Anatole FRANCE, L'Île des Pingouins, 1908, Calmann-Lévy.
France métropolitaine - Séries générales - Session de remplacement 2000

PRÉFACE

        Malgré la diversité des amusements qui semblent m'attirer, ma vie n'a qu'un objet. Elle est tendue tout entière vers l'accomplissement d'un grand dessein. J'écris l'histoire des Pingouins. J'y travaille assidûment, sans me laisser rebuter par des difficultés fréquentes et qui, parfois, semblent insurmontables. [... ]

        Il est extrêmement difficile d'écrire l'histoire. On ne sait jamais au juste comment les choses se sont passées ; et l'embarras de l’historien s'accroît avec l'abondance des documents. Quand un fait n'est connu que par un seul témoignage, on l'admet sans beaucoup d'hésitation. Les perplexités commencent lorsque les événements sont rapportés par deux ou plusieurs témoins ; car leurs témoignages sont toujours contradictoires et toujours inconciliables.

        Sans doute les raisons scientifiques de préférer un témoignage à un autre sont parfois très fortes. Elles ne le sont jamais assez pour l'emporter sur nos passions, nos préjugés, nos intérêts, ni pour vaincre cette légèreté d'esprit commune à tous les hommes graves. En sorte que nous présentons constamment les faits d'une manière intéressée ou frivole.

        J’allai confier à plusieurs savants archéologues et paléographes (1) de mon pays et des pays étrangers les difficultés que j'éprouvais à composer l'histoire des Pingouins. J'essuyai leurs mépris. Ils me regardèrent avec un sourire de pitié qui semblait dire : "Est-ce que nous écrivons l'histoire, nous ? Est-ce que nous essayons d'extraire d'un texte, d'un document, la moindre parcelle de vie ou de vérité ? Nous publions les textes purement et simplement. Nous nous en tenons à la lettre. La lettre est seule appréciable et définie. L'esprit ne l’est pas ; les idées sont des fantaisies. Il faut être bien vain pour écrire l'histoire : il faut avoir de l'imagination."

        Tout cela était dans le regard et le sourire de nos maîtres en paléographie, et leur entretien me décourageait profondément. Un jour qu’après une conversation avec un sigillographe (2) éminent, j'étais plus abattu encore que d'habitude, je fis soudain cette réflexion, je pensai :

– Pourtant, il est des historiens ; la race n'en est point entièrement disparue. On en conserve cinq ou six à l'Académie des Sciences morales. Ils ne publient pas de textes ; ils écrivent l'histoire. Ils ne me diront pas, ceux-là, qu'il faut être vain pour se livrer à ce genre de travail.

        Cette idée releva mon courage.
Le lendemain (comme on dit, ou l’en demain, comme on devrait dire), je me présentai chez l'un d'eux, vieillard subtil.

Je viens, monsieur, lui dis-je, vous demander les conseils de votre expérience. Je me donne grand mal pour composer une histoire et je n’arrive à rien.

Il me répondit en haussant les épaules :

– À quoi bon, mon pauvre monsieur, vous donner tant de peine, et pourquoi composer une histoire, quand vous n'avez qu'à copier les plus connues, comme c’est l'usage ? Si vous avez une vue nouvelle, une idée originale, si vous présentez les hommes et les choses sous un aspect inattendu, vous surprendrez le lecteur. Et le lecteur n’aime pas à être surpris. II ne cherche jamais dans une histoire que les sottises qu'il sait déjà. Si vous essayez de l'instruire, vous ne ferez que l'humilier et le fâcher. Ne tentez pas de l'éclairer, il criera que vous insultez à ses croyances.
"Les historiens se copient les uns les autres. Ils s’épargnent ainsi de la fatigue et évitent de paraître outrecuidants (3). Imitez-les et ne soyez pas original. Un historien original est l’objet de la défiance, du mépris et du dégoût universels.
"Croyez-vous, monsieur, ajouta-t-il, que je serais considéré, honoré comme je le suis, si j'avais mis dans les livres d’histoire des nouveautés ? Et qu'est-ce que les nouveautés ? Des impertinences.

Il se leva. Je le remerciai de son obligeance et gagnai la porte, il me rappela :

– Un mot encore. Si vous voulez que votre livre soit bien accueilli, ne négligez aucune occasion d'y exalter les vertus sur lesquelles reposent les sociétés : le dévouement à la richesse, les sentiments pieux, et spécialement la résignation du pauvre, qui est le fondement de l'ordre. Affirmez, monsieur, que les origines de la propriété, de la noblesse, de la gendarmerie seront traitées dans votre histoire avec tout le respect que méritent ces institutions. Faites savoir que vous admettez le surnaturel quand il se présente. À cette condition vous réussirez dans la bonne compagnie.

        J’ai médité ces judicieuses observations et j'en ai tenu le plus grand compte.


1. paléographe : savant qui déchiffre les anciennes écritures - 2. sigillographe : savant qui étudie les sceaux - 3 outrecuidant : prétentieux.


QUESTIONS (10 points)

1 - Qui représente le "nous" (3ème paragraphe) ? (2 points)

2 - Quelles sont les fonctions du dialogue depuis "Je viens, monsieur," jusqu'à la fin ? (3 points)

3 - Quel est le ton de la dernière phrase, et quel jugement de l'auteur vous semble-t-elle suggérer ? (2 points)

4 - Quelles sont les différentes thèses présentées dans ce texte ? Qui les formule ? (3 points)

 TRAVAIL D'ÉCRlTURE (10 points)

"Le lecteur n’aime pas à être surpris. " Le lecteur que vous êtes partage-t-il ce point de vue ?