La consolation 

 

 

 

Objets d'étude :
Genres et formes de l'argumentation.
La littérature d'idées du XVIème au XVIIIème siècle.
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  Dans l'Antiquité, la consolatio est un genre rhétorique extrêmement codifié. En Grèce, les sophistes avaient élaboré une technique fondée sur la raison (logos), susceptible de consoler un sujet atteint par un chagrin (deuil, maladie...). Dans leur fabrique d'arguments, ils établissaient ainsi une véritable pharmacie morale où l'on pouvait se procurer tout un arsenal nécessaire à ce genre de combat. A Rome, la plupart des familles aristocratiques avaient leur philosophe attitré qui jouait ce rôle de consolateur.
  Le genre consolatoire a pris plus d'importance encore dans le cadre du stoïcisme, où il entrait dans la volonté de dominer la douleur et la peur de la mort. Cicéron (Tusculanes), Sénèque (Ad Marciam), Plutarque (Consolation à Apollonius sur la mort de son fils), Boèce (Consolation de la philosophie) ont illustré dans leurs traités cet art de la consolation qui devait être ensuite codifié dans tout un ensemble de manuels de rhétorique jusqu’au XIXe siècle.
  La consolation fait ainsi partie des stratégies argumentatives les mieux capables de se prêter à l'étude et à l'imitation. C'est le but de cette séquence où, à partir d'un modèle antique, on suivra l'évolution et la transformation du genre avant de se prêter à l'exercice.

 

1.  Un genre très codifié :

 La sincérité des sentiments qui portent à consoler un ami n'est pas mise en cause par la nature figée des arguments installés par la tradition. On s'en convaincra ici où un jurisconsulte romain les retrouve comme naturellement, alliés à la compassion, pour consoler Cicéron.

Servius Sulpicius Rufus

Servius Sulpicius Rufus

Lettre à Cicéron (mars 45 av. JC)

[La fille de Cicéron, Tullia, meurt en couches à 30 ans, en février 45 avant JC. Son ami le jurisconsulte Servius Sulpicius Rufus (105 — 43 av. JC) lui adresse cette lettre au mois de mars suivant.]

