaine est une épopée des passions, on entend d'ordinaire que l'univers balzacien est un univers de monomanes ou d'obsédés. Un univers d' « hommes à passions », comme il est dit dans le Père Goriot, c'est-à-dire de pervertis, voire d'amateurs de perversions sexuelles. La Comédie humaine, ainsi envisagée, deviendrait une sorte d'hôpital, un musée Dupuytren; non une physiologie, mais une pathologie du XIXe siècle. Mais il ne semble pas qu'on se soit suffisamment interrogé sur la nature de la passion chez Balzac, surtout sur sa signification humaine et sociale. [...] On a noté la différence avec les passions du théâtre de Molière, anomalies passagères et facilement réductibles avec un peu de bon sens et d'habileté. Certes, la « guérison » était plus dans les faits que dans les cœurs : Harpagon consent au mariage pourvu qu'il ne lui coûte rien et qu'on lui fasse faire un habit; Orgon, sans les ultimes semonces de Cléanthe, tomberait dans l'excès inverse de celui qui l'avait conduit à trop chérir Tartuffe. Ces mots et effets d'auteur, toutefois, qui terminent les comédies, ont plus pour résultat de faire rire que d'inquiéter. Incorrigible Harpagon ! Incorrigible Orgon ! Mais on quitte le théâtre rassuré, avec une pensée de pitié ironique pour ces grotesques, qui continuent de vivre en parallèle à la vraie vie, comme pour lui donner plus de prix, comme pour faire mieux aimer ce qu'elle a de raisonnable et de normal. En fait, jamais la passion chez Molière, - sauf dans le cas d'Alceste, le seul de ses personnages que l'on n'ait pu comprendre, et que l'on essaya, par le biais de la folie, d'intégrer comme on pouvait au pharisaïsme mondain, - n'est mise en question du monde, brèche qui demeure. Il est loin d'en aller de même chez Balzac. Ses passionnés, jamais vaincus ni récupérés tout à fait, sont tous des gens qui se sont heurtés à quelque chose, et qui s'en vont, hagards, laissant le lecteur inquiet, lui aussi, désemparé. Ils ont en eux une force et une volonté qui, détournées, avilies, faussées, sont devenues forces de destruction d'eux-mêmes et de leur entourage. Plus que des malades face à une société saine, ils sont les témoins vertigineux du besoin de totalité, et toute la psychosociologie des passions dans la Comédie humaine oscille entre ces deux pôles : « l'idée de l'absolu avait passé partout comme un incendie1 », d'une part, et de l'autre : « les libertins, ces chercheurs de trésors2 ».
  La passion dans la Comédie humaine apparaît sous un double jour, à la fois comme moteur et comme valeur. Elle est ce qui fait s'agiter, grouiller, entreprendre l'humanité. En ce sens, elle pourrait être preuve contre l'humanité : preuve d'illusion, preuve de misère et d'orgueil. Mais il n'est jamais venu à l'esprit de personne d'appeler Balzac à l'aide de la démonstration pascalienne. C'est que la passion, chez Balzac, définit aussi un mode de vie supérieur, une intensité créatrice qui peut tourner souvent à la catastrophe, mais n'en garde pas moins une exigeante signification. « Il n'y a pas de grand homme sans passions » : il n'y a pas là - même si Balzac l'a voulu - simple constatation cynique : une humanité qui n'aurait plus à se garder des passions, à se méfier de leurs ravages et de leurs déviations serait peut-être une humanité rassurante, mais ne serait plus l'humanité, ou serait une humanité qui devrait renoncer à sa mission. [...]
  « Tuer les passions, ce serait tuer la société3 » : voilà qui est du pur Fourier. Il n'est pas question de parler nécessairement d'influence. Rencontre et accord suffiront. C'est toute l'œuvre de Balzac qui explique et illustre cette phrase. C'est tout le vitalisme de son créateur qui est derrière, en même temps que les renseignements fournis par l'observation. Il est seulement regrettable que le mot passion ait encore autour de lui ce halo moraliste qui lui vient du classicisme. Car Balzac, lui, n'est pas moraliste, mais naturaliste. Il constate l'existence des passions ou, pour employer un mot moins chargé d'affectivité, du vouloir-vivre, et ce vouloir-vivre est quelque chose de profondément humaniste. C'est toute la poussée bourgeoise qui sous-tend cette vision dynamique et conquérante de la société. La passion était suspecte dans une société qui faisait de l'équilibre et de la stabilité son idéal. La passion, alors, rendait malheureux; elle était cause de désordre à l'extérieur et à l'intérieur. [...] Mais l'idée d'une conciliation dynamique au sein d'une vie nouvelle, des poussées vitales et des nécessités d'organisation, si Balzac la trouvait formulée en termes théoriques chez Fourier, elle était déjà inscrite dans sa propre vision du monde et dans son œuvre.
  Car que dit, en effet, en ce sens la Comédie humaine ? Elle est un témoignage statistique sur la situation des passions dans le monde moderne puisque c'est dans une proportion écrasante qu'elle fait voir les passions qui tuent face aux passions qui sauvent. Mais aussi, que celles-ci puissent exister, même à titre de simple possibilité, suffit cependant à indiquer une direction, une possibilité objective de solution. [...] Sur le plan individuel, les passions, tant qu'elles ne sont que les aspects multiples de la volonté créatrice et organisatrice, concourent à constituer la personnalité, et ce n'est qu'au contact d'insolubles difficultés (insolubles par suite de leur caractère propre ou par suite du caractère du héros, incapable de leur résister, peu importe) qu'elles deviennent forces destructrices et dissociatrices. Il y a là une grande intuition de Balzac : il faut que l'homme puisse se projeter en avant pour que son vouloir-vivre soit une force non d'association statique mais de construction dynamique. Un jeune homme qui croit, qui peut croire, à son avenir est chaste, respectueux, idéaliste, honnête, scrupuleux, travailleur, non par impuissance ou veulerie, non par timidité, mais tout naturellement, dans le sens de son être. Le « Oh! la, la! que d'amours splendides j'ai rêvées ! » de Rimbaud, pas plus que la pureté des jeunes héros de Balzac, n'appartient à la lénifiante vertu des bibliothèques roses; il n'est pas castration mais mobilisation véritablement équilibrée de soi. Dès lors, comment ne pas voir que la solution au problème des passions est de maintenir l'humanité en une perpétuelle jeunesse ? Les passions cesseront d'être destructrices quand l'humanité aura devant elle un avenir auquel elle pourra croire et travailler de toutes ses forces. Et la preuve en est bien que parmi les héros de la Comédie humaine ceux qui échappent le mieux au tourment destructeur des passions sont non seulement les jeunes gens que leur âge fait encore enthousiastes par ignorance de la réalité, mais aussi et surtout ceux qui, même après la découverte de la réalité, sont soutenus par une croyance, par une vision d'un autre monde à construire, par une idéologie.
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1. La Recherche de l'Absolu. 2. La Cousine Bette. 3. La Maison Nucingen.
Pierre BARBERIS, Le monde de Balzac, V, 19 (1973).