LES SUJETS DE L’ EAF 2007 - suite

 

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série L (Amérique du Nord)
séries ES / S (Amérique du Nord)

série L (Beyrouth)
séries ES / S  Beyrouth).

 

 

CENTRES ÉTRANGERS
SÉRIE L

 

Objet d'étude : le biographique.
Textes : 
Texte A : François-René de Chateaubriand (1768 -1848), Mémoires d'outre-tombe, 1849.
Texte B : George Sand (1804 -1876), Histoire de ma vie, 1876.
Texte C : Colette (1873 -1954), Journal à rebours, 1941.
Texte D : Jean-Paul Sartre (1905 -1980), Les Mots, 1964.

 

Texte A : François-René de Chateaubriand (1768 -1848), Mémoires d'outre-tombe, Livre III, 1849.

[Au début de ses mémoires, Chateaubriand évoque les souvenirs de son enfance et de son adolescence passées dans le cadre du château familial de Combourg.]

PREMIER SOUFFLE DE LA MUSE

  La vie que nous menions à Combourg, ma sœur et moi, augmentait l'exaltation de notre âge et de notre caractère. Notre principal désennui consistait à nous promener côte à côte dans le grand Mail1, au printemps sur un tapis de primevères, en automne sur un lit de feuilles séchées, en hiver sur une nappe de neige que brodait la trace des oiseaux, des écureuils et des hermines. Jeunes comme les primevères, tristes comme la feuille séchée, purs comme la neige nouvelle, il y avait harmonie entre nos récréations et nous.
  Ce fut dans une de ces promenades, que Lucile, m'entendant parler avec ravissement de la solitude, me dit : « Tu devrais peindre tout cela. » Ce mot me révéla la Muse ; un souffle divin passa sur moi. Je me mis à bégayer des vers, comme si c'eût été ma langue naturelle ; jour et nuit je chantais mes plaisirs, c'est-à-dire mes bois et mes vallons ; je composais une foule de petites idylles2 ou tableaux de la nature. J'ai écrit longtemps en vers avant d'écrire en prose ; M. de Fontanes3 prétendait que j'avais reçu les deux instruments.
  Ce talent que me promettait l'amitié, s'est-il jamais levé pour moi ? Que de choses j'ai vainement attendues ! [...]

1 - Mail : allée bordée d'arbres.
2 - Idylles : petits poèmes sur le thème de la nature et de l'amour.
3 - M. de Fontanes : poète et ami de Chateaubriand.

 

Texte B : George Sand (1804 -1876), Histoire de ma vie,  deuxième partie, chapitre XI, 1876.

   Que ce soit éducation, insufflation1 ou prédisposition, il est certain que l'amour du roman s'empara de moi passionnément avant que j'eusse fini d'apprendre à lire. Voici comment : je ne comprenais pas encore la lecture des contes de fées, les mots imprimés, même dans le style le plus élémentaire, ne m'offraient pas grand sens, et c'est par le récit que j'arrivais à comprendre ce qu'on m'avait fait lire. De mon propre mouvement, je ne lisais pas, j'étais paresseuse par nature et n'ai pu me vaincre qu'avec de grands efforts. Je ne cherchais dans les livres que les images ; mais tout ce que j'apprenais par les yeux et par les oreilles entrait en ébullition dans ma petite tête, et j'y rêvais au point de perdre souvent la notion de la réalité et du milieu où je me trouvais.
   Comme j'avais eu longtemps la manie de jouer au poêle avec le feu, ma mère, qui n'avait pas de servante et que je vois toujours occupée à coudre, ou à soigner le pot-au-feu, ne pouvait se débarrasser de moi qu'en me retenant souvent dans la prison qu'elle m'avait inventée, à savoir, quatre chaises avec une chaufferette2 sans feu au milieu, pour m'asseoir quand je serais fatiguée, car nous n'avions pas le luxe d'un coussin. C'étaient des chaises garnies en paille, et je m'évertuais à les dégarnir avec mes ongles; il faut croire qu'on les avait sacrifiées à mon usage. Je me rappelle que j'étais encore si petite que pour me livrer à cet amusement j'étais obligée de monter sur la chaufferette ; alors je pouvais appuyer mes coudes sur les sièges, et je jouais des griffes avec une patience miraculeuse ; mais, tout en cédant ainsi au besoin d'occuper mes mains, besoin qui m'est toujours resté, je ne pensais nullement à la paille des chaises ; je composais à haute voix d'interminables contes que ma mère appelait mes romans. Je n'ai aucun souvenir de ces plaisantes compositions, ma mère m'en a parlé mille fois et longtemps avant que j'eusse la pensée d'écrire. Elle les déclarait souverainement ennuyeuses, à cause de leur longueur et du développement que je donnais aux digressions. C'est un défaut que j'ai bien conservé, à ce qu'on dit ; car, pour moi, j'avoue que je me rends peu compte de ce que je fais, et que j'ai aujourd'hui, tout comme â quatre ans, un laisser-aller invincible dans ce genre de création.
   Il paraît que mes histoires étaient une sorte de pastiche de tout ce dont ma petite cervelle était obsédée. Il y avait toujours un canevas dans le goût des contes de fées, et pour personnages principaux, une bonne fée, un bon prince et une belle princesse. Il y avait peu de méchants êtres, et jamais de grands malheurs. Tout s'arrangeait sous l'influence d'une pensée riante et optimiste comme l'enfance. Ce qu'il y avait de curieux, c'était la durée de ces histoires et une sorte de suite, car j'en reprenais le fil là où il avait été interrompu la veille. Peut-être ma mère, écoutant machinalement et comme malgré elle ces longues divagations, m'aidait-elle à son insu à m'y retrouver. Ma tante se souvient aussi de ces histoires et s'égaye à ce souvenir. Elle se rappelle m'avoir dit souvent : « Eh bien, Aurore3, est-ce que ton prince n'est pas encore sorti de la forêt ? Ta princesse aura-t-elle bientôt fini de mettre sa robe à queue et sa couronne d'or ? - Laisse-la tranquille, disait ma mère, je ne peux travailler en repos que quand elle commence ses romans entre quatre chaises. »

1 - Insufflation : fait de communiquer par le souffle.
2 - Chaufferette : boîte à couvercle percé de trous dans laquelle on met de la cendre chaude pour se chauffer les pieds.
3 - Aurore : Aurore Dupin, nom de naissance de George Sand.