Cicéron

 Quand me fut parvenue la nouvelle du décès de ta fille Tullia, j'en ai été littéralement accablé, autant qu'il se devait, et j'ai considéré que ce malheur nous frappait en commun ; si j'avais été à Rome, je ne t'aurais pas fait défaut et t'aurais manifesté ma douleur ouvertement. Une consolation comme celle-ci est une entreprise pénible et déchirante, étant donné que ceux-là même qui doivent s'en acquitter, en qualité de proches ou d'intimes, sont en proie à un chagrin égal et ne peuvent s'y engager sans verser bien des larmes, au point d'avoir apparemment plus besoin eux-mêmes de la consolation des autres que moyen de s'acquitter envers autrui de leur devoir ; cependant j'ai décidé de t'écrire brièvement toutes les idées qui me sont venues sur le moment à l'esprit, car, si je ne crois pas qu'elles t'échappent, il se peut que la douleur t'empêche de les voir clairement.
  Pour quelle raison serais-tu si profondément remué par ta douleur personnelle ? Examine de quelle façon la fortune nous a traités jusqu'à ce jour, comment elle nous a arraché ce qui doit être aussi cher à l'homme que ses enfants : patrie, considération, dignité, honneurs de toute sorte ; ce seul surcroît de disgrâce a-t-il pu ajouter grand chose à ta douleur ? Un cœur rompu à ces épreuves-là ne doit-il pas désormais être endurci et faire moins de cas de tout le reste ?
  Ou alors — ce que je crois — souffres-tu pour elle ? Que de fois tu as dû arriver à cette idée, qui m'est venue souvent, qu'à l'époque où nous vivons les êtres qui ont pu échanger sans souffrance la vie contre la mort n'ont pas été les plus maltraités ! Et d'ailleurs qu'est-ce qui pouvait, par les temps qui courent, la pousser tellement à vivre ? Quelle réalité ? Quelle espérance ? Quel réconfort ? Passer sa vie mariée à un jeune homme du premier rang ? — Il t'était facile, je n'en doute pas, vu ta haute position, de choisir dans la jeunesse d'aujourd'hui un gendre assez loyal pour que tu estimes lui confier ta descendance en toute sécurité ! — Ou encore mettre au monde à son tour des enfants qu'elle se réjouirait plus tard de voir florissants ? des enfants capables de garder par leurs propres moyens la fortune transmise par leur père ou leur mère ? destinés à briguer les honneurs selon l'ordre régulier ? à user de leur liberté dans les affaires publiques ou dans celles de leurs amis ? — Y a-t-il une seule de ces possibilités qui n'ait été retirée avant d'avoir été offerte ? — Il n'empêche que c'est un malheur de perdre ses enfants. — Oui, si seulement ce n'était un malheur pire de subir et d'endurer ces maux-là.
  Certaine circonstance m’a fourni une consolation non négligeable ; je veux te la faire connaître, au cas où elle pourrait atténuer aussi ta douleur. Revenant d'Asie, je naviguais d'Égine vers Mégare, quand je me mis à regarder circulairement l'horizon : derrière moi se trouvait Égine, devant moi Mégare, à droite le Pirée, à gauche Corinthe ; or ces villes, à un moment donné si florissantes, gisent aujourd'hui devant nos yeux écroulées et ruinées. Je me livrai alors à cette méditation : « Eh quoi ! nous nous indignons, chétifs humains, si l'un d'entre nous, dont la vie doit être relativement courte, a péri ou a été tué, quand les cadavres de tant de villes gisent abattus en un seul et même lieu ? Veux-tu bien te contenir, Servius, et te rappeler que tu es né créature humaine ? » Crois-moi, cette méditation ne m’a pas peu raffermi ; essaie à ton tour, s'il te plaît, de te représenter ce spectacle. Récemment, en un seul épisode, une foule d'hommes illustres ont péri ; l'empire du peuple romain a subi une hémorragie considérable ; toutes les provinces ont été bouleversées : et pour la perte d'une vie chétive d'une seule chétive femme, tu es remué à tel point ? Même si elle n'avait pas rencontré son dernier jour maintenant, elle aurait dû mourir quelques années plus tard, puisqu'elle était née créature humaine. Fais mieux, détourne ton attention et ta pensée de ces considérations et rappelle-toi plutôt ce qui est digne de ton personnage : elle a vécu aussi longtemps qu'il le lui fallait, son existence a été inséparable de celle de la république ; elle a vu son père préteur, consul, augure ; elle a été mariée à des jeunes gens du premier rang ; elle a épuisé à peu près tous les biens de la vie ; quand la république a succombé, elle a cessé de vivre. Quelle raison avez-vous, toi comme elle, de vous plaindre à cet égard de la fortune ?
  Enfin n'oublie pas que tu es Cicéron, l'homme qui a toujours eu pour habitude de donner conseil et prescription aux autres, et n'imite pas les mauvais médecins qui, lorsqu'il s'agit des maladies d'autrui, se déclarent détenteurs du savoir médical, et sont incapables de se soigner eux-mêmes ; mais les prescriptions que Cicéron donne d'habitude à autrui, à lui de se les appliquer à lui-même et de les avoir présentes à l'esprit ! Il n'est douleur que longueur de temps n'atténue ou n'adoucisse ; il serait humiliant pour toi d'attendre ce moment, au lieu d'aller au-devant du résultat grâce à ta sagesse. S'il subsiste quelque conscience même aux enfers, avec l'amour qu'elle avait pour toi et son dévouement pour tous les siens, c'est certainement ce qu'elle ne veut pas que tu fasses. Accorde cette faveur à la défunte, accorde-la à tous tes amis et intimes, que ta douleur afflige, accorde-la à ta patrie, que celle-ci puisse recourir à tes services et à tes conseils, en cas de besoin. Enfin, puisque nous en sommes arrivés à une telle infortune que nous devons nous soumettre même à la situation présente, garde-toi de donner à quiconque lieu de penser que tu pleures moins ta fille que les épreuves de la république et la victoire des autres.
Je rougirais de t'en écrire plus long sur ce point, car j'aurais l'air de douter de ta clairvoyance. Aussi, après une dernière remarque, mettrai-je un terme à cette lettre : nous t'avons vu plus d'une fois te comporter magnifiquement devant le bonheur et en tirer une grande considération ; donne-nous enfin l'occasion de constater que, dans l'adversité aussi, ton comportement peut rester le même et que ce fardeau ne te paraît pas plus lourd qu'il ne doit, pour qu'on n'aille pas croire que, de toutes les qualités morales, celle-là seule te fait défaut. En ce qui me concerne, j'attendrai de te savoir rasséréné pour t'informer de ce qui se passe ici et de l'état de la province. Bonne santé.

