SANSOT Pierre - Du bon usage de la lenteur. "Avant-propos"
Asie du sud-est - Séries générales - juin 2000
Les êtres lents n'avaient pas bonne réputation. On les disait empotés, on les prétendait maladroits même s'ils exécutaient des gestes difficiles. On les croyait lourdauds, même quand ils avançaient avec une certaine grâce. On les soupçonnait de ne pas mettre beaucoup de cur à l'ouvrage. On leur préférait les dégourdis ceux qui, d'une main leste, savent desservir une table, entendre à mi-voix les ordres, et s'empresser de les réaliser et qui, enfin, triomphent dans le calcul mental. Leur vivacité éclatait dans leurs mouvements, leurs répliques, et même dans l'acuité de leur regard, la netteté de leurs traits : de vif-argent (1). "Ne vous faites pas de souci pour eux, ils se tireront toujours d'affaire. "
J'ai choisi mon camp, celui de la lenteur. J'éprouvais trop d'affection pour les méandres du Lot, un petit paresseux, et pour cette lumière qui en septembre s'attarde sur les derniers fruits de l'été et décline insensiblement. J'admirais ces gens, hommes ou femmes, qui, peu à peu, le temps d'une vie, avaient donné forme à un visage de noblesse et de bonté. À la campagne, après une journée de travail, les hommes levaient leur verre de vin à hauteur de leur visage, ils le considéraient, ils l'éclairaient avant de le boire avec précaution. Des arbres centenaires accomplissaient leur destinée siècle après siècle, et une telle lenteur avoisinait l'éternité.
La lenteur, c'était, à mes yeux, la tendresse, le respect, la grâce dont les hommes et les éléments sont parfois capables.
À l'inverse m'irritaient ceux de mes camarades qui se précipitaient à la cantine et qui à l'école couraient après les premières places, pourquoi pas, le prix d'excellence. Ils désiraient devenir très vite des adultes, emprunter les habits et l'autorité des adultes après avoir bâclé une enfance à jamais abolie. Je me méfiais tout autant des visiteurs (nous les appelions les "Parisiens") qui, après avoir fait le tour de nos fermes et avoir compris nos "mentalités", s'en retournaient à la ville pour se moquer des ploucs (2) qu'ils avaient rencontrés.
Pour ma part, je me suis promis de vivre lentement, religieusement, attentivement toutes les saisons et les âges de mon existence.
Le monde est allé de plus en plus vite : les panzerdivisions n'ont pas mis plus de quarante jours pour parcourir et occuper la France. Aujourd'hui, les hommes qui ne sont pas aptes à soutenir ce train d'enfer demeurent au bord de la route et souvent attendent en vain qui les dépannera et leur permettra de recoller au convoi. La raison veut-elle que nous nous inclinions devant un processus que l'on dit irréversible ou bien ne nous invite-t-elle pas plutôt à nous soustraire à une telle galopade quand rien ne la justifie ? Une simple remarque m'inciterait à emprunter la seconde voie. Les personnes si rapides devraient, en principe, accumuler une petite pelote honorable de temps libre où enfin elles vivraient pour elles-mêmes sans se soucier d'une tâche imposée. Or à l'évidence, elles me semblent vivre misérablement dans une sorte de pénurie, étant toujours à la recherche de quelques instants où elles seraient délivrées d'un forcing épuisant.
On aura compris que la lenteur dont je traiterai dans ce texte n'est pas un trait de caractère mais un choix de vie : il conviendrait de ne pas brusquer la durée et de ne pas nous laisser bousculer par elle une tâche salubre, urgente, dans une société où l'on nous presse et ou souvent nous nous soumettons de bon cur à un tel harcèlement.
J'ai voulu décrire quelques attitudes qui laissent place à cette lenteur et nous assurent une âme égale.
Flâner (4), prendre son temps, se laisser guider par nos pas, par un paysage. Écouter : se mettre à la disposition d'une autre parole à laquelle nous accordons crédit. L'ennui : non point l'amour de rien mais l'acceptation et le goût de ce qui se répète jusqu'à l'insignifiance. Rêver : installer en nous une conscience crépusculaire mais alerte, sensible. Attendre : afin d'ouvrir l'horizon le plus vaste, le plus dégagé possible. La Province intérieure : la part fanée de notre être, une figuration de l'anachronique. Écrire : pour qu'advienne peu à peu en nous la vérité. Le vin : école de sagesse. Moderato cantabile : la mesure plus que la modération.
1. Vif-argent : ancien nom du mercure, employé métaphoriquement pour désigner une personne d'une grande vivacité. - 2. Plouc : terme familier, signifiant "paysan", avec une nuance fortement péjorative. - 3. Panzersdivisions : divisions blindées de l'armée allemande. - 4. Flâner : comme les autres mots en italiques de ce paragraphe, il s'agit du titre d'un des chapitres qui suivent cet Avant-Propos - 5. Moderato cantabile : mots italiens qui, en musique, désignent un mouvement lent.
QUESTIONS (10 Points)
Partagez-vous la position qu'expose ici l'auteur en réaction au "train d'enfer" du monde contemporain ?