Luc Benoist - Regarde ou Les clefs de l'art (Hazan 1962)
Inde - Pondichéry - Séries générales - Juin 2000
Nous avons tous appris à lire et à écrire, mais nous n'avons jamais appris à voir, n'estimant pas, à cet égard, qu'une initiation fût nécessaire. Aussi a-t-on constaté que le visiteur ordinaire d'un musée n'arrête pas son regard sur le plus beau tableau du monde pendant plus de cinq secondes. Et nous ne prêtons pas plus d'attention aux monuments célèbres ou aux paysages prestigieux que nous rencontrons en voyage. Nous ne soupçonnons pas que devant ces objets ou ces spectacles notre regard ait une habitude à prendre, un art à exercer, un plaisir à recevoir ; et qu'à partir du moment où nous en comprendrons la nature, la signification et le but, nous commencerons à les rechercher pour eux-mêmes et à les aimer.
C'est un accord de sentiment qui nous pousse à parcourir plus volontiers les pages d'un nouveau roman que les salles d'une exposition de peinture abstraite, à écouter sans impatience le dialogue d'une pièce, à suivre avec sympathie les gestes des acteurs sur la scène. Tandis que les tableaux d'un musée, les uvres d'art qui s'y entassent nous demeurent bien souvent lointains et mystérieux, immobiles et muets. Comme il est naturel, nous ne prenons intérêt qu'aux choses ou aux personnes que nous aimons intimement, par vocation, profession ou passion. Si devant une jolie femme rencontrée dans la rue, un coiffeur remarque inconsciemment sa chevelure, un couturier sa robe, un médecin sa diathèse (1), tous sont frappés, et nous avec eux, par la qualité la plus générale, la plus universelle à laquelle l'il et l'âme soient sensibles : sa beauté. La question qui se pose est de savoir si nous sommes capables de déceler la beauté sous ses formes les plus différentes et les plus hautes, autant que sous sa plus ordinaire apparence.
Nous nous promenons dans un jardin public et, au tournant d'une allée, part devant nous un vol de colombes. C'est un incident sans importance. Mais il a permis à bien des peintres d'évoquer avec vérité les oiseaux consacrés à Vénus. On nous appelle pour goûter une collation servie sur un coin de table. C'est un mince sujet, mais Chardin ou Matisse en auraient tiré un chef-d'uvre. Nous entrevoyons une autre fois une femme brossant ses cheveux : Degas et Bonnard l'ont vue avant nous et, bien souvent, l'ont peinte. Monet s'est promené le long de cette rivière bordée de peupliers. Van Gogh, Courbet se sont assis avant nous sur cette grève et Utrillo a passé dans cette rue de Montmartre, où nous voyons se découper au loin le dôme du Sacré-Cur. L'attention infaillible de ces artistes a transformé en spectacle exceptionnel un sujet si banal que nous ne l'avions pas vu, encore moins regardé et pas du tout goûté. Pourtant nous vivons comme eux au milieu de la même nature, du même monde, auquel ils ont tout emprunté, leur répertoire, leur technique, leurs matériaux, leurs couleurs, toutes les formes des choses combinées de mille façons. La matière première de l'art est inépuisable. Elle se rencontre partout. Mais il faut ouvrir Ies yeux et savoir regarder.
En effet tous les spectacles offerts par l'art ou la nature ne sont pas toujours faciles à saisir ou à comprendre du premier coup d'il, et l'artiste, qui ne fait que transcrire les apparences, a pu hésiter comme nous. Aussi nous arrive-t-il parfois de nous demander si nous avons affaire a un objet naturel ou fait de main humaine. On a longtemps refusé d'admettre que les haches de silex, découvertes par Boucher de Perthes (2), avaient été taillées par des hommes dans le lointain de la préhistoire. Ou bien le jeu des illusions et l'inversion des échelles peuvent nous pousser à confondre sous la même forme des choses étrangères les unes aux autres. Nous prêtons à la courbe d'une colline le galbe d'une hanche humaine, retrouvant sans le vouloir le mythe du dieu égyptien Geb, dont le corps allongé représentait la terre. Ne nous est-il jamais arrivé de rêver à un obélisque devant une cheminée d'usine ? L'il, comme un poète, crée journellement de nouvelles métaphores. Car, dans le domaine de l'art, comparer constitue un moyen habituel de connaissance. Sans cesse notre regard va d'un objet à l'autre et, cette comparaison nécessaire, nous souhaitons la favoriser et la commenter. Nous espérons susciter l'exercice d'un choix parmi les images d'un monde qui nous offre tous les spectacles adaptés à nos états d'âme, à nos imaginations, à nos rêves. L'uvre d'art est le meilleur moyen d'apprendre à faire ce choix, puisque l'artiste a déjà choisi pour nous. Il nous apprend à voir comme lui.
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)
"La matière première de l'art est inépuisable. Elle
se rencontre partout."
Dans quelle
mesure pensez-vous que la vie quotidienne puisse être Ie point de
départ d'une uvre d'art ? Vous répondrez dans un
développement organisé en vous appuyant sur des exemples de
votre choix, tirés de différentes formes d'art (photographie,
cinéma, peinture, littérature
).