 

une batterie d’arguments :

La littérature de consolation déploie des thèmes récurrents que les textes s’empruntent les uns les autres. Les logoi paramythikoi des sophistes fournissent en effet des arguments, devenus des lieux communs, qui ont pour rôle de démontrer à la personne la vanité de son chagrin. La lettre de Servius Rufus, incontestablement sincère et compatissante pourtant, en donne de bons exemples :

la raison, face à la douleur, est le meilleur remède. Ceci est le point décisif de la littérature de consolation. Passé le premier moment, où la douleur est pour ainsi dire naturelle et où la raison n’aurait aucune prise, continuer à se laisser emporter au-delà de toute mesure est contraire à la nature. Il faut imposer au chagrin une limite raisonnable pour rester dans le meden agan ("rien de trop") de l'éthique stoïcienne. Aussi bien, le chagrin s’achève de lui-même avec le temps; autant donc que ce soit la raison qui y mette fin.
  repérez ces arguments dans la lettre de Servius Rufus.

éloge du courage : se laisser dominer par sa douleur est un signe de faiblesse. Le consolateur en appelle souvent à la nécessaire force d'âme et renoue avec les préceptes stoïciens sur la maîtrise de soi et le combat contre les passions.
  repérez ces arguments dans la lettre de Servius Rufus.

la transformation de l'événement : le consolateur s'emploie à montrer que ce que l’on prend pour un mal n’en est pas un en réalité, voire qu’il est un bien. En mourant, le défunt a sans doute échappé aux maux ordinaires de la vie, et le consolateur peut s'appuyer pour plus de conviction sur les exemples concrets que son correspondant et lui-même ont pu connaître.
  repérez ces arguments dans la lettre de Servius Rufus.

un sort commun à tous : il s’agit de dissoudre l’objet du chagrin en montrant qu’il n’a rien d’original, que tous les hommes ont dû ou doivent en subir sans cesse de pires. La mort est nécessaire, il s’agit d’une loi implacable, inscrite dans la nature, et rien ne peut la contrarier : nous sommes sous la sujétion d'une Fortune aveugle. Se plaindre de son sort, en conséquence, c’est prétendre s’élever au-dessus de la loi commune, se rebeller contre sa condition ce qui, dans l’Antiquité, est un signe d’ubris et, dans la chrétienté, marque la révolte contre le Créateur.
  repérez ces arguments dans la lettre de Servius Rufus.

éloge de la mort : la dévalorisation de l’événement douloureux aboutit régulièrement à une très forte dévalorisation des événements de la vie en général, présentés comme fragiles, changeants, toujours exposés aux revers de fortune. Ici encore, une sensibilité « baroque » se manifeste dans un véritable éloge paradoxal de la mort, passage obligé d’un grand nombre de consolations.
  repérez ces arguments dans la lettre de Servius Rufus.

 

2.  Fortune du genre : la poésie.

 Dans l'Antiquité, la littérature de consolation s'est épanouie dans les traités moraux et philosophiques ou dans la correspondance plus ou moins privée. A partir du XVIème siècle, elle  a connu un large développement en lien avec la sensibilité baroque et gagné d'autres genres, comme la poésie.

François de MALHERBE

Consolation à M. du Périer sur la mort de sa fille
(Stances, 1599)

[Ami de Malherbe, François du Périer avait eu en 1598 la douleur de perdre sa fille, Marguerite, âgée de cinq ans. Dans une intention consolatoire, Malherbe reprend une composition plus ancienne, « Consolation à Cléophon », qu'il avait rédigée pour un autre ami.]

orthographe non modernisée.

Ta douleur, du Perier, sera donc éternelle ?
Et les tristes discours,
Que te met en l’esprit l’amitié paternelle,
L’augmenteront toujours ?

Le malheur de ta fille au tombeau descendue
Par un commun trépas,
Est-ce quelque dédale, où ta raison perdue
Ne se retrouve pas ?

Je sais de quels appas son enfance étoit pleine ;
Et n’ai pas entrepris,
Injurieux ami, de soulager ta peine
Avecque son mépris.

