L'ÉCRITURE INNOCENTE

 

 Niveau : Seconde –  Objet d'étude : Le roman et la nouvelle au XIXème et XXème siècles.

  Le récit d'apprentissage (ou « roman de formation ») est très répandu dans la littérature européenne, dans le genre picaresque aussi bien qu’intimiste. Nous proposons de nous intéresser plus particulièrement au statut du narrateur : le point de vue interne commande en effet dans certains cas un discours narratif censé émaner d'un personnage jeune doté d'une apparente « naïveté ». La perception limitée du monde qui l'entoure - et le statut ambigu que fortifie l’intervention occasionnelle du narrateur devenu « adulte » - laisse au lecteur une marge importante d'interprétation. On étudiera notamment :
 - le décalage entre la gravité voire le tragique des événements et la légèreté apparente de leur évocation.
 - malgré la narration postérieure, on repérera les non-dits, l’implicite consécutifs aux vues partielles ou « naïves » qui caractérisent le narrateur.
- le rôle ainsi donné au lecteur dans la reconstitution des faits.

Corpus proposé :

  • Anonyme : Lazarillo de Tormes (1554), traduction de Alfred Morel-Fatio
  • Jules Vallès : L’Enfant (1879)
  • Miguel Delibes : El camino (Le Chemin) (1950), traduction de Rudy Chaulet
  • Jerzy Kosinski : L’oiseau bariolé (1965), traduction de Maurice Pons
  • Romain Gary : La vie devant soi (1975) - (étude de l’œuvre intégrale).

L’objectif principal du corpus est l’étude des genres et des registres. Il pourra aussi servir de support à une réflexion sur la production et la singularité des textes dans le roman de formation.

 

Modalités d’exploitation :

? Étude de La Vie devant soi en OI, plus particulièrement centrée sur le protocole narratif (point de vue, discours, construction). Dans le roman de Romain Gary, le narrateur est Momo : maintenu par Mme Rosa dans l’ignorance de son âge véritable et des conditions de sa naissance, il manifeste une naïveté apparente conforme à son âge supposé (dix ans). Mais le lecteur est constamment installé dans un décalage de registres, en raison des signes donnés par le narrateur de sa maturité et de l’intensité des ses émotions. Le rôle du lecteur est ainsi renforcé dans l’élaboration du sens
? Les textes complémentaires tirés des autres romans sont étudiés en lecture analytique et apportent des éclairages complémentaires sur l’œuvre intégrale :

Anonyme : Lazarillo de Tormes.
- Extrait choisi : édition Aubier-Flammarion, pp.145-147 (de « Je pris mon réal » jusqu’à « il ne pouvait se tenir de rire ».)
On y étudiera la manière dont la narration postérieure sait pourtant préserver les erreurs de perception de l’enfant.

Jules Vallès : L’Enfant.
- Extrait choisi : chapitre V, “La toilette” (Garnier-Flammarion, pp.77-78 : de « Non, Jacques, elle n’est pas prête » jusqu’à « leva les mains au ciel »).
On y étudiera le jeu des pronoms personnels : au « je » de l’enfant, se substitue parfois la distanciation introduite par le « il », émanation du narrateur adulte capable de prendre à témoin le « vous » du lecteur.

Miguel Delibes : El camino (Le Chemin)
- Extrait choisi : (édition Verdier, pp. 9-11 : « L’idée du départ […] cette idée le tourmentait. »
L’incipit fait partager au lecteur l’incompréhension du personnage à l’égard de la décision parentale de l’envoyer au collège de la ville voisine « pour progresser. »

Jerzy Kosinski : L’oiseau bariolé.
- Extrait choisi : édition Flammarion, p.9 : « il se passait d’étranges événements […] le corps inanimé du pigeon ».
Le court récit que nous choisissons est l'incipit. Il est exemplaire de l’écriture du roman dans son entier : l’œil naïf du narrateur perçoit une scène de poulailler, annonciatrice de la barbarie à laquelle il sera confronté par la suite et devant laquelle il manifestera la même « innocence ».

