Sportifs de haut niveau - 14 novembre 2000 - Séries générales
Gustave Eiffel - Réponse au Manifeste contre la Tour - Le Monde - 1887

Gustave EIFFEL, ingénieur français (1832-1923), construisit la Tour Eiffel de 1887 à 1889. Dans cette lettre adressée au directeur du journal Le Monde, qui la publia, il répond aux artistes qui font campagne contre la construction de la Tour.

 

        Quels sont les motifs que donnent les artistes pour protester contre l'érection de la tour ? Qu'elle est inutile et monstrueuse ! Nous parlerons de l'inutilité tout à l'heure. Ne nous occupons pour le moment que du mérite esthétique sur lequel les artistes sont plus particulièrement compétents.

        Je voudrais bien savoir sur quoi ils fondent leur jugement. Car, remarquez-le, monsieur, cette tour, personne ne l'a vue et personne, avant qu'elle ne soit construite, ne pourrait dire ce qu'elle sera. On ne la connaît jusqu'à présent que par un simple dessin géométral ; mais quoiqu'il ait été tiré à des centaines de mille d'exemplaires, est-il permis d'apprécier avec compétence l'effet général artistique d'un monument d'après un simple dessin, quand ce monument sort tellement des dimensions déjà pratiquées et des formes déjà connues ?

        Et, si la tour, quand elle sera construite, était regardée comme une chose belle et intéressante, les artistes ne regretteraient-ils pas d'être partis si vite et si légèrement en campagne ? Qu'ils attendent donc de l'avoir vue pour s'en faire une juste idée et pouvoir la juger.

        Je vous dirai toute ma pensée et toutes mes espérances. Je crois, pour ma part, que la tour aura sa beauté propre. Parce que nous sommes des ingénieurs, croit-on donc que la beauté ne nous préoccupe pas dans nos constructions et qu'en même temps que nous faisons solide et durable nous ne nous efforçons pas de faire élégant ? Est-ce que les véritables conditions de la force ne sont pas toujours conformes aux conditions secrètes de l'harmonie ? Le premier principe de l'esthétique architecturale est que les lignes essentielles d'un monument soient déterminées par la parfaite appropriation à sa destination. Or, de quelle condition ai-je eu, avant tout, à tenir compte dans la tour ? De la résistance au vent. Eh bien ! je prétends que les courbes des quatre arêtes du monument telles que le calcul les a fournies, qui, partant d'un énorme et inusité empattement à la base, vont en s'effilant jusqu'au sommet, donneront une grande impression de force et de beauté ; car elles traduiront aux yeux la hardiesse de la conception dans son ensemble, de même que les nombreux vides ménagés dans les éléments mêmes de la construction accuseront fortement le constant souci de ne pas livrer inutilement aux violences des ouragans des surfaces dangereuses pour la stabilité de l'édifice.

        La tour sera le plus haut édifice qu'aient jamais élevé les hommes. Ne sera-t-elle donc pas grandiose aussi à sa façon ? Et pourquoi ce qui est admirable en Égypte deviendrait-il hideux et ridicule à Paris ? Je cherche et j'avoue que je ne trouve pas.

        La protestation dit que la tour va écraser de sa grosse masse barbare Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, le Louvre, le dôme des Invalides, l'Arc de triomphe, tous nos monuments. Que de choses à la fois ! Cela fait sourire, vraiment. Quand on veut admirer Notre-Dame, on va la voir du parvis. En quoi du Champ-de-Mars la tour gênera-t-elle le curieux placé sur le parvis Notre-Dame, qui ne la verra pas ? C'est d'ailleurs une des idées les plus fausses, quoique des plus répandues, même parmi les artistes, que celle qui consiste à croire qu'un édifice élevé écrase les constructions environnantes.

        Regardez si l'Opéra ne paraît pas plus écrasé par les maisons du voisinage qu'il ne les écrase lui-même. Allez au rond-point de l'Étoile, et, parce que l'Arc de triomphe est grand, les maisons de la place ne vous en paraîtront pas plus petites. Au contraire, les maisons ont bien l'air d'avoir la hauteur qu'elles ont réellement, c’est-à-dire à peu près quinze mètres, et il faut un effort de l'esprit pour se persuader que l'Arc de triomphe en mesure quarante-cinq, c’est-à-dire trois fois plus.

        Reste la question d'utilité. Ici, puisque nous quittons le domaine artistique, il me sera bien permis d'opposer à l'opinion des artistes celle du public.

        Je ne crois point faire preuve de vanité en disant que jamais projet n'a été plus populaire ; j'ai tous les jours la preuve qu'il n'y a pas dans Paris de gens, si humbles qu'ils soient, qui ne le connaissent et ne s'y intéressent. À l'étranger même, quand il m'arrive de voyager, je suis étonné du retentissement qu'il a eu.

        Quant aux savants, les vrais juges de la question d'utilité, je puis dire qu'ils sont unanimes.

        Non seulement la tour promet d'intéressantes observations pour l'astronomie, la météorologie et la physique, non seulement elle permettra en temps de guerre de tenir Paris constamment relié au reste de la France, mais elle sera en même temps la preuve éclatante des progrès réalisés en ce siècle par l'art des ingénieurs. C'est seulement à notre époque, en ces dernières années, que l'on pouvait dresser des calculs assez sûrs et travailler le fer avec assez de précision pour songer à une aussi gigantesque entreprise.

        N'est-ce rien pour la gloire de Paris que ce résumé de la science contemporaine soit érigé dans ses murs ?

 


QUESTIONS (10 points) :

1) Quel rôle joue le premier paragraphe dans l'argumentation ? (2 points)

2) Reformulez l'argument développé dans le quatrième paragraphe (Je vous dirai …) (2 pts)

3) Identifiez les procédés utilisés par G. Eiffel pour dévaloriser la thèse adverse dans le sixième paragraphe (La protestation … ) (3 points)

4) En vous appuyant sur des indices précis, montrez comment l'auteur s'implique fortement dans ses propos. (3 points)


TRAVAIL D'ÉCRITURE
(10 points) :

En reprenant certains procédés utilisés par G. Eiffel, vous rédigerez un article d'environ 50 lignes à paraître dans un journal grand public, dans lequel vous prendrez la défense d'une nouvelle technologie ou d'une application scientifique décriée par une partie de l'opinion publique (par exemple Internet, les téléphones mobiles, l'utilisation civile de l'énergie nucléaire, les manipulations génétiques... ).