 

Texte C : Colette (1873 -1954), Journal à rebours, 1941.

  Dans ma jeunesse, je n'ai jamais, jamais désiré écrire. Non, je ne me suis pas levée la nuit en cachette pour écrire des vers au crayon sur le couvercle d'une boîte à chaussures ! Non, je n'ai pas jeté au vent d'ouest et au clair de lune des paroles inspirées ! Non, je n'ai pas eu 19 ou 20 pour un devoir de style, entre douze et quinze ans ! Car je sentais, chaque jour mieux, je sentais que j'étais justement faite pour ne pas écrire. Je n'ai jamais envoyé, à un écrivain connu, des essais qui promettaient un joli talent d'amateur ; pourtant, aujourd'hui, tout le monde le fait, puisque je ne cesse de recevoir des manuscrits. J'étais donc bien la seule de mon espèce, la seule mise au monde pour ne pas écrire. Quelle douceur j'ai pu goûter à une telle absence de vocation littéraire ! Mon enfance, ma libre et solitaire adolescence, toutes deux préservées du souci de m'exprimer, furent toutes deux occupées uniquement de diriger leurs subtiles antennes vers ce qui se contemple, s'écoute, se palpe et se respire. Déserts limités, et sans périls ; empreintes, sur la neige, de l'oiseau et du lièvre ; étangs couverts de glace, ou voilés de chaudes brumes d'été ; assurément vous me donnâtes autant de joies que j'en pouvais contenir. Dois-je nommer mon école une école ? Non, mais une sorte de rude paradis où des anges ébouriffés cassaient du bois, le matin, pour allumer le poêle, et mangeaient, en guise de manne céleste1, d'épaisses tartines de haricots rouges, cuits dans la sauce au vin, étalés sur le pain gris que pétrissaient les fermières... Point de chemin de fer dans mon pays natal, point d'électricité, point de collège proche, ni de grande ville. Dans ma famille, point d'argent, mais des livres. Point de cadeaux, mais de la tendresse. Point de confort, mais la liberté. Aucune voix n'emprunta le son du vent pour me glisser avec un petit souffle froid, dans l'oreille, le conseil d'écrire, et d'écrire encore, de ternir, en écrivant, ma bondissante ou tranquille perception de l'univers vivant...

1 - Manne céleste : dans la Bible, nourriture miraculeuse envoyée par Dieu aux Hébreux dans le désert.

 

Texte D : Jean-Paul Sartre (1905 -1980), Les Mots, deuxième partie, « Écrire », 1964.

[Jean-Paul Sartre, orphelin de père, a été élevé par sa mère Anne-Marie et par ses grands-parents maternels, Charles et Louise Schweitzer. Dans Les Mots, il relate son enfance.]

  Au début de l'été nous partions pour Arcachon, les deux femmes et moi, avant que mon grand-père eût terminé ses cours. Il nous écrivait trois fois la semaine : deux pages pour Louise, un post-scriptum pour Anne-Marie, pour moi toute une lettre en vers. Pour me faire mieux goûter mon bonheur ma mère apprit et m'enseigna les règles de la prosodie1. Quelqu'un me surprit à gribouiller une réponse versifiée, on me pressa de l'achever, on m'y aida. Quand les deux femmes envoyèrent la lettre, elles rirent aux larmes en pensant à la stupeur du destinataire. Par retour du courrier je reçus un poème à ma gloire ; j'y répondis par un poème. L'habitude était prise, le grand-père et son petit-fils s'étaient unis par un lien nouveau ; ils se parlaient, comme les Indiens, comme les maquereaux2 de Montmartre, dans une langue interdite aux femmes. On m'offrit un dictionnaire de rimes, je me fis versificateur : j'écrivais des madrigaux3 pour Vévé, une petite fille blonde qui ne quittait pas sa chaise longue et qui devait mourir quelques années plus tard. La petite fille s'en foutait : c'était un ange ; mais l'admiration d'un large public me consolait de cette indifférence. J'ai retrouvé quelques-uns de ces poèmes. Tous les enfants ont du génie, sauf Minou Drouet4, a dit Cocteau en 1955. En 1912, ils en avaient tous sauf moi : j'écrivais par singerie, par cérémonie, pour faire la grande personne : j'écrivais surtout parce que j'étais le petit-fils de Charles Schweitzer. On me donna les fables de La Fontaine ; elles me déplurent : l'auteur en prenait à son aise ; je décidai de les récrire en alexandrins. L'entreprise dépassait mes forces et je crus remarquer qu'elle faisait sourire : ce fut ma dernière expérience poétique. Mais j'étais lancé : je passai des vers à la prose et n'eus pas la moindre peine à réinventer par écrit les aventures passionnantes que je lisais dans Cri-Cri5.

1 - Prosodie : règles d'écriture de la poésie, versification.
2 - Maquereaux : se dit familièrement des hommes qui exploitent des prostituées.
3 - Madrigaux : poèmes galants.
4 - Minou Drouet : fillette célèbre pour ses poèmes dans les années 50. Le poète Jean Cocteau ne croyait pas à son génie, car il soupçonnait la mère adoptive de l'enfant d'écrire les poèmes à sa place.
5 - Cri-Cri : journal illustré pour enfants des années 1920-1930.

