Delacomptée Jean-Michel, Le Monde, 3 septembre 1999
Tunis - Séries technologiques - Juin 2000
[... ] Plus le bruit remplit lesprit, plus il le vide. Il procure une impression festive qui rassure. Ainsi des grandes surfaces, où les clients courent les rayons dans une purée de musique hachée de pubs. Dehors, sirènes de pompiers, dambulances, de cortèges officiels ; survols dhélicoptères ; klaxons, radios-cassettes en transes dans les voitures (le power est en général directement couplé à la clé de contact). Animation des centres-villes, fanfares. Lété, pas une promenade sans CD à fond ; les plages, les campings, même sanction. On vit à tue-tête. [... ]
On traite le vacarme comme une pollution légère, beaucoup moins grave que le plomb ou lozone, un désagrément réel, mais inévitable. Pourtant laffaire nest pas si simple. Dabord, parce quil ne sagit là que des déchets de la vie courante. Il faudrait commencer par les autoroutes sans parapets dans les banlieues denses, les habitations le long des voies ferrées, les riverains du périphérique, les concentrations urbaines près des aéroports. Enfers multiples et quotidiens, sur lesquels on fait à peu près limpasse.
Car cest un fait : pour contrer le fêtard qui, depuis des mois, vous pourrit les nuits, ou les amplis de la fête foraine qui séternise à lorée du parc, vous ne pouvez compter quasiment sur aucun recours, à moins de créer une association (ou de déménager). Sans la moindre garantie de succès. Sil est vrai que les lois existent pour être bafouées, elles jouissent dans ce domaine dun terreau formidable. Contre le raffut, rien à faire ou presque : on lutte à mains nues.
Or, des solutions existent. Pour celles qui manquent, on peut les trouver. Les pouvoirs publics sy emploient dans le domaine des gaz (effet de serre, fumées de toutes sortes), qui touchent à lair, aux poumons, bref au principe vital. Dans le cas des ondes sonores, si lurgence est moindre, elle nen perd pas sa gravité. Seule la volonté manque. À preuve : du nouveau magot fiscal, affecté en partie à la relance du bâtiment, pas un centime nest prévu pour les travaux disolation phonique à engager sans délais sur les infrastructures ferroviaires et autoroutières. À défaut, quest-ce qui empêche de mener des campagnes auprès du public, en commençant par ménager dans les trains des zones pour les accros du portable, et des salles dans les restaurants ? On discrimine pour le tabac, rien ne sy oppose pour le tapage.
Le problème ne se limite pas au confort de chacun, il tient aux règles de la liberté même. Le bruit excessif marrache mon intimité, commande le cours de mes pensées, pèse sur mon loisir. Il me prive de moi-même. Je ne suis plus quun pion dans cette nuisance qui minterdit de lire, de rêver, de vivre à mon gré.
Le bruit de la société de communication est un bruit mécanique. Quand lacariâtre Boileau se plaint, dans la Satire VI, des embarras de Paris, il semporte contre les miaulements et les cris des chats, le ramage des coqs, le marteau des serruriers, les maçons, les charrettes, enfin contre les cloches qui, " se mêlant au bruit de la grêle et des vents / Pour honorer les morts font mourir les vivants ".
Mais le bruit a changé : ce quil a dodieux aujourdhui provient moins du travail et surtout de la nature que de cette manifestation permanente, omniprésente, inepte et superflue des objets. Cest leur usage exorbitant qui révolte. De même que le tintamarre des compresseurs pneumatiques me nie dans mon droit au silence, de même lindividualiste qui téléphone dans le bus ou qui minflige la logorrhée (1) de sa télé efface la frontière entre son univers et celui des autres : tantôt il détruit le lieu public, quil confond avec le sien, tantôt il envahit mon espace privé, quil rend public. Son aliénation me contamine. Soumis à la tyrannie sonore, je disparais en tant que citoyen : je deviens chair à décibels, comme on parlait jadis de chair à canon.
Le problème nest pas seulement personnel, mais politique. Remplissage permanent des ouïes, intense bourrage de crânes par le marketing, on retrouve la même négation des intériorités singulières. La civilisation du bruit relève dun type de société technicienne où le culte des objets tend à amputer la subjectivité des individus. De là découlent luniformisation des comportements, le goût des divertissements faciles, lattrait pour le bref, le brillant des surfaces, le toc, pour le pragmatisme (2) au lieu de la pensée. Une telle société ignore le quant-à-soi(3) des êtres. Mieux : elle trouve un intérêt majeur dans ce mépris. La sollicitation continuelle de loreille distrait les consommateurs de leurs méditations.
1. logorrhée : flot de paroles. . 2. pragmatisme : ici, sens pratique. 3. le quant-à-soi : réserve.
Questions (10 points)
1. Reformulez la thèse de lauteur située dans le deuxième paragraphe. Quelle est la thèse réfutée ?(3 points)
2. Lauteur évoque les différents effets du bruit sur la personnalité : identifiez-en trois. (3 points)
3. Dans les quatre premiers paragraphes, quelles sont les trois valeurs différentes du pronom "on" ? (1,5 point)
4. " Une purée de musique hachée
de pub" - "Vous pourrit les nuits" - " raffut
" - "accros du portable" - À quel registre de
langue ces expressions appartiennent-elles ? (0,5 point)
Quel rôle jouent-elles dans largumentation ? (2 points)
Travail décriture (10 points)
Le problème du bruit "ne se limite pas au confort de chacun, il tient aux règles de la liberté même." Lauteur souligne ici que le bruit porte atteinte à notre liberté individuelle. Étayez ou réfutez, au choix, cette affirmation.