LIBAN - Séries générales - Juin 2000
Jean Giono - La chasse au bonheur - 1966

LE PERSIL

        On prétend que nous allons vers une civilisation libérale. Nous allons vers une civilisation de la conserve, c'est le contraire. On ne compte plus les barrages derrière lesquels nous conservons de l'eau, les machines électroniques dans lesquelles nous conservons de la mémoire, les disques où nous conservons des voix, de la musique, des sons ; les robots, les fusées où nous conservons des gestes, des actes ; les cinémas où nous conservons des images. Il n'est pas rare, aujourd'hui, d'assister à des représentations de pièces de théâtre qui sont données par des acteurs morts depuis longtemps. Nous faisons chanter des cadavres ; on a mis en conserve l'assassinat de Kennedy et l'assassinat de son prétendu assassin ; on met en conserve des gestes dans la pointe d'une fusée et elle va les accomplir sur la Lune ; il y a cent mille fois plus de gens qui écoutent de la musique en conserve que des gens qui assistent à des concerts avec des musiciens en chair et en os. Gieseking continue à interpréter Mozart, Caruso chante toujours. Raimu joue inlassablement La Femme du boulanger ; l'usine de Serre-Ponçon turbine une eau de Durance qui date de quatre ou cinq ans et en fait l'électricité qui éclaire ma lampe ce soir ; on accumule des chevaux-vapeurs, on met en boîte du professeur qui fait ensuite son cours en cinéma parlant, n'importe où, n'importe quand. […]

        On me dira : c'est bien commode. J'en conviens, mais c'est autre chose que l'ingrédient frais et naturel. La révolution, par exemple : on ne voit plus ces magnifiques générosités dont elles étaient faites ; elles ont toujours maintenant du renfermé et du préconçu, les profiteurs apparaissent dès le premier jour, quelquefois même un peu avant ; on ne peut plus s'y laisser prendre, ce qui était bien bon (et souvent le seul bénéfice pour des gens comme vous et moi, plutôt simples). Mon grand-père était carbonaro, il fut condamné à mort par contumace en Italie ; il passa en France, y retrouva le père d'Émile Zola, carbonaro comme lui, avec lequel il travailla au canal d'Aix, dit canal Zola. Mais à ce moment-là éclate le choléra à Alger. Mon grand-père (et le père d'Émile Zola) s'engagent immédiatement comme simples infirmiers pour aller soigner le choléra d'Alger. Cet engagement était le complément logique de leur sentiment révolutionnaire. Allez mettre ça en conserve ! Ce n'est pas possible, et même si c'était possible, ça ne serait pas souhaitable : cette façon d'être révolutionnaire n'est pas une nourriture pour tout le monde. Ca l'était à l'époque : aujourd'hui ce n'est plus moderne ; on n'est plus habitué au sang que donnent les aliments frais.

        Il est en train de se produire pour tous nos désirs ce qui s'est produit pour notre expérience au moment où la culture livresque s'est ajoutée, puis substituée à la culture tout court. Inutile d'aller en Chine, lisons des livres sur la Chine (le livre est la première conserve de la civilisation de la conserve). Un de mes amis revient de la Terre de Feu. Je lui parle de l'archipel des Chronos et des grands glaciers qui viennent là plonger dans la mer. Je lui décris les bruits et lui parle même d'une petite chaussée qui permet d'aller de la cabane du garde jusqu'à un petit promontoire d'où la vue est plus belle et qu'il n'en coûte qu'un bain de cheville dans une eau glacée. Il s'étonne : "Comment connais-tu ces détails, tu y es allé ? – Non. J'ai lu un récit très circonstancié accompagné de très belles photos" (autre conserve) qui me permettent même d'ajouter des détails personnels et semblables à ceux dont pourrait augmenter son récit un témoin oculaire. Mais, ce que je sais de l'archipel des Chronos ne peut que faire illusion ; en réalité je ne connais rien. Rien ne s'est ajouté vraiment à moi, sinon un petit truc (c'est le mot juste) de seconde main. Avec ce truc je "passe pour", mais je ne suis pas.

        […] Science en conserve, philosophie en conserve, musique en conserve, conscience en conserve, joies en conserve et bientôt amour, haine, jalousie, héroïsme en conserve. De tous côtés la haute mer sans rivage. La nourriture vient de la cale. Les viandes qu'on mange sont mortes depuis longtemps, les légumes ont verdi dans d'autres siècles. Nous avons ajouté du sel à tout, pour que tout soit imputrescible, et c'est nous qui allons pourrir, car rien ne peut rompre l'équilibre. Nous n'avons même plus le désir du petit brin de persil qui nous sauverait.


QUESTIONS (10 points)
1) Quelle est la thèse à laquelle s'oppose Giono? Quelle opinion soutient-il? (3 pts)
2) Par quels moyens Giono dévalorise-t-il la position adverse? (3 pts)
3) Comment les pronoms utilisés dans le texte permettent-ils de varier les points de vue et de le rendre plus vivant?
4) Relevez un exemple de raisonnement qui contient une concession. Expliquez-en l'intérêt. (2pts)

TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 pts)
Peut-on considérer que le livre offre une culture "en conserve"?