Mais elle étoit du monde, où les plus belles choses
Ont le pire destin ;
Et, rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin.

Puis quand ainsi serait que, selon ta prière,
Elle auroit obtenu
D’avoir en cheveux blancs terminé sa carrière,
Qu’en fût-il advenu ?

Penses-tu que, plus vieille, en la maison céleste
Elle eût eu plus d’accueil ?
Ou qu’elle eût moins senti la poussière funeste
Et les vers du cercueil ?

Non, non, mon du Perier, aussitôt que la Parque
Ôte l’âme du corps,
L’âge s’évanouit au deçà de la barque,
Et ne suit point les morts.

[...]

Ne te lasse donc plus d’inutiles complaintes ;
Mais, sage à l’avenir,
Aime une ombre comme ombre, et des cendres éteintes
Éteins le souvenir.

C’est bien, je le confesse, une juste coutume,
Que le cœur affligé,
Par le canal des yeux versant son amertume,
Cherche d’être allégé.

Même quand il advient que la tombe sépare
Ce que nature a joint,
Celui qui ne s’émeut a l’âme d’un barbare,
Ou n’en a du tout point.

Mais d’être inconsolable et dedans sa mémoire
Enfermer un ennui,
N’est ce pas se haïr pour acquérir la gloire
De bien aimer autrui ?

[...]

De moi, déjà deux fois d’une pareille foudre
Je me suis vu perclus,
Et deux fois la raison m’a si bien fait résoudre
Qu’il ne m’en souvient plus.

Non qu’il ne me soit grief que la tombe possède
Ce qui me fut si cher ;
Mais en un accident qui n’a point de remède,
Il n’en faut point chercher.

La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles ;
On a beau la prier,
La cruelle qu'elle est se bouche les oreilles,
Et nous laisse crier.

Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre
Est sujet à ses lois,
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend point nos rois.

De murmurer contre elle, et perdre patience,
Il est mal à propos ;
Vouloir ce que Dieu veut, est la seule science
Qui nous met en repos.

 

  préparation du commentaire (7 premières strophes) :

1) Les arguments classiques (voir texte 1) de la littérature de consolation :

l'appel à la raison : le locuteur appelle son ami à ne pas céder à de « tristes discours ». Le registre pathétique (lexique de la souffrance : « douleur », « tristes », « malheur », « peine ») évoque une douleur menaçante pour celui qui s'y laisse entraîner (« ta raison perdue »).
une leçon stoïcienne : face à la mort, il faut savoir se soumettre. Le lexique du fatum (« le pire destin », « funeste ») souligne une loi universelle (« commun trépas ») à laquelle on ne peut obvier.
une inspiration baroque : le lexique parfois réaliste de la mort (« tombeau », « trépas », « cercueil », « morts », « poussière », « vers du cercueil ») exprime la vanité et l'inconstance des choses humaines. Les figures mythologiques (la Parque, la barque) accompagnent cette expression convenue.

2) Une argumentation persuasive.

la fonction impressive est très marquée par la forte interpellation du pronom personnel de la deuxième personne du singulier. Le registre mêle habilement des notes de compassion (« Je sais »), de pudeur (euphémismes ou périphrases pour évoquer la mort) et de reproche. Car l'argumentation manifeste aussi une forte implication du locuteur qui emploie toutes les ressources de la persuasion : questions rhétoriques, vérités générales, images saisissantes.
une construction rigoureuse, accompagnée de connecteurs logiques (« donc », « mais », « puis », « ou », « et »), ménage la progression de la leçon : deux strophes commencent par interpeller du Périer comme pour le sortir de la torpeur du chagrin; les deux suivantes évoquent la fatalité de la mort en effaçant délicatement la fillette disparue; puis deux strophes insistent par des questions rhétoriques sur l'inutilité de la douleur. Une dernière strophe, enfin, y répond énergiquement en se plaçant par le mythe sous la loi générale à laquelle est vouée la condition humaine.

3)  Un texte argumentatif dans le genre poétique.