•  Romain Gary, La vie devant soi, 1975 :
[Le narrateur est le jeune Momo. Il fait partie des enfants abandonnés dont s'occupe la vieille Madame Rosa, ancienne prostituée de Belleville. Il vient de voler un petit caniche. ]

  Je me suis fait un vrai malheur avec ce chien. Je me suis mis à l'aimer comme c'est pas permis. Les autres aussi, sauf peut-être Banania1, qui s'en foutait complètement, il était déjà heureux comme ça, sans raison, j'ai encore jamais vu un Noir heureux avec raison. Je tenais toujours le chien dans mes bras et je n'arrivais pas à lui trouver un nom. Chaque fois que je pensais à Tarzan ou Zorro je sentais qu'il y avait quelque part un nom qui n'avait encore personne et qui attendait. Finalement j'ai choisi Super mais sous toutes réserves, avec possibilité de changer si je trouvais quelque chose de plus beau. J'avais en moi des excès accumulés et j'ai tout donné à Super. Je sais pas ce que j'aurais fait sans lui, c'était vraiment urgent, j'aurais fini en tôle, Probablement. Quand je le promenais, je me sentais quelqu'un parce que j'étais tout ce qu'il avait au monde. Je l'aimais tellement que je l'ai même donné. J'avais déjà neuf ans ou autour et on pense déjà, à cet âge, sauf peut-être quand on est heureux. Il faut dire aussi sans vouloir vexer personne que chez Madame Rosa, c'était triste, même quand on a l'habitude. Alors lorsque Super a commencé à grandir pour moi au point de vue sentimental, j'ai voulu lui faire une vie, c'est ce que j'aurais fait pour moi-même, si c'était possible. Je vous ferai remarquer que ce n'était pas n'importe qui non plus, mais un caniche. Il y a une dame qui a dit oh le beau petit chien et qui m'a demandé s'il était à moi et à vendre. J'étais mal fringué, j'ai une tête pas de chez nous et elle voyait bien que c'était un chien d'une autre espèce.
 Je lui ai vendu Super pour cinq cents francs et il faisait vraiment une affaire. J'ai demandé cinq cents francs à la bonne femme parce que je voulais être sûr qu'elle avait les moyens. Je suis bien tombé, elle avait même une voiture avec chauffeur et elle a tout de suite mis Super dedans, au cas où j'aurais des parents qui allaient gueuler. Alors maintenant je vais vous dire, parce que vous n'allez pas me croire. J'ai pris les cinq cents francs et je les ai foutus dans une bouche d'égout. Après je me suis assis sur un trottoir et j'ai chialé comme un veau avec les poings dans les yeux mais j'étais heureux. Chez Madame Rosa il y avait pas la sécurité et on ne tenait tous qu'à un fil, avec la vieille malade, sans argent et avec l'Assistance publique sur nos têtes et c'était pas une vie pour un chien.

1. Un des enfants.

L'espace de la narration est circonscrit ici à la perception d'un enfant, mais celui-ci est aussi le narrateur. Dans ce cas, il est toujours intéressant d'observer comment se mêlent aux propos de l'enfant des remarques, des allusions qui révèlent un second degré de narration, plus adulte celle-là et chargée d'un sens que la prétendue innocence de l'enfant qui nous parle est censée ignorer. On pourra pour cette lecture analytique se fixer cet enjeu : peut-on parler d'une écriture "innocente" ? Comment se manifestent les deux niveaux de la narration ?

 

PROLONGEMENTS :

? Lectures cursives : En dehors des œuvres d’où sont tirés les extraits proposés ci-dessus, on pourra proposer à la lecture cursive :
     - Boris Vian, Les Fourmis (1946)
     - Goscinny/Sempé, Le petit Nicolas (1959)
     - Ines Cagnati, Génie la folle (1976)
     - Howard Bluten, Quand j'avais cinq ans, je m'ai tué (1981)
     - Charles Juliet, L’Année de l’éveil (1989).

? Films : - Little Big man, d’Arthur Penn (1970)
     - L’année de l’éveil, de Gérard Corbiau (1991).