 

I- Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez â la question suivante (4 points) :

Pour quelles raisons ces quatre auteurs sont-ils devenus écrivains ? Justifiez votre réponse en vous appuyant sur les textes du corpus.

II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :

  • Commentaire
    Vous ferez le commentaire du texte de Colette (Texte C).
  • Dissertation
    Les auteurs n'écrivent-ils leur autobiographie que pour expliquer ce qu'ils sont devenus ?
    Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur des exemples précis pris dans le corpus et dans les œuvres que vous avez lues ou étudiées en classe.
  • Invention
    Devant les succès littéraires de George Sand, sa tante lui écrit. Elle revient sur les faits évoqués dans cette page d'Histoire de ma vie, en donne sa propre version et y ajoute quelques souvenirs personnels.

 

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CENTRES ÉTRANGERS
SÉRIE ES /S

 

Objet d'étude : Convaincre, persuader, délibérer.
Textes : 
Texte A : La Bruyère, Caractères, « De l'homme », XI, n° 128, 1688.
Texte B : Fénelon, Lettre à Louis XIV, 1693.
Texte C : Victor Hugo, Discours à l'Assemblée, 30 juin 1850.
Texte D : Arthur Rimbaud, Poésies, « Les Effarés », édition posthume de 1895 (texte composé en 1870).
Texte E : Emile Zola, L'Assommoir, 1877.

 

Texte A : La Bruyère, Caractères, « De l'homme », XI, n° 128, 1688.

   L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes ; ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et de racine : ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé.

 

TEXTE B - Fénelon, Lettre à Louis XIV, 1693.

  Le peuple même (il faut tout dire), qui vous a tant aimé, qui a eu tant de confiance en vous, commence à perdre l'amitié, la confiance, et même le respect. Vos victoires et vos conquêtes ne le réjouissent plus ; il est plein d'aigreur et de désespoir. La sédition1 s'allume peu à peu de toutes parts. Ils croient que vous n'avez aucune pitié de leurs maux, que vous n'aimez que votre autorité et votre gloire. Si le roi, dit-on, avait un cœur de père pour son peuple, ne mettrait-il pas plutôt sa gloire à leur donner du pain, et à les faire respirer après tant de maux, qu'à garder quelques places de la frontière, qui causent la guerre ? Quelle réponse à cela, Sire ? Les émotions2 populaires, qui étaient inconnues depuis si longtemps, deviennent fréquentes. Paris même, si près de vous, n'en est pas exempt. Les magistrats sont contraints de tolérer l'insolence des mutins, et de faire couler sous main quelque monnaie pour les apaiser ; ainsi on paye ceux qu'il faudrait punir. Vous êtes réduit à la honteuse et déplorable extrémité, ou de laisser la sédition impunie et de l'accroître par cette impunité, ou de faire massacrer avec inhumanité des peuples que vous mettez au désespoir en leur arrachant, par vos impôts pour cette guerre, le pain qu'ils tâchent de gagner à la sueur de leurs visages.

1 - la sédition : le soulèvement contre l'autorité.
2 - les émotions : les révoltes.

 

Texte C : Victor Hugo, Discours à l'Assemblée, 30 juin 1850.

  Figurez-vous ces caves dont rien de ce que je vous ai dit ne peut donner l'idée ; figurez-vous ces cours qu'ils appellent des courettes, resserrées entre de hautes masures, sombres, humides, glaciales, méphitiques1, pleines de miasmes stagnants1, encombrées d'immondices, les fosses d'aisance à côté des puits !
  Hé mon Dieu ! ce n'est pas le moment de chercher des délicatesses de langage !
  Figurez-vous ces maisons, ces masures habitées du haut en bas, jusque sous terre, les eaux croupissantes filtrant à travers les pavés dans ces tanières où il y a des créatures humaines. Quelquefois jusqu'à dix familles dans une masure, jusqu'à dix personnes dans une chambre, jusqu'à cinq ou six dans un lit, les âges et les sexes mêlés, les greniers aussi hideux que les caves, des galetas2 où il entre assez de froid pour grelotter et pas assez d'air pour respirer !
  Je demandais à une femme de la rue du Bois-Saint-Sauveur : pourquoi n'ouvrez-vous pas les fenêtres ? - elle m'a répondu : - parce que les châssis sont pourris et qu'ils nous resteraient dans les mains. J'ai insisté : - vous ne les ouvrez-donc jamais ? - Jamais, monsieur !
  Figurez-vous la population maladive et étiolée3, des spectres au seuil des portes, la virilité retardée, la décrépitude précoce, des adolescents qu'on prend pour des enfants, de jeunes mères qu'on prend pour de vieilles femmes, les scrofules, le rachis, l'ophtalmie, l'idiotisme4, une indigence inouïe, des haillons partout, on m'a montré comme une curiosité une femme qui avait des boucles d'oreilles d'argent !
  Et au milieu de tout cela le travail sans relâche, le travail acharné, pas assez d'heures de sommeil, le travail de l'homme, le travail de la femme, le travail de l'âge mûr, le travail de la vieillesse, le travail de l'enfance, le travail de l'infirme, et souvent pas de pain, et souvent pas de feu, et cette femme aveugle, entre ses deux enfants dont l'un est mort et l'autre va mourir, et ce filetier5 phtisique6 agonisant, et cette mère épileptique qui a trois enfants et qui gagne trois sous par jour ! Figurez-vous tout cela et si vous vous récriez, et si vous doutez, et si vous niez...
  Ah ! Vous niez ! Eh bien, dérangez-vous quelques heures, venez avec nous, incrédules, et nous vous ferons voir de vos yeux, toucher de vos mains, les plaies, les plaies saignantes de ce Christ7 qu'on appelle le peuple !