La stance classique se constitue en général d’une série de strophes autonomes (syntaxe et thème) qui se terminent par une ponctuation forte (point, point d’exclamation ou d'interrogation). Chaque strophe, constituée d'une alternance de vers longs et courts, exprime le plus souvent une idée réduite à une phrase simple, et dont le thème n’est jamais repris dans une autre strophe. Montrez que tel est bien le cas dans le poème de Malherbe.
Le fait que les stances soient marquées par une ponctuation forte obéit aussi à des impératifs de déclamation, car cela permet de marquer plus nettement la chute. Soyez particulièrement attentif au dernier mot de chaque vers. Le balancement induit par l'alternance des alexandrins et des hexasyllabes finit par créer un rythme répétitif qui contribue, lui aussi, à la persuasion, comme dans toute production oratoire où la beauté et la musicalité de la langue disposent favorablement l'auditeur.

 

3. Persistance des motifs : la lettre.
                                                                                                

   Si le genre consolatoire s'est essentiellement exercé à l'occasion des deuils, il ne s'y est pas exclusivement cantonné. Tout événement fâcheux est susceptible de recevoir sa consolation. Libérée des modèles antiques, inscrite dans la plus apparente spontanéité du sentiment, la consolation peut se manifester en dehors de toute influence consciente. Elle retrouve pourtant ses modèles.

Gustave FLAUBERT
À Louis Bouilhet

[Louis-Hyacinthe Bouilhet (1822-1869) fut l'ami intime de Gustave Flaubert. Installé à Paris dans l'espoir de faire une carrière littéraire, il est en butte à des difficultés qui minent souvent son moral. Les lettres par lesquelles Flaubert le réconforte témoignent de cette amitié indéfectible.]

[Croisset, 5 juillet 1854.]

 Ta lettre m’a fait de la peine, pauvre vieux. Pourquoi donc es-tu si triste ? – est-ce que tu vas faiblir, toi que j’admire & qui me réconfortes ? Je te prie sincèrement de cesser, par bas égoïsme. Que me restera-t-il, si tu cales ? – Heureusement que je connais mon bonhomme et je te dirai qu’au fond je suis peu inquiet de ton découragement. Les désillusions ne sont faites que pour les gens sans imagination. Or je t’estime assez pour croire que tu n’en auras jamais de sérieuses et surtout de persistantes. – Note que voilà la première année de ta vie que tu te trouves seul & avec le loisir de t’emmerder pendant 24 heures de suite. Il y a encore, à ton état présent, d’autres causes que je t’expliquerai doctoralement,
                                            « Seul à seul chez Barbin »,
c’est-à-dire piétés dans quelque taberne méritoire. Au reste, c’est bon. Il faut s’emmerder à Paris. C’est le seul moyen de n’y pas devenir bête. Tout océan doit pousser à la dégueulade.
  Tu as tort de regretter Rouen. Il ne faut rien regretter, car n’est-ce pas reconnaître qu’il y a au monde quelque chose de bon ?
  Tu peux avoir raison en ceci : qu’il eût mieux valu venir arriver là-bas avec ton drame tout fait. C’est possible comme pompe ; mais autrement, non. Tu es arrivé à Paris avec une grande œuvre publiée et déjà connue des artistes. – On ignorait ta mine que l’on savait tes vers. Je ne débuterai pas dans d’aussi bonnes conditions que toi. Je serai beaucoup plus vieux, & beaucoup plus banal (comme homme –). Cette année-ci, tu peux (et tu dois) l’employer à te faire des connaissances. Si j’étais de toi, je me lancerais dans le monde plus que tu ne fais. Traite-moi de bourgeois, tant que tu voudras, d’accord ; mais réfléchis profondément à l’objectif des choses & tu verras que j’ai raison. – Tu m’objecteras que ça t’embête. Je m’en fouts.
  – Allons donc, sacré nom de Dieu ! ne sommes-nous pas deux vieux roquentins ? Tu m’écris qu’il n’y a pas de place à Paris pour un brave homme. – On ne trouve pas sa place, on se la fait, & à coups de bâtons encore, comme un pacha, quand il se montre. Veux-tu donner raison aux imbéciles ? veux-tu qu’ils ricanent : « J’avais toujours dit que la littérature, etc. » ? – Voyons ! nom d’un petit bonhomme, ferme la porte, et gueule tout seul quelques bonnes rimes, quelques bonnes phrases un peu corsées, pense à la Chine, à Vitellius, etc., – & fouts-toi du reste. – Encore un an, & nous serons piétés là-bas, ensemble, comme deux rhinocéros de bronze. – Nous ferons le Ballet astronomique, une féerie, des pantomimes – le Dictionnaire des idées reçues, – des scénarios, des bouts rimés, etc. – Nous serons beaux, je te le promets. – Je suis maintenant monté, et j’espère pour longtemps. [...]

