Montherlant Henry de – Le Maître de Santiago - 1947
Amérique du sud – séries générales – novembre 1998


Le Maître de Santiago (I, 4)


        La scène se déroule en 1519 à Avila, petite ville d 'Espagne, dans la maison d'Alvaro. Vingt-sept ans plus tôt – "il avait vingt ans" –, ce dernier a participé héroïquement à la "croisade" qui a libéré l'Espagne de l'occupation arabe. Mais depuis, il néglige de cultiver sa gloire et sa fortune.
Il se trouve ici face à cinq de ses amis qui veulent l'inciter à partir avec eux en Amérique (les Indes dont il est question dans le texte) sous la direction de Fuenleal. Eux et lui sont membres de l'Ordre des chevaliers de Saint-Jacques, Santiago en espagnol.

OLMEDA
Venons au fait. Don Alvaro, vous que nous nommons si respectueusement et si affectueusement "le Maître de Santiago", ne pensez-vous pas qu'il y aurait honneur pour vous à nous accompagner aux Indes ? Vous connaissez le proverbe : "Il y a toujours une croisade en Espagne". La nouvelle croisade est là.

BERNAL
Et précisons tout de suite : pour l'homme que vous êtes il n'est pas question, bien entendu, de trafic d'or ou de perles, ou de terrains, ou d'esclaves : je sais que, fidèle à notre grande tradition chrétienne, plutôt que de commercer vous préféreriez, s'il le fallait, vivre d'aumônes. Dans l'expédition de Fuenleal, vous débarquez en soldat, l'épée à la main. Aussitôt qu'il se peut, vous devenez administrateur, j'en fais mon affaire, croyez-moi sur parole. Si – comme il serait très naturel – vous n'êtes plus d'humeur aujourd'hui à batailler, une charge peut vous être donnée sans coup férir (1) dans une des régions anciennement conquises et pacifiées. Il m'est revenu qu'il va y avoir des vacances (2) considérables à Cuba et à la Jamaïque…

ALVARO
Roule, torrent de l'inutilité !

BERNAL
Comment ?

ALVARO
Je vous demande pardon, mais, dans toutes ces histoires de conquêtes, je me sens en plein ridicule.

LETAMENDI
On étouffe, à Avila...

ALVARO
Du fond des ruelles étroites, que les étoiles semblent belles !

VARGAS

La gloire ne vous manque-t-elle pas, vous qui l'aviez si claire jadis ?

ALVARO
Si j'avais eu jamais quelque renommée, je dirais d'elle ce que nous disons de nos morts : "Dieu me l'a donnée. Dieu me l'a reprise. Que sa volonté soit faite". Je n'ai soif que d'un immense retirement.

VARGAS
Voilà qui rend difficile notre tâche.

ALVARO
Oui, je sais quelle gêne un homme qui n'a nulle ambition peut causer dans une société.

OBREGON
Nulle ambition, et dans la force de l'âge (3)…Mais, alors, que

faites-vous de votre vie ?

ALVARO
J'attends que tout finisse.

VARGAS
Vivre obscur, quand il ne tient qu'à soi de resplendir... Un homme qui ne se fait pas valoir décourage ceux qui lui veulent du bien. Ce n'est pas à moi à vanter l'excellence d'Un Tel, s'il ne le fait pas un peu lui-même.

ALVARO
J'aime d'être méconnu.

OLMEDA
Si votre gloire vous pèse, il y a celle de l'Ordre, qui est engagé là-bas dans une guerre sainte.

ALVARO
Une guerre sainte ? Dans une guerre de cette espèce, la cause qui est sainte, c'est la cause des indigènes. Or, la chevalerie est essentiellement la défense des persécutés. Si j'allais aux Indes, ce serait pour protéger les Indiens, c'est-à-dire, selon vous, pour "trahir". Sans doute connaissez-vous l'histoire de ce soldat espagnol qui a été pendu comme traître, parce qu'il avait donné des soins à un Indien blessé. Cela est encore pire que les pires cruautés.

OLMEDA
Nombre de chevaliers de l'Ordre sont là-bas – dont Hernando Cortez, dont Pizarro (4)…qui sans doute n'ont pas pensé comme vous.

LETAMENDI
Et il est notoire qu'en certaine rencontre notre saint patron lui-même, Monseigneur saint Jacques, est apparu aux Espagnols, monté sur son cheval blanc.

ALVARO
Oui, je sais que c'est au cri de "Santiago !" que l'on commet les plus odieuses infamies. Je sais que lorsque Ovando attira dans un guet-apens l'innocente et confiante reine des Indiens de Xaragua, qui ne nous voulait que du bien, le signal du forfait fut qu'il portât la main sur sa décoration de chevalier d'Alcantara, qui représentait Dieu le Père : la Reine fut pendue et les caciques (5) brûlés vifs. Ce que notre chevalerie couvre, au Nouveau Monde, il n'y a pas de mots assez forts pour dire le haut-le-cœur que j'en ai.

OBREGON
Les grandes idées ne sont pas charitables.

VARGAS
Comment ne déplorerait-on pas des excès, quand une poignée d'hommes en doit mater des milliers ?

ALVARO
Mais quel besoin de les mater ?

OBREGON
La gloire de L'Espagne.

[Alvaro coupe ici la parole à son interlocuteur, pour exposer la conception qu'il se fait de la gloire de l'Espagne. À la suite de quoi ses cinq visiteurs concluent : "Retirons-nous. Notre place n'est plus ici."]


1. Sans coup férir : au sens propre de "sans donner un coup d'épée, sans participer aux combats". 2. Il va y avoir des vacances : de hautes charges d'administrateur vont être à pourvoir. 3. Alvaro a quarante-sept ans. 4. Cortez et Pizarro : illustres conquérants espagnols. 5. Caciques : chefs, dignitaires indiens.



Questions (10 points)

1. Quelles sont les deux thèses qui s'affrontent dans ce dialogue à propos de la conquête de l'Amérique par les Espagnols ? (3 points)

2. Reformulez les trois arguments présentés par les interlocuteurs d'Alvaro depuis "vous connaissez le proverbe" jusqu'à "j'aime être méconnu" et expliquez quel rôle joue dans le débat la réplique d'Olmeda " Si votre gloire vous pèse, il y a celle de l'Ordre, qui est engagé là-bas dans une guerre sainte." (4 points)

3. Que signifie la formule "Roule, torrent de l'inutilité !" ? Appréciez son pouvoir de suggestion. (3 points)

Travail d'écriture (10 points)

Les amis d'Alvaro lui reprochent de vouloir "vivre obscur". La société d'aujourd'hui a-t-elle, selon vous, besoin de gens ambitieux ? Vous répondrez à cette question sous la forme d'un développement composé et argumenté.