1 - méphitiques, pleines de miasmes stagnants : malsaines.
2 - des galetas : pièces insalubres.
3 - étiolée : affaiblie.
4 - les scrofules, le rachis, l'ophtalmie, l'idiotisme : maladies dues à de mauvaises conditions de vie.
5 - filetier : artisan qui confectionne des filets de pêche.
6 - la phtisie est une maladie mortelle qui s'attaque aux poumons et qui a fait des ravages au XIXe siècle et au début du XXe.
7 - les plaies saignantes de ce Christ : expression métaphorique.

 

Texte D : Arthur Rimbaud, Poésies, « Les Effarés », édition posthume de 1895 (texte composé en 1870).

            Les Effarés1

Noirs dans la neige et dans la brume,
   Au grand soupirail qui s'allume,
        Leurs culs en rond

A genoux, cinq petits - misère ! -
   Regardent le boulanger faire
       Le lourd pain blond...

Ils voient le fort bras blanc qui tourne
   La pâte grise, et qui l'enfourne
      Dans un trou clair

Ils écoutent le bon pain cuire.
   Le boulanger au gras sourire
      Grogne un vieil air.

Ils sont blottis, pas un ne bouge,
   Au souffle du soupirail rouge,
      Chaud comme un sein.

Quand, pour quelque médianoche2,
   Façonné comme une brioche
      On sort le pain,

Quand, sous les poutres enfumées,
   Chantent les croûtes parfumées,
      Et les grillons,

Que ce trou chaud souffle la vie,
   Ils ont leur âme si ravie
      Sous leurs haillons,

Ils se ressentent si bien vivre,
   Les pauvres Jésus3 pleins de givre !
      - Qu'ils sont là, tous,

Collant leurs petits museaux roses
   Au treillage, grognant des choses
      Entre les trous,

Tout bêtes, faisant leurs prières
   Et repliés vers ces lumières
      Du ciel rouvert,

Si fort, qu'ils crèvent leur culotte,
   Et que leur chemise tremblote
      Au vent d'hiver...

1- Effaré : signifie à la fois étonné, inquiet et « sauvage » au sens de timide, qui s'enfuit dès qu'on le remarque (du latin fera, bête sauvage).
2 - médianoche : repas copieux que l'on prend au milieu de la nuit.
3 - Les pauvres Jésus : expression imagée pour désigner les enfants innocents et fragiles.

 

Texte E : Emile Zola, L'Assommoir, 1877.

   Au milieu de cette existence enragée par la misère, Gervaise souffrait encore des faims qu'elle entendait râler autour d'elle. Ce coin de la maison était le coin des pouilleux, où trois ou quatre ménages semblaient s'être donné le mot pour ne pas avoir du pain tous les jours. Les portes avaient beau s'ouvrir, elles ne lâchaient guère souvent des odeurs de cuisine. Le long du corridor, il y avait un silence de crevaison, et les murs sonnaient creux, comme des ventres vides. Par moments, des danses s'élevaient1, des larmes de femmes, des plaintes de mioches affamés, des familles qui se mangeaient pour tromper leur estomac. On était là dans une crampe au gosier générale, bâillant par toutes ces bouches tendues ; et les poitrines se creusaient, rien qu'à respirer cet air, où les moucherons eux-mêmes n'auraient pas pu vivre, faute de nourriture. Mais la grande pitié de Gervaise était surtout le père Bru, dans son trou, sous le petit escalier. Il s'y retirait comme une marmotte, s'y mettait en boule, pour avoir moins froid ; il restait des journées sans bouger, sur un tas de paille. La faim ne le faisait même plus sortir, car c'était bien inutile d'aller gagner dehors de l'appétit, lorsque personne ne l'avait invité en ville. Quand il ne reparaissait pas de trois ou quatre jours, les voisins poussaient sa porte, regardaient s'il n'était pas fini. Non, il vivait quand même, pas beaucoup, mais un peu, d'un œil seulement ; jusqu'à la mort qui l'oubliait ! Gervaise, dès qu'elle avait du pain, lui jetait des croûtes. Si elle devenait mauvaise et détestait les hommes, à cause de son mari, elle plaignait toujours bien sincèrement les animaux ; et le père Bru, ce pauvre vieux, qu'on laissait crever, parce qu'il ne pouvait plus tenir un outil, était comme un chien pour elle, une bête hors de service, dont les équarrisseurs2 ne voulaient même pas acheter la peau ni la graisse. Elle en gardait un poids sur le cœur, de le savoir continuellement là, de l'autre côté du corridor, abandonné de Dieu et des hommes, se nourrissant uniquement de lui-même, retournant à la taille d'un enfant, ratatiné et desséché à la manière des oranges qui se racornissent sur les cheminées.

1 - des danses s'élevaient : des coups étaient donnés (expression familière).
2 - équarrisseurs : personnes qui traitent les cadavres d'animaux non utilisés en boucherie.

 

I- Après avoir pris connaissance de l'ensemble des textes, vous répondrez d'abord â la question suivante (4 points) :

Identifiez dans l'ensemble du corpus quatre procédés argumentatifs et dites en quoi ils sont efficaces pour dénoncer la misère du peuple.

II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :

  • Commentaire
    Vous commenterez le texte de Zola (texte E).
  • Dissertation
     
    « Eh bien, dérangez-vous quelques heures, venez avec nous, incrédules, et nous vous ferons voir de vos yeux, toucher de vos mains, les plaies [...] » (extrait du texte de Hugo).
      Vous montrerez en quoi l'écriture littéraire sous toutes ses formes est particulièrement apte à dénoncer les problèmes de la société.
      Vous utiliserez pour cela les textes du corpus, ceux que vous avez étudiés en classe et vos lectures personnelles.
  • Invention
    Vous avez été témoin, dans votre propre commune, d'une scène proche de celle que décrit Rimbaud dans «Les Effarés». Vous la racontez dans une lettre à un élu local pour lui faire part de vos émotions et l'inciter à agir.

