VAL Philippe " Socrate ou Bill Gates " Fin de siècle en solde -
Éd. Le cherche midi, 1999.
Polynésie française - Séries technologiques - Juin
2000
Récemment, je me suis permis de mettre
en doute l'utilité des ordinateurs dans les classes du primaire et
du secondaire. Eh ben je me suis fait drôlement gronder. Bon. J'ai
reçu un paquet de lettres me traitant de coincé du disque dur,
de handicapé profond du "Rom" allant jusqu'à se demander s'il
ne faudrait pas envisager ma stérilisation.
Une auditrice de Bruxelles m'écrit même cette belle histoire : "Des petits miracles ont déjà eu lieu. Comme par exemple l'expérience de ce militant des droits de l'homme en visite en Corée qui a assisté, depuis la fenêtre de sa chambre l'hôtel, à l'arrestation de lopposant avec qui il avait rendez-vous. On a immédiatement diffusé l'info sur Internet, et grâce à un réseau organisé, des messages de protestation ont afflué sur le bureau d'un ministre, avant même l'arrivée de l'opposant dans les bureaux de la police. Le type a été relâché." C'est formidable, mais ça n'a rien à voir avec l'enseignement des matières fondamentales... . Je nai jamais nié quun moyen de communication pût servir à communiquer. De même qu'il arrive parfois que les journaux nous informent, que la télé nous distraie intelligemment, et que la radio nous tienne compagnie avec talent... Depuis des années, je me sers d'un ordinateur, et je ne nie pas qu'il me rend des grands services comme outil de classement et de recherche.
Mais je maintiens que l'achat massif d'ordinateurs pour équiper les écoles et les lycées n'est une bonne affaire que pour les marchands d'ordinateurs, quil y a bien d'autres urgences, et que l'ordinateur nest qu'un petit accessoire guère plus pertinent qu'un taille-crayon électronique ou qu'un double décimètre à vapeur. Si les fabricants de matériel informatique n'étaient pas, accessoirement, parmi les gens les plus riches de la planète, les dirigeants politiques seraient peut-être moins prompts à devenir leurs représentants de commerce. Je veux dire par là que si le fabricant du double décimètre à vapeur était l'homme le plus riche du monde, il y aurait de fortes chances pour que les ministres de l'Éducation nationale de tous les pays riches nous serinent en chur : "le double décimètre à vapeur est une formidable chance pour notre jeunesse".
Ce qui est important, dans une salle de classe,
tient en deux mots : le professeur, les élèves. Entre
l'élève et le prof, il va se passer quelque chose :
indifférence, hostilité, affection, passion... Outre le savoir
transmis ; il s'agit là de l'apprentissage d'une sociabilité
supposée enrichissante, d'une indispensable sortie de l'univers familial
vers l'univers tout court. Les philosophes grecs d'avant Platon se
méfiaient de l'écrit au point que nous ne connaissons leur
pensée que par des fragments rapportés par leurs successeurs.
Ils tenaient à ce que l'enseignement passe par cette présence
du maître et de l'élève. Ils avaient peur que le savoir
transmis uniquement par l'écrit soit figé, privé de
vie, et que le doute, instinctivement exprimé dans le dialogue, soit
absent d'un enseignement uniquement livresque, réduisant le savoir
à un corpus de connaissances indiscutables. Les sentiments qui
accompagnent la transmission du savoir marqueront pour la vie
l'intérêt que l'on portera à telle ou telle matière.
Qui d'entre nous n'a pas eu au moins un professeur qui nous a fait entrevoir
le plaisir qu'il y aurait à devenir savant dans sa discipline ?
Or, l'expérience de ces affinités est sans doute ce quil
y a de plus important dans la vie. Ce sont elles qui nous permettent de nous
diriger par la suite vers ce qui nous rend heureux, plutôt que vers
ce qui nous rend malheureux. Avancer l'un vers l'autre la femme vers
l'homme, l'ami vers l'ami, I'élève vers le prof, l'adversaire
vers l'adversaire en vue d'une paix possible en surmontant les obstacles
de nos différences, c'est l'apprentissage même de la vie.
S'apprivoiser au savoir commence par s'apprivoiser à l'autre et au
savoir qu'il détient. Or, pour emprunter le langage de la psychanalyse,
les conditions pour que le transfert (1) s'effectue, aucune machine au monde
ne peut ni ne pourra sérieusement les
réunir.
(1) Transfert : Acte par lequel un patient reporte sur le psychanalyste
un sentiment d'affection ou d'hostilité.
TRAVAUX D'ÉCRITURE (10 points)
En essayant d'adopter le ton de l'auteur, vous répondrez à
Philippe Val en rédigeant un article argumenté sur la place
et le rôle de l'informatique à l'école.