DUVAL Jean-François, "Un port à l'aube de chaque lundi",
revue AUTREMENT, mai 1999
France métropolitaine - Séries technologiques - juin 2000
La semaine, je sais bien qui je suis : tout le monde me le dit ; ma place dans la société, dans le monde du travail me l'indique. Mais dimanche ?
Dimanche nous débusque et nous révèle. Alors que la semaine, dans ses discontinuités, nous oblige à des rôles différents, nous divise et nous écartèle, dimanche, qui s'offre dans une durée et une continuité, permet d'effacer ces rôles et de se ressaisir dans son unité et son identité. Une identité dont dimanche nous appelle à préciser les contours, parfois incertains. Car par les façons d'être, les attitudes intérieures et psychologiques qu'elle favorise, cette journée particulière autorise toute les régressions. Le moi social mis entre parenthèses, les exigences narcissiques1 tendent à reprendre le dessus. L'individu se replie sur lui-même, sa famille, ses proches. Si l'on se retrouve, c'est au travers d'une quête un peu paresseuse et indolente de soi-même, vécue en hédoniste2, dans l'euphorie légère de l'apéro, la communion du gueuleton, les vapeurs de l'alcool, les lourdeurs de la digestion. Ce qui émerge, c'est le moi refoulé, celui qui a des besoins et des plaisirs à satisfaire. Chaque dimanche est une abbaye de Thélème3 : "Fais ce que voudras". Et ne va pas sans que l'on s'accorde à soi-même quelques privautés et menues gâteries (thé, pâtisserie, etc.). Mais il est des régressions positives : dimanche est toujours un peu le temps de l'enfance. Adultes et enfants se retrouvent et se réconcilient à travers les mêmes jeux. A travers la pratique de nos "hobbies"4, nous renouons également avec le même plaisir d'amusement et de joie dans notre enfance. Et la "grande personne" que nous sommes, soudain libre de s'oublier, rejoint le temps tourbillonnaire et de ressourcement propre au dimanche.
Oui, dimanche nous rassemble et nous ressource. Cette journée est ponctuée de rituels voilés, qui tous paraissent tendre à une communion de l'individu avec lui-même aussi bien qu'avec son entourage le plus proche et le plus général. Tout se passe comme s'il s'agissait, dimanche après dimanche, de vérifier des liens de nature diverse, et de les resserrer : son appartenance à une famille, à une Église, voire à une espèce (la visite au zoo !), bref, sa place dans la société et dans l'univers. Promenades et redécouverte de la nature, musées d'anthropologie, d'ethnographie, d'histoire naturelle, expositions d'art invitent à se resituer au travers des époques et des cultures, dans le temps comme dans l'espace. Où l'on voit que si dimanche apparaît comme la plus insouciante de nos journées, parce qu'elle autorise toutes les dérives et participe plus qu'aucune autre d'un temps fou, spontané et créateur, c'est aussi, comme on l'a dit, la plus enracinée dans le passé.
La grâce du dimanche est de même nature que celle des sports de glisse dont le succès croissant s'explique peut-être ainsi : au temps laminaire5 et accéléré de la semaine ces pratiques opposent l'organisation d'un temps et d'un espace personnel. Dans les sports d'équipe tels le football ou le rugby, le temps reste collectif, contraint, stratégique : tant de buts à marquer en deux mi-temps : on joue contre le temps. A l'inverse, surf, aile delta, skateboard, ski, parapentes, etc permettent de sécréter son temps propre, d'évacuer les traditionnels "donneurs de temps" au profit d'un temps et d'un espace que je produis moi-même. Tout à la fois haubans, gouvernail et girouette sur ma planche à voile, j'intercepte le vent, j'amortis les vagues. Un parfait moyen de se resynchroniser avec les grands rythmes de la nature, de s'accorder au grand Tout, au cosmos. Une manière de danse. Et; pour reprendre une expression de Joël de Rosnay, une belle façon de remplacer le "temps tribut6" par le "temps accomplissement".
C'est le privilège du dimanche de nous réconcilier avec notre temps intérieur, celui de nos rythmes propres et de notre sensibilité : le temps retrouvé que connaissent bien les peintres du dimanche (ce n'est pas simplement parce qu'ils ont plus de temps qu'ils peignent ce jour-là mais bien parce que ce temps est d'une qualité différente). Dimanche ménage ce temps où je me retrouve moi-même, où je me remets au diapason, où je m'accorde. Avec moi-même, avec la nature, avec les autres. C'est un jour spirituel, où il y a soudain plus de place, plus d'espace pour la multitude des dimensions qui nous habitent - que la semaine souvent atrophie.
2) Analysez trois procédés mis en uvre par l'auteur pour impliquer le lecteur dans son raisonnement. (3 points)
3) "La grâce du dimanche est de même nature que celle des sports de glisse". Expliquez le sens de cette comparaison (avant-dernier paragraphe). (1 point)
4) Reformulez brièvement les trois raisons qui
déterminent le caractère exceptionnel du dimanche en examinant
les débuts des paragraphes 2, 3
et 5. (3 points)
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)
L'auteur considère que le temps de la semaine est un temps sacrifié
à la société. Qu'en pensez-vous ?