 

« deux rhinocéros de bronze » :

— repérez dans cette lettre quelques arguments traditionnels de la littérature de consolation.
— comment cette lettre vérifie-t-elle que l'amitié se construit toujours contre la société ? « Un ami, disait André Gide, c'est quelqu'un avec qui on serait heureux de faire un mauvais coup. » (Journal des Faux-monnayeurs).

 

4.  Persistance des motifs : la chanson.

  Ici encore, le parolier n'a sans doute pas conscience de s'inscrire dans un genre. Mais le langage de l'amitié, qui après tout commande toujours l'intention consolatoire, dicte les arguments que les grands prédécesseurs employaient déjà.

 

Jacques BREL
Jef (1964)

Non Jef t'es pas tout seul
Mais arrêt’ de pleurer
Comm’ ça devant tout l’ monde
Parce qu'une demi-vieille
Parce qu'une fausse blonde
T'a relaissé tomber
Non Jef t'es pas tout seul
Mais tu sais que tu m’ fais honte
A sangloter comm’ ça
Bêt’ment devant tout l’ monde
Parce qu'un' trois-quarts putain
T'a claqué dans les mains
Non Jef t'es pas tout seul
Mais tu fais honte à voir
Les gens se paient not’ tête
Foutons l’ camp de c' trottoir
Viens Jef viens viens viens


Viens il me reste trois sous
On va aller s’ les boire
Chez la mèr’ Françoise
Viens Jef viens viens
Il me reste trois sous
Et si c'est pas assez
Ben il me rest’ra l'ardoise
Puis on ira manger
Des moul’ et puis des frites
Des frit’ et puis des moules
Et du vin de Moselle
Et si t'es encore triste
On ira voir les filles
Chez la madame Andrée
Paraît qu'y en a d’ nouvelles
On r'chant’ra comme avant
On s’ra bien tous les deux
Comm’ quand on était jeunes
Comm’ quand c'était le temps
Que j'avais d' l'argent

Non Jef t'es pas tout seul
Mais arrêt’ tes grimaces
Soulèv’ tes cent kilos
Fais bouger ta carcasse
Je sais qu’ t'as le cœur gros
Mais il faut le soul’ver
Non Jef t'es pas tout seul
Mais arrêt’ de sangloter
Arrêt’ de te répandre
Arrêt’ de répéter
Qu’ t'es bon à te fout’ à l'eau
Que t'es bon à te pendre
Non Jef t'es pas tout seul
Mais c'est plus un trottoir
Ça d’vient un cinéma
Où les gens vienn’ te voir
Viens Jef mais viens viens


Viens il me rest’ ma guitare
Je l'allum’rai pour toi
Et on s’ra espagnols
Jef viens viens
Comm’ quand on était mômes
Mêm’ que j'aimais pas ça
Tu imit’ras l' rossignol
Puis on se trouv’ra un banc
On parl’ra d' l'Amérique
Où c'est qu'on va aller tu sais
Quand on aura du fric
Jef viens
Et si t'es encore triste
Ou rien qu’ si t'en as l'air
J' te racont’rai comment
Tu d’viendras Rockfeller
On s’ra bien tous les deux
On r'chant’ra comme avant
Comm’ quand on était beaux
Comm’ quand c'était le temps
D'avant qu'on soit poivrots
Allez viens Jef viens
Ouais ouais Jef ouais viens

 

supplique à un ami :

— repérez dans cette chanson quelques arguments traditionnels de la littérature de consolation.
— montrez néanmoins comment ceux-ci cèdent la place aux sentiments. Dans ce registre, plus libéré des influences formelles, montrez comment la chanson de Jacques Brel fait écho à la lettre de Flaubert.

 

Baccalauréat :

I. Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante :

  En quoi trouve-t-on dans les quatre documents une stratégie comparable ?

II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants:

  • Commentaire
    Vous ferez le commentaire des sept premières strophes (> "et ne suit point les morts") du texte de François de Malherbe (texte 2).
  • Dissertation
    La fidélité à une tradition littéraire compromet-elle la sincérité de l'écrivain ?
    Vous répondrez dans un développement organisé, en vous appuyant sur les textes du corpus, les textes étudiés en classe et vos lectures personnelles.