WOLTON Dominique, Le Monde Diplomatique, Juin 1999.
Amérique du Nord Séries générales
7 juin 2000
Internet est-il une révolution aussi importante que la radio dans les années 26 et la télévision dans les années 60 ? On peut en douter. Pour penser les nouveaux médias, il faut bousculer le discours dominant, qui leur est benoîtement favorable et les replacer dans une théorie générale de la communication. Il est donc urgent d'ouvrir le débat en rappelant notamment certaines contradictions liées à la "révolution de la communication".
À quoi reconnaît-on l'idéologie technique ? Au fait de traiter de pessimiste ou de conservateur, en tout cas d'adversaire du "progrès", quiconque remet en cause le sens et l'utilité des nouveaux médias, et réclame une réflexion et des réglementations. Aucun système technique n'a jamais donné naissance à un modèle de société ; c'est même tout le contraire : plus il y a de systèmes d'information automatisés, plus il faut des lois pour éviter les abus de la cybercriminalité. La loi n'entrave pas la liberté de communication ; elle évite, au contraire, de confondre performance technique et contenu des activités.
Avec Internet, on retrouve le thème du "village global". Après avoir maîtrisé les distances et conquis la nature et la matière, les hommes retrouvent un désir d'infini dont la multitude des mots, des images et des données serait la plus parfaite illustration. Pourtant, si une information fait le tour du monde en une seconde, c'est en moins de 100 kilomètres que les réalités changent, au point que les individus peuvent ne plus se comprendre. La performance technique, en effet, ne rend pas toujours service aux hommes. En particulier parce qu'elle accentue la fragilité des systèmes sociaux. Les crises boursières, financières, politiques qui éclatent à l'autre bout de la planète déstabilisent encore plus vite les économies, mettent à l'épreuve les solidarités et fragilisent les institutions internationales. La communication triomphante a beau réduire le monde à un petit village, elle ne le rend pas plus rassurant. Et si les chefs d'État ne cessent de se déplacer, c'est bien que la rencontre physique reste le seul moyen de maîtriser un peu cette instabilité de l'histoire, rendue plus visible par les réseaux.
Le multibranchement constitue un progrès, mais pour faire quoi ? Naviguer sur la Toile (1) ne constitue ni une preuve d'intelligence ni un progrès autre que technique par rapport au fait de lire un livre, de discuter, d'écouter la radio ou de regarder la télévision. Le pire serait de voir, dans la "société Internet", un progrès. La "société du spectacle" a été suffisamment critiquée pour ses illusions. Sera-t-elle rem placée demain par la société Internet ?
Faudra-t-il un "Titanic" de la cyberculture pour que les États prennent conscience des risques que ces systèmes d'information font peser sur les libertés fondamentales ? Les conditions du naufrage sont en effet réunies quand on voit triompher tant d'orgueil rationnel et technologique. Sans parler de cette contradiction majeure : Internet se présente comme un espace de communication alors qu'il n 'est le plus souvent qu'un espace d'expression ce qui n'est pas exactement la même chose et, peut-être surtout, un marché de l'information.
II faudra un jour choisir. Soit l'on a affaire a un immense réseau commercial à l'échelle du commerce électronique mondial , soit à l'un des éléments d'un système de communication politique et d'expression individuelle pour la communauté internationale. Les deux perspectives sont contradictoires, et c'est mentir que de faire croire qu'Internet peut les servir simultanément et sans conflits
L'homme occidental a mis des siècles à se "libérer" de toutes les tutelles : religieuses, politiques, sociales militaires. Enfin libre de penser, de circuler et de s'exprimer, il décide aujourd'hui de s'enfermer dans les mille fils de la communication technique. II est constamment rattaché à elle, joignable en permanence, par portable, fax, téléphone, e-mail (courrier électronique)... Comment faisait-on avant ? Après nous être "en-mailés" au nom de la liberté et du progrès, ne nous faudra-t-il pas, au nom de cette même liberté, de ce même progrès et de cette même modernité, apprendre à nous "dé-mailer" ?
QUESTIONS (10 points)
1) Quelle opinion l'auteur de cet article exprime-t-il
sur Internet ? (1 point)
2) "La performance technique ne rend pas toujours service aux
hommes" (3éme paragraphe).
Quels sont les principaux reproches que l'auteur adresse aux diverses formes
du "progrès" technique dans toute la suite du texte ? (3
points)
3) Quelle différence l'auteur établit-il entre
"espace de communication" et "espace d'expression"
(5ème paragraphe) ? (2 points)
4) Par quels procédés d'écriture l'auteur cherche-t-il
à attirer l'attention du lecteur ? Comment essaie-t-il de le
persuader ? (4 points)
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)
Pensez-vous que Dominique Wolton se montre un "adversaire du progrès" face au phénomène Internet ?