 

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CENTRES ÉTRANGERS
SÉRIE L

 

Objet d'étude : L'épistolaire.
Textes : 
Texte A : Denis Diderot, Correspondance, Lettres à Sophie Volland, Lettre du 2 novembre 1759, (édition posthume 1831).
Texte B : Madame du Deffand , Correspondance, Lettre du 29 mai 1764 à Voltaire, (édition posthume 1865).
Texte C : Voltaire, Correspondance, Lettre du 3 octobre 1764 à Madame du Deffand, (édition posthume 1784).

 

Texte A : Denis Diderot, Correspondance, Lettres à Sophie Volland, Lettre du 2 novembre 1759.

[Diderot se trouve au Grandval, propriété du baron d'Holbach. Ce dernier craint d'avoir perdu beaucoup d'argent, ce qui l'obligerait à réduire son train de vie.]

    A Mademoiselle Volland
Au Grandval, le 2 novembre 1759

  [...] Je pensais que pour un homme qui n'aurait ni femme, ni enfant, ni aucun de ces attachements qui font désirer la richesse, et qui ne laissent jamais de superflu, il serait presque indifférent d'être pauvre ou riche. Pauvre, on s'expatrierait, on subirait la condamnation ancienne portée par la nature contre l'espèce humaine, et l'on gagnerait son pain à la sueur de son front... Ce paradoxe tient à l'égalité que j'établis entre les conditions et au peu de différence que je mets, quant au bonheur, entre le maître de la maison et son portier... Si je suis sain d'esprit et de corps, si j'ai l'âme honnête et la conscience pure, si je sais distinguer le vrai du faux, si j'évite le mal et fais le bien, si je sens la dignité de mon être, si rien ne me dégrade à mes propres yeux, si, loin de mon pays, je suis ignoré des hommes dont la présence me ferait peut-être rougir, on peut m'appeler comme on voudra, milord1 ou sirrah : sirrah, en anglais, c'est un faquin2 en français, la qualité qu'un petit-maître en humeur donne à son valet... Faire le bien, connaître le vrai, voilà ce qui distingue un homme d'un autre ; le reste n'est rien. La durée de la vie est si courte, ses besoins sont si étroits, et quand on s'en va, il importe si peu d'avoir été quelqu'un ou personne. Il ne faut à la fin qu'un mauvais morceau de toile et quatre planches de sapin... Dès le matin, j'entends sous ma fenêtre des ouvriers. A peine le jour commence-t-il à poindre qu'ils ont la bêche à la main, qu'ils coupent la terre et roulent la brouette. Ils mangent un morceau de pain noir ; ils se désaltèrent au ruisseau qui coule ; à midi ils prennent une heure de sommeil sur la terre ; bientôt ils se remettent à leur ouvrage. Ils sont gais ; ils chantent ; ils se font entre eux de bonnes grosses plaisanteries qui les égaient; ils rient. Sur le soir, ils vont retrouver des enfants tout nus autour d'un âtre enfumé, une paysanne hideuse et malpropre, et un lit de feuilles séchées, et leur sort n'est ni plus mauvais ni meilleur que le mien... Vous avez éprouvé l'une et l'autre fortune : dites-moi, le temps présent vous paraît-il plus dur que le temps passé ?...Je me suis tourmenté toute la matinée à courir après une idée qui m'a fui... Je suis descendu triste ; j'ai entendu parler des misères publiques ; je me suis mis à une table somptueuse sans appétit ; j'avais l'estomac chargé des aliments de la veille ; je l'ai surchargé de la quantité de ceux que j'ai mangés ; j'ai pris un bâton et j'ai marché pour les faire descendre et me soulager ; je suis revenu m'asseoir à une table de jeu, et tromper des heures qui me pesaient.
  J'avais un ami dont je n'entendais point parler. J'étais loin d'une amie que je regrettais3. Peines à la campagne, peines à la ville, peines partout. Celui qui ne connaît pas la peine n'est pas à compter parmi les enfants des hommes... C'est que tout s'acquitte ; le bien par le mal, le mal par le bien, et que la vie n'est rien.

1 - Milord : en anglais ce mot désigne un aristocrate.
2 - Faquin : insulte qu' « un petit-maître » en colère lance « à son valet ».
3 - « une amie que je regrettais » : l'expression désigne la destinataire de la lettre, Sophie Volland elle-même, maîtresse de Diderot.

 

Texte B :  Madame du Deffand , Correspondance, Lettre du 29 mai 1764 à Voltaire.

