Barthes Roland - Mythologies - 1957
Polynésie française - Séries générales
- septembre 1999
Jouets
Que l'adulte français voit l'Enfant comme
un autre lui-même, il n'y pas de meilleur exemple que le jouet
français. Les jouets courants sont essentiellement un microcosme (1)
adulte ; ils sont tous reproductions amoindries d'objets humains, comme
si aux yeux du public l'enfant n'était en somme qu'un homme plus petit,
un homunculus (2) à qui il faut fournir des objets à sa taille.
Les formes inventées sont très rares : quelques jeux de
construction, fondés sur le génie de la bricole, proposent
seuls des formes dynamiques. Pour le reste, le jouet français signifie
toujours quelque chose, et ce quelque chose est toujours entièrement
socialisé, constitué par les mythes ou les techniques de la
vie moderne adulte : l'Armée, la Radio, les Postes, la Médecine
(trousses miniatures de médecin, salles d'opération pour
poupées), L'École, la Coiffure d'Art (casques à onduler),
L'Aviation (parachutistes), les Transports (Trains, Citroëns, Vedettes,
Vespas, Stations-Services), la Science (Jouets martiens).
Que les jouets français préfigurent
littéralement l'univers des fonctions adultes ne peut évidemment
que préparer l'enfant à les accepter toutes, en lui constituant
avant même qu'il réfléchisse, L'alibi d'une nature qui
a créé de tout temps des soldats, des postiers et des vespas.
Le jouet livre ici le catalogue de tout ce dont l'adulte ne s'étonne
pas : la guerre, la bureaucratie, la laideur, les Martiens, etc. [...
] Seulement, devant cet univers d'objets fidèles et
compliqués, l'enfant ne peut se constituer qu'en propriétaire,
en usager, jamais en créateur ; il n'invente pas le monde, il
l'utilise : on lui prépare des gestes sans aventure, sans
étonnement et sans joie. On fait de lui un petit propriétaire
pantouflard qui n'a même pas à inventer les ressorts de la
causalité adulte ; on les lui fournit tout prêts :
il n'a qu'à se servir, on ne lui donne jamais rien à parcourir.
Le moindre jeu de construction, pourvu qu'il ne soit pas trop raffiné,
implique un apprentissage du monde bien différent : l'enfant
n'y crée nullement des objets significatifs, il lui importe peu qu'ils
aient un nom adulte : ce qu'il exerce, ce n'est pas un usage, c'est
une démiurgie (3) : il crée des formes qui marchent, qui
roulent, il crée une vie, non une propriété ; les
objets s'y conduisent eux-mêmes. Ils n'y sont plus une matière
inerte et compliquée dans le creux de la main.
Mais cela est plus rare : le jouet
français est d'ordinaire un jouet imitation, il veut faire des enfants
usagers, non des enfants créateurs.
L'embourgeoisement du jouet ne
se reconnaît pas seulement à ses formes, toutes fonctionnelles,
mais aussi à sa substance. Les jouets courants sont d'une matière
ingrate, produits d'une chimie, non d'une nature. Beaucoup sont maintenant
moulés dans des pâtes compliquées : matière
plastique y a une apparence à la fois grossière et
hygiénique, elle éteint le plaisir, la douceur, L'humanité
du toucher. Un signe consternant, c'est la disparition progressive du bois,
matière pourtant idéale par sa fermeté et sa tendreur,
la chaleur naturelle de son contact ; le bois ôte, de toute forme
qu'il soutient, la blessure des angles trop vifs, le froid chimique du
métal ; lorsque l'enfant le manie et le cogne, il ne vibre ni
ne grince ; il a un son sourd et net à la fois ; c'est une
substance familière et poétique, qui laisse l'enfant dans une
continuité de contact avec l'arbre, la table, le plancher. Le bois
ne blesse, ni ne se détraque ; il se casse pas ; il s'use,
peut durer longtemps, vivre avec l'enfant, modifier peu à peu les
rapports de l'objet et de la main ; s'il meurt, c'est en diminuant,
non en se gonflant, comme ces jouets mécaniques qui disparaissent
sous la hernie d'un ressort détraqué. Le bois fait des objets
essentiels, des objets de toujours. Or il n'y a presque plus de ces jouets
en bois, de ces bergeries vosgiennes, possibles, il est vrai, dans un temps
d'artisanat. Le jouet est désormais chimique, de substance et de
couleur ; son matériau même introduit à une
cénesthésie (4) de l'usage, non du plaisir. Ces jouets meurent
d'ailleurs très vite, et une fois morts, n'ont pour l'enfant aucune
vie posthume.
Microcosme : monde réduit. -
Homunculus : petit être vivant. -
Démiurgie : une activité créatrice. -
Cénesthésie : ici, signifie que l'enfant
reconnaît l'objet sans affectivité particulière.
Questions (10 points)
l. Reformulez la thèse soutenue par Roland Barthes dans cet extrait.
(2 points)
2. Dans le passage suivant : "Seulement, devant cet univers
... enfants créateurs" (2ème et
3ème paragraphes), vous analyserez la progression de
l'argumentation et dégagerez les procédés d'écriture
utilisés. (5 points)
3. Vous mettrez en évidence les oppositions dans le dernier
paragraphe et préciserez leur fonction dans l'argumentation. (3
points)
Travail d'écriture (10 points)
" [...] L'enfant ne peut se constituer qu'en propriétaire, en usager,
jamais en créateur ; il n'invente pas le monde, il l'utilise :
on lui prépare des gestes sans aventure, sans étonnement et
sans joie " .
En songeant aux jouets et jeux actuels, vous réfuterez, justifierez
ou discuterez cette affirmation de Roland Barthes.