GOURIO Jean-Marie, Chut ! (1998).
Antilles Guyane Séries générales
session de remplacement 2000
On dit de la lecture qu'elle est un grand voyage
immobile et justement c'est ça qui me faisait dormir ! Le voyage
immobile ! Comment Mathilde (1) faisait-elle pour être si belle
et si concentrée à la fois ? Son corps
qui aurait dû la sortir du livre et la faire trépigner d'impatience
à vivre l'y emmenait ! Limmobilisait des heures !
Tant mieux pour moi qui pouvais la regarder autant que je le voulais
mais moi, mon corps, le mien ? Il me passait devant le livre
comme un malpoli au cinéma ! À se lever, s'asseoir, se
tourner, se gratter, se relever, se rasseoir, tousser déjà
j'ai toujours eu des bras trop grands et les bras trop grands pour lire c'est
un handicap, comme les grands pieds pour la danse, c'est papa qui disait
ça. Du coup, mes yeux tombaient des pages et je me regardais les
genoux ! Passionnants genoux tout d'un coup ! Mes yeux sortaient
des pages et je voyais ma main qui les tenait, ou le rebord des draps si
nous lisions au lit, ou mes doigts de pied qui bougeaient là-bas au
loin, ou l'armoire ou la fenêtre ou la ville ou l'espace infini !
Je sentais le livre reculer, lentement s'éloigner pour disparaître
tout à fait dans le ciel plein d'étoiles comme le point blanc
sur une vieille télé qui s'éteint. Comment pouvait-elle
oublier si facilement le ciel et la terre et son corps ? Quand je lisais,
je n'oubliais ni le plafond, ni les fleurs du papier, ni un moustique qui
passait, ni le vent dans les arbres, ni l'heure du repas, ni le prix de
l'essence, ni même celui du fuel car le fuel avait augmenté.
Je n'oubliais jamais rien ! Je pensais à tout en même
temps ! Sauf à ce que l'auteur racontait dans son livre. Il
m'arrivait de sursauter en me demandant, mais qu'est-ce qu'il raconte ?
Je l'ai lu ce passage ? Je ne l'ai pas lu ? Mais si ! Mais
non ! Et lui c'est qui ? Le père ? Ah bon !
première nouvelle... Et elle c'est qui ? Sa fille au
moustachu ? Ah bon ! La fille de Stéphane Trophimovitch
(2) ou bien la sur de Nicolaï Vsévolodovitch Stavroguine
(2) ? Et que vient faire là Lisavéta Nicolaïevna
(2) ? D'où sort cet Aliocha Téliatnikov (2) ? À
chaque passage d'un bus j'avais la page à recommencer !
Dostoïevski se faisait rouler dessus par le bus et je n'y pouvais rien
parce que ma tête se passionnait d'abord pour les transports urbains.
Il passe souvent ce bus ? La municipalité aurait-elle rajouté
des navettes le soir ? Combien ? Quel était le syndicat
majoritaire chez les traminots ? Je rassemblais pourtant toutes mes
forces pour la lecture ! Une ligne de bus ! Une ligne de texte !
Comment faire pour se concentrer ? Comment respirer pour faire le
vide ? Par la bouche ou par le nez ? Ou bien fallait-il ne pas
respirer du tout ? Inspirer au début de la phrase et retenir
son souffle jusqu'au point, et si le premier point se trouvait déjà
là tout près du début de la phrase comme chez Duras,
alors fallait-il se retenir jusqu'au point d'après, ou jusqu'au point
encore après et expirer sur lui, fuuuuu, inspirer à nouveau,
uuuuuuuuf, et recommencer comme ça de point en point. Comment respirer
Léautaud ? Thomas Bernhard ou Karen Blixen ? Comment respirer
Anatole France ou Henri Vincenot ? Paul Valéry ?
Steinbeck ? Flaubert ? Parise ou Balzac ? Je plissais le front.
Rétrécissais mon champ de vision en tirant les paupières.
Serrais les lèvres mais sans serrer les dents. Je suis sûr que
mes oreilles bougeaient ! C'était affligeant ! Mais elle ?
Mathilde ? Comment respirait-elle ? Elle ne respirait pas !
Ou si peu ! À peine si j'entendais le filet d'air qui la nourrissait.
Tirait-elle son oxygène des mots eux-mêmes ?
Où plongeait-elle quand elle lisait ? Dans quel océan ?
miraculeux ! Mais moi je restais comme ça le livre vide dans
les mains. Je sentais Mathilde se retourner vers moi et me regarder, amoureuse.
C'est bien ? me demandait-elle. Ça te
plaît ?
Oui oui c'est bien j'aime bien !
Et je replongeais dans le petit bain de ma lecture qui n'avait pas d'eau.