  A Voltaire
Paris, ce lundi 29 mai 1764

    Non, monsieur, je ne préférerais pas la pensée à la lumière, les yeux de l'âme à ceux du corps1 ; je consentirais bien plutôt à un aveuglement total2. Toutes mes observations me font juger que moins on pense, moins on réfléchit, plus on est heureux ; je le sais même par expérience. Quand on a eu une grande maladie, qu'on a souffert de grandes douleurs, l'état où l'on se trouve dans la convalescence est un état très heureux ; on ne désire rien, on n'a nulle activité, le repos seul est nécessaire. Je me suis trouvée dans cette situation, j'en sentais tout le prix, et j'aurais voulu y rester toute ma vie. Tous les raisonnements que vous me faites sont excellents, il n'y a pas un mot qui ne soit de la plus grande vérité. Il faut se résigner à suivre notre destination dans l'ordre général, et songer, comme vous dites, que le rôle que nous y jouons ne dure que quelques minutes. Si l'on n'avait qu'à se défendre de la superstition pour se mettre au-dessus de tout, on serait bien heureux. Mais il faut vivre avec les hommes, on en veut être considéré, on désire de trouver en eux du bon sens, de la justice, de la bienveillance, de la franchise et l'on ne trouve que tous les défauts et les vices contraires. Vous ne pouvez jamais connaître3 le malheur, et comme je vous l'ai déjà dit, quand on a beaucoup d'esprit et de talent on doit trouver en soi de grandes ressources. Il faut être Voltaire ou végéter. Quel plaisir pourrais-je trouver à mettre mes pensées par écrit ? Elles ne servent qu'à me tourmenter, et cela satisferait peu ma vanité. Allez, Monsieur, croyez-moi, je suis abandonnée de Dieu et des médecins, mais cependant ne m'abandonnez pas. Vos lettres me font un plaisir infini, vous avez une âme sensible, vous ne dites point des choses vagues : le moment où je reçois vos lettres, celui où j'y réponds me consolent, m'occupent et même m'encouragent. Si j'étais plus jeune, je chercherais peut-être à me rapprocher de vous ; rien ne m'attache dans ce pays-ci, et la société où je me trouve engagée me ferait dire ce que M. de la Rochefoucauld dit de la Cour : « Elle ne rend pas heureux, mais elle empêche qu'on ne le soit ailleurs4 ».
   Je n'attribue pas mes peines et mes chagrins à tout ce qui m'environne, je sais que c'est presque toujours notre caractère qui contribue à notre bonheur ; mais comme vous savez, nous l'avons reçu de la nature. Que conclure de tout cela ? C'est qu'il faut se soumettre.

1 - Madame du Deffand est devenue aveugle en 1754.
2 - Celui de la mort.
3- « Connaître » : comprendre intellectuellement.
4 - « elle empêche qu'on ne le soit ailleurs » : elle prive de la possibilité d'être heureux ailleurs.

 

Texte C :  Voltaire, Correspondance, Lettre du 3 octobre 1764 à Madame du Deffand.

  [Voltaire vient d'évoquer un ouvrage subversif que la rumeur publique lui attribue. Il se déclare indigné de cette « calomnie ».]

A Madame la marquise du Deffand
    Aux Délices, 3 octobre 1764

   [...] Mais la calomnie est absurde de son naturel ; et, tout absurde qu'elle est, elle fait souvent beaucoup de mal. Elle m'a attribué ce livre auprès du roi, et cela trouble ma vieillesse, qui devrait être tranquille. La nature nous fait déjà assez de mal, sans que les hommes nous en fassent encore.
   Cette vie est un combat perpétuel ; et la philosophie est le seul emplâtre1 qu'on puisse mettre sur les blessures qu'on reçoit de tous côtés : elle ne guérit pas, mais elle console, et c'est beaucoup.
   Il y a encore un autre secret, c'est de lire les gazettes2. Quand on voit, par exemple, que le prince Ivan a été empereur à l'âge d'un an, qu'il a été vingt-quatre ans en prison, et qu'au bout de ce temps il est mort de huit coups de poignard, la philosophie trouve là de très bonnes réflexions à faire, et elle nous dit alors que nous devons être heureux de tous les maux qui ne nous arrivent pas, comme la maîtresse de l'avare est riche de ce qu'elle ne dépense point.
    Je cherche encore un autre secret, c'est celui de digérer. Vous voyez, madame, que je me bats les flancs pour trouver la façon d'être le moins malheureux qu'il me soit possible ; car, pour le mot d'heureux, il ne me paraît guère fait que pour les romans. Je souhaiterais passionnément que ce mot vous convînt.
   Il y a peut-être un état assez agréable dans le monde, c'est celui d'imbécile, mais il n'y a pas moyen de vous proposer cette manière d'être ; vous êtes trop éloignée de cette espèce de félicité. C'est une chose assez plaisante qu'aucune personne d'esprit ne voudrait d'un bonheur fondé sur la sottise ; il est clair pourtant qu'on ferait un très bon marché.
   Faites donc comme vous pourrez, madame, avec vos lumières, avec votre belle imagination et votre bon goût, et quand vous n'aurez rien à faire, mandez-moi3 si tout cela contribue à vous faire mieux supporter le fardeau de la vie.

1 - Emplâtre : pâte cicatrisante.
2 - Gazette Journal.
3 - « mandez-moi » : faites-moi savoir.

 

I- Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez â la question suivante (4 points) :

 Quelles sont les conditions du bonheur selon chacun des trois auteurs du corpus ?

II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :

  • Commentaire
    Vous commenterez la lettre de Diderot (texte A).
  • Dissertation
    La lecture d'une correspondance d'écrivain a-t-elle pour seul intérêt de nous faire connaître sa vie privée ?
  • Invention
    Vous venez de lire la lettre de Madame du Deffand (Texte B). Vous écrivez à une amie ou un ami pour lui faire part de vos réactions face à cette lettre et pour lui présenter votre propre conception du bonheur.
    Vous veillerez à utiliser un niveau de langue soutenu.

 

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CENTRES ÉTRANGERS
SÉRIES ES / S

 

Objet d'étude : le biographique.
Textes : 
Texte A : Colette, Sido, 1930.
Texte B : Simone de Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée, 1958.
Texte C : Romain Gary, La Promesse de l'aube, 1960.
Texte D : Jean-Claude Carrière , Le Vin bourru, 2000.

 

Texte A : Colette, Sido, 1930.

