Molière (1622-1673) - L'École des maris (acte I, scène
3, v. 161-230)(1661)
Polynésie - séries générales - septembre 1999
Sganarelle et Ariste sont frères. Avant sa
mort, un de leurs amis leur a demandé d 'éduquer ses filles,
Isabelle et Léonor, avant de les épouser. Lisette, la suivante
de Léonor, vient de déclarer que les femmes doivent jouir d'une
certaine liberté.
SGANARELLE
Voilà, beau précepteur, votre éducation,
Et vous souffrez cela sans nulle émotion.
*ARISTE
Mon frère, son discours ne doit que faire rire.
Elle a quelque raison en ce qu'elle veut dire :
Leur sexe aime à jouir d'un peu de liberté ;
On le retient fort mal par tant d'austérité ;
Et les soins défiants, les verrous et les grilles
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles.
C'est l'honneur qui les doit tenir dans le devoir,
Non la sévérité que nous leur faisons voir.
C'est une étrange chose, à vous parler sans feinte,
Qu'une femme qui n'est sage que par contrainte.
En vain sur tous ses pas nous prétendons régner :
Je trouve que le cur est ce qu'il faut gagner ;
Et je ne tiendrais, moi, quelque soin qu'on se donne,
Mon honneur guère sûr aux mains d'une personne
A qui, dans les désirs qui pourraient l'assaillir,
Il ne manquerait rien qu'un moyen de faillir.
SGANARELLE
Chansons que tout cela
*ARISTE
Soit ; mais je tiens sans cesse
Qu'il nous faut en riant instruire la jeunesse,
Reprendre ses défauts avec grande douceur,
Et du nom de vertu ne lui point faire peur.
Mes soins pour Léonor ont suivi ces maximes :
Des moindres libertés je n'ai point fait des crimes.
A ses jeunes désirs j'ai toujours consenti,
Et je ne m'en suis point, grâce au Ciel, repenti.
J'ai souffert (1) qu'elle ait vu les belles compagnies,
Les divertissements, les bals, les comédies ;
Ce sont choses, pour moi, que je tiens de tout temps
Fort propres à former l'esprit des jeunes gens ;
Et l'école du monde, en l'air dont il faut vivre
Instruit mieux, à mon gré, que ne fait aucun livre.
Elle aime à dépenser en habits, linge et nuds :
Que voulez-vous ? Je tâche à contenter ses vux ;
Et ce sont des plaisirs qu'on peut, dans nos familles,
Lorsque l'on a du bien, permettre aux jeunes filles.
Un ordre paternel l'oblige à m'épouser ;
Mais mon dessein n'est pas de la tyranniser.
Je sais bien que nos ans ne se rapportent guère,
Et je laisse à son choix liberté tout entière.
Si quatre mille écus de rente bien venants,
Une grande tendresse et des soins complaisants
Peuvent, à son avis, pour un tel mariage,
Réparer entre nous l'inégalité d'âge,
Elle peut m'épouser ; sinon, choisir ailleurs.
Je consens que sans moi ses destins soient meilleurs ;
Et j'aime mieux la voir sous un autre hyménée (2),
Que si contre son gré sa main m'était donnée.
SGANARELLE
Hé ! qu'il est doucereux ! c'est tout sucre et tout miel.
*ARISTE
Enfin, c'est mon humeur, et j'en rends grâce au Ciel.
Je ne suivrais jamais ces maximes sévères,
Qui font que les enfants comptent les jours des pères.
SGANARELLE
Mais ce qu'en la jeunesse on prend de liberté
Ne se retranche pas avec facilité ;
Et tous ses sentiments suivront mal votre envie,
Quand il faudra changer sa manière de vie.
ARISTE
Et pourquoi la changer ?
SGANARELLE
Pourquoi ?
ARISTE
Oui.
SGANARELLE
Je ne sais
ARISTE
Y voit-on quelque chose où l'honneur soit blessé ?
SGANARELLE
Quoi ? si vous l'épousez, elle pourra prétendre
Les mêmes libertés que fille on lui voit prendre ?
ARISTE
Pourquoi non ?
SGANARELLE
Vos désirs lui seront complaisants,
Jusques à lui laisser et mouches (3) et rubans ?
ARISTE
Sans doute.
SGANARELLE
A lui souffrir, en cervelle troublée,
De courir tous les bals et les lieux d'assemblée ?
ARISTE
Oui, vraiment.
SGANARELLE
Et chez vous iront les damoiseaux (4) ?
ARISTE
Et quoi donc ?
SGANARELLE
Qui joueront et donneront cadeaux ?
ARISTE
D'accord
SGANARELLE
Et votre femme entendra les fleurettes (5) ?
ARISTE
Fort bien.
SGANARELLE
Et vous verrez ces visites muguettes (6)
D'un il à témoigner de n'en être point soû
(7) ?
ARISTE
Cela s'entend.
SGANARELLE
Allez, vous êtes un vieux fou.