Choderlos de Laclos - De l’éducation des femmes - 1783
France métropolitaine - Séries technologiques - Remplacement 2000

DE LA PARURE

        Nous connaissons deux sortes de parures ; l'une, qui consiste à tenir le corps dans l'état de perfection dont il est susceptible ; l'autre, à tirer le parti le plus avantageux des vêtements ou ornements dont le besoin, le caprice ou la raison ont consacré l'usage. Quoique la parure soit soumise encore à plus de variations que la beauté, dont elle est en quelque sorte le complément, elle a cependant quelques règles générales qui peuvent convenir à tous les peuples et s'adapter à tous les habillements. La parure est non seulement l'art de tirer parti des dons de la nature, mais encore celui de leur prêter les charmes de l'imagination. Considérée sous ce point de vue, elle devient un stimulant de la volupté, et nous ne la croyons pas indigne de fixer l'attention même des philosophes, puisqu'elle sert au bonheur de l'homme, en concourant à ses plaisirs.

        Il y avait un champ aride et pierreux, que traversait une rivière, dont, à peine. on voyait l'eau verte et stagnante sous les joncs dont elle était couverte. On a fait arracher les joncs ; on a donné du cours aux eaux ; on a paré cette rivière en la tenant dans l'état de perfection dont elle était susceptible ; on a fait depuis planter des bois sur ses bords et ce champ, où personne n'allait, est devenu un bosquet charmant dont on chérit l'ombrage, on l'a paré à l'aide d'ornements étrangers mais on a disposé ce bois de façon que, quoiqu'il soit peu étendu, on croit être dans une forêt immense ; on a paré ce bois en lui prêtant les charmes de l'imagination : ce qu'on a fait dans ce champ. toute ou presque toute femme peut l'exécuter sur elle.

        Si le besoin inventa les premiers vêtements, la parure en augmenta considérablement l'usage. Si l'on en excepte une ceinture, utile à tous les peuples pour garantir les parties du corps qui, étant le siège du toucher, sont naturellement délicates et sensibles, et quelques peaux de bêtes, utiles à plusieurs pour les garantir des injures de l'air, le reste est dû à la parure. On suit plus la qualité des idées que la quantité des besoins.

        Si l'on niait ce fait, qu'on nous dise pourquoi les peuples policés (1) de l'Indoustan se vêtissent sous un ciel brûlant, tandis que le sauvage grœnlandais, vivant au milieu des glaces, quitte ses habits en rentrant dans sa cabane pour ne les reprendre que lorsque le froid excessif du dehors l’y contraint. Celui-ci est mû par la crainte de la douleur, l'autre suit l'attrait du plaisir ; le Maure (2) fortuné, placé dans un climat où la nature s'empresse de prévenir ses besoins se livre à la volupté ; il veut conserver à tout son corps une sensibilité qui n’est exercée que par le plaisir : il reste vêtu ; le malheureux Grœnlandais, vivant sous un ciel rigoureux, uniquement occupé de chercher au milieu des glaces de la mer une subsistance qu'elle ne lui accorde pas toujours, et que la terre lui refuse constamment, n’a d'idées que par ses besoins ; il cherche à émousser une sensibilité, qui presque toujours, lui est douloureuse ; il reste nu, dès qu’il peut se passer de vêtement.

        Les premiers effets, relatifs à la parure, que produisirent les vêtements, furent de conserver à nos corps plus de sensibilité et de les rendre d'un toucher plus doux ; bientôt l'adresse en sut encore tirer parti, soit pour voiler une difformité, soit pour faire présenter des formes plus agréables, soit enfin pour fixer l’attention sur ce qu'on voulait offrir aux regards ; mais ces ornements étrangers nous quittent dans le moment où souvent leur illusion nous deviendrait le plus nécessaire ; alors, au contraire, les dons de la nature brillent de tout leur éclat ; ils nous appartiennent davantage, ils sont plus précieux, ils méritent notre première attention. Femmes coquettes et riches, vous croyez vous parer en vous surchargeant d’ornements précieux ; vous vous applaudissez de l’admiration béate de la multitude séduite facilement par l’éclat de la richesse ; en effet, vous fixez l’attention u moment ; mais vous rappelez bientôt ce propos d’Apelle (3) à son élève : ne pouvant la faire belle tu la fais riche.


1.Policés : civilisés - 2. Maure : Arabe - 3. Apelle : peintre grec du IVe siècle avant Jésus-Christ.


 

QUESTIONS (10 points)

1. Relevez la définition générale de la parure donnée par l'auteur. (1 point)

2. À qui renvoient les pronoms on et nous dans l'expression " Si l'on niait ce fait qu'on nous dise..." ? Quelles sont les deux thèses en présence ? (3 points)

3. Que raconte l'épisode du champ ? En vous appuyant sur l’étude du vocabulaire, montrez que cet épisode illustre la thèse de l'auteur. (3 points)

4. Que reproche l'auteur aux "femmes coquettes et riches" ? Quels procédés emploie-t-il pour cela ? (3 points)

TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)

Dans quelle mesure, d'après vous, doit-on se soucier de son apparence physique et vestimentaire ?