   Car j'aimais tant l'aube, déjà, que ma mère me l'accordait en récompense. J'obtenais qu'elle m'éveillât à trois heures et demie, et je m'en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues.
    A trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d'abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps... J'allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers.
  C'est sur ce chemin, c'est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d'un état de grâce indicible1 et de ma connivence2 avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion...
   Ma mère me laissait partir, après m'avoir nommée « Beauté, Joyau-tout-en-or » ; elle regardait courir et décroître sur la pente son œuvre, « chef-d'œuvre », disait-elle. J'étais peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d'accord ... Je l'étais à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu'à mon retour, et de ma supériorité d'enfant éveillée sur les autres enfants endormis.
   Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d'avoir mangé mon saoul3, pas avant d'avoir, dans les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et goûté l'eau de deux sources perdues, que je révérais4. L'une se haussait hors de la terre par une convulsion cristalline, une sorte de sanglot, qui traçait elle-même son lit sableux. Elle se décourageait aussitôt née et replongeait sous la terre. L'autre source, presque invisible, froissait l'herbe comme un serpent, s'étalait secrète au centre d'un pré où des narcisses, fleuris en ronde, attestaient seuls sa présence. La première avait goût de feuille de chêne, la seconde de fer et de tige de jacinthe... Rien qu'à parler d'elles je souhaite que leur saveur m'emplisse la bouche au moment de tout finir, et que j'emporte avec moi, cette gorgée imaginaire ...

1 - indicible : impossible à dire, à exprimer.
2 - connivence : complicité.
3 - mon saoul : autant que désiré.
4 - révérer : traiter avec le plus grand respect.

 

Texte B : Simone de Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée, 1958.

  En revanche, je profitai passionnément du privilège de l'enfance pour qui la beauté, le luxe, le bonheur sont des choses qui se mangent ; devant les confiseries de la rue Vavin, je me pétrifiais, fascinée par l'éclat lumineux des fruits confits, le sourd chatoiement1 des pâtes de fruits, la floraison bigarrée des bonbons acidulés ; vert, rouge, orange, violet : je convoitais les couleurs elles-mêmes autant que le plaisir qu'elles me promettaient. J'avais souvent la chance que mon admiration s'achevât en jouissance. Maman concassait des pralines dans un mortier, elle mélangeait à une crème jaune la poudre grenue2 ; le rosé des bonbons se dégradait en nuances exquises : je plongeais ma cuiller dans un coucher de soleil. Les soirs où mes parents recevaient, les glaces du salon multipliaient les feux d'un lustre de cristal. Maman s'asseyait devant le piano à queue, une dame vêtue de tulle jouait du violon et un cousin du violoncelle. Je faisais craquer entre mes dents la carapace d'un fruit déguisé, une bulle de lumière éclatait contre mon palais avec un goût de cassis ou d'ananas : je possédais toutes les couleurs et toutes les flammes, les écharpes de gaze, les diamants, les dentelles : je possédais toute la fête. Les paradis où coulent le lait et le miel ne m'ont jamais alléchée, mais j'enviais à Dame Tartine3 sa chambre à coucher en échaudé4 : cet univers que nous habitons, s'il était tout entier comestible, quelle prise nous aurions sur lui ! Adulte, j'aurais voulu brouter les amandiers en fleur, mordre dans les pralines du couchant. Contre le ciel de New York, les enseignes au néon semblaient des friandises géantes et je me suis sentie frustrée.

1 - chatoiement : reflet brillant et changeant.
2 - grenue : qui présente de petits grains.
3 - Dame Tartine : personnage de comptine qui vit dans un palais entièrement comestible.
4 - échaudé : pâtisserie non sucrée et très légère.

 

Texte C : Romain Gary, La Promesse de l'aube, 1960.

   J'avais déjà près de neuf ans lorsque je tombai amoureux pour la première fois. Je fus tout entier aspiré par une passion violente, totale, qui m'empoisonna complètement l'existence et faillit même me coûter la vie.
   Elle avait huit ans et s'appelait Valentine. Je pourrais la décrire longuement et à perte de souffle, et si j'avais une voix, je ne cesserais de chanter sa beauté et sa douceur. C'était une brune aux yeux clairs, admirablement faite, vêtue d'une robe blanche et elle tenait une balle à la main. Je l'ai vue apparaître devant moi dans le dépôt de bois, à l'endroit où commençaient les orties qui couvraient le sol jusqu'au mur du verger voisin. Je ne puis décrire l'émoi qui s'empara de moi : tout ce que je sais, c'est que mes jambes devinrent molles et que mon cœur se mit à sauter avec une telle violence que ma vue se troubla. Absolument résolu à la séduire immédiatement et pour toujours, de façon qu'il n'y eût plus jamais de place pour un autre homme dans sa vie, je fis comme ma mère me l'avait dit et, m'appuyant négligemment contre les bûches, je levai les yeux vers la lumière pour la subjuguer1. Mais Valentine n'était pas femme à se laisser impressionner. Je restai là, les yeux levés vers le soleil, jusqu'à ce que mon visage ruisselât de larmes, mais la cruelle, pendant tout ce temps-là, continua à jouer avec sa balle, sans paraître le moins du monde intéressée. Les yeux me sortaient de la tête, tout devenait feu et flamme autour de moi, mais Valentine ne m'accordait même pas un regard. Complètement décontenancé par cette indifférence, alors que tant de belles dames, dans le salon de ma mère, s'étaient dûment extasiées devant mes yeux bleus, à demi aveugle et ayant ainsi, du premier coup, épuisé, pour ainsi dire, mes munitions, j'essuyai mes larmes et, capitulant sans conditions, je lui tendis les trois pommes vertes que je venais de voler dans le verger. Elle les accepta et m'annonça, comme en passant :
  - Janek a mangé pour moi toute sa collection de timbres-poste.
  C'est ainsi que mon martyre commença. Au cours des jours qui suivirent, je mangeai pour Valentine plusieurs poignées de vers de terre, un grand nombre de papillons, un kilo de cerises avec les noyaux, une souris, et, pour finir, je peux dire qu'à neuf ans, c'est-à-dire bien plus jeune que Casanova2, je pris place parmi les plus grands amants de tous les temps, en accomplissant une prouesse amoureuse que personne à ma connaissance, n'est jamais venu égaler. Je mangeai pour ma bien-aimée un soulier en caoutchouc.

1 - subjuguer : séduire.
2 - Casanova : aventurier et écrivain italien né au XVIIIème siècle. Séducteur célèbre, il a conté ses exploits romanesques et amoureux dans ses Mémoires.

 

Texte D : Jean-Claude Carrière , Le Vin bourru, 2000.

 [Ce texte ouvre l'autobiographie de Jean-Claude Carrière. L'auteur s'explique sur les raisons et les circonstances qui l'ont conduit à écrire le récit de son enfance. Dès les premières lignes, il évoque la visite d'un village-musée en Alsace en 1980. Il s'agit d'un village ancien reconstitué pour montrer aux touristes la façon dont les gens vivaient autrefois. « A ma grande surprise, ce jour-là, je voyais tout à coup mon enfance au musée... ».]

   Que restait-il de l'enfant dont je visitais les habitudes ? Etions-nous encore le même, lui et moi ? Ou au contraire une cassure radicale, que jusque-là je n'avais pas encore remarquée, nous séparait-elle pour toujours ? En d'autres mots : étais-je un autre ?
   Il est évidemment impossible d'être l'historien, l'observateur, à plus forte raison l'ethnologue1 de soi-même. Mais la visite de cet endroit m'a donné l'idée simple de rassembler ici toutes les images, tous les moments encore présents de ce temps-là. Juste pour entrevoir les possibles différences, les modifications d'une vie, sans juger d'un mieux ou d'un pis2.
   Sans cette rencontre inattendue, un jour en Alsace, je n'y aurais sans doute jamais pensé, ne décelant en moi aucun bouleversement, aucune brisure sans appel. Jusque-là les événements, les couleurs, les gestes de mon jeune âge me semblaient ordinaires et pour ainsi dire naturels. Je n'avais rien d'étonnant, rien d'exceptionnel, rien d'exotique à raconter. Mais comme cet ordinaire, ce quotidien, méritaient l'honneur d'un musée et attiraient des visiteurs, je me dis que ces moments d'une vie vécue, mais disparue, pourraient intéresser d'autres que moi - comme des vies qui me sont étrangères envahissent parfois la mienne et me la dérobent le temps d'une lecture, ou d'un film ou tout simplement d'un voyage.
   Écrire sa vie, une partie de sa vie, en la comparant par moments au temps d'aujourd'hui, suppose une absence de jugement de valeur, une impartialité qui ne sera évidemment pas respectée. Cela suppose aussi une forme d'humilité, ce qui n'est pas un paradoxe. L'erreur, en tous cas le danger, serait de considérer son existence -quelle qu'elle soit - comme exceptionnelle, comme digne d'être racontée précisément parce qu'elle ne ressemble à aucune autre.
   Les récits de ce type me déçoivent toujours. Sans doute nous est-il difficile d'apprécier, et d'admirer sans réserve, l'extraordinaire chez les autres. On peut dire au contraire que la description d'une vie n'a d'intérêt que si cette vie est commune, que si d'autres peuvent s'y reconnaître ou deviner, selon les générations, ce que furent les sentiments, les sensations de leurs parents et grands-parents.
   Au lieu d'isoler son existence comme un phénomène inimitable (bientôt mangé, de toute manière, par l'oubli), nous pouvons nous envisager comme une espèce de
jalon dans une longue chaîne, de témoin que nous nous passons de main en main et d'œil à œil, et qui peut aider à nous réunir un moment par-delà la naissance et la mort.
   Je tente ce pari. C'est parce que mon enfance fut semblable à des millions d'autres que je la présente, prenant ainsi place à mon tour dans la vague qui inlassablement se dessine, gonfle, déferle et se retire pour laisser la place à ceux qui viennent, et qui viendront. Loin de me séparer, j'essaye de me fondre dans la masse vivante à laquelle j'appartiens, que je le veuille ou non, et qui commence à s'éclaircir, avant de bientôt se dissoudre.

1 - ethnologue : spécialiste de l'étude des sociétés.
2 - d'un mieux ou d'un pis : d'un mieux ou d'un pire.

 

I- Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez aux questions suivantes (4 points) :

1 ) Quelle vision commune de l'enfance retrouve-t-on dans les trois premiers textes (textes A, B, C) ? (2 points)
2)  En quoi le texte de Jean-Claude Carrière (texte D) se distingue-t-il des précédents ? (2 points)

II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :

  • Commentaire
    Vous commenterez le texte de Colette (texte A).
  • Dissertation
     
    A propos de l'écriture de sa vie, Jean-Claude Carrière écrit: «On peut dire [...] que la description d'une vie n'a d'intérêt que si cette vie est commune, que si d'autres peuvent s'y reconnaître ou deviner, selon les générations, ce que furent les sentiments, les sensations de leurs parents et grands-parents ».
     Dans quelle mesure cette affirmation définit-elle l'intérêt des œuvres biographiques et autobiographiques ? Vous étayerez votre réflexion par des exemples puisés dans le corpus, dans les textes étudiés en classe et dans vos lectures personnelles.
  • Invention
    Après avoir lu l'autobiographie de Romain Gary (texte C), Valentine, devenue adulte, lui écrit une lettre dans laquelle elle évoque de son point de vue ce souvenir commun et commente la manière dont l'écrivain a parlé d'elle.
 

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