Pondichéry - Juin 1996 - Séries générales
Élisabeth Badinter, Émilie, Émile ou l'ambition féminine au XVIIIe siècle, 1983.

      Tous les dictionnaires, depuis Trévoux, insistent sur l'aspect «excessif»1, «déréglé»2, «immodéré»3 de cette passion 4. La qualifier, comme Le Robert, de «désir ardent» paraît encore la façon la plus neutre d'en parler. Et pourtant, avant même d'aborder le contenu d'un tel désir, le lecteur sait déjà que l'ambition ne révèle pas la meilleure part de l'être humain. Trois siècles avant l'ère chrétienne, les premiers stoïciens ont enseigné la méfiance à l'égard des passions, excessives et douloureuses par définition. La grandeur de l'homme ne réside pas dans cet état de soumission et d'aveuglement mais dans le détachement calme et lucide qui est le propre de la raison. Tous les stoïciens depuis Zénon ont dénoncé ce «pathos», cette tendance tyrannique, irrationnelle et antinaturelle. La théologie chrétienne, à cet égard, ne les démentira pas. Le désir est du côté du péché et de l'animalité. En lui accolant l'idée de démesure, redondance volontaire, on accuse encore son caractère péjoratif.

      Pourtant, la condamnation traditionnelle de l'ambition ne tient pas tant à sa forme qu'à son contenu. L'ambition, dit-on, est un désir immodéré «de gloire, de fortune, d'honneurs et de puissance». Et certains dictionnaires insistent plus que d'autres sur l'orgueil répréhensible d'une telle démarche. Trévoux remarque que l'ambitieux «a une passion excessive de s'agrandir». Quillet définit l'ambition comme une aspiration «à tout ce qui peut nous élever au-dessus des autres», et Le Robert qui se veut plus clair cite parmi les antonymes de l'ambition : le désintéressement, l'humilité et la modestie. On ne peut mieux dire où est le vice et où est la vertu.

      Cette poursuite de la gloire – surtout lorsqu'elle est immodérée – paraît d'autant plus méprisable qu'elle est accolée, à une virgule près, aux concepts de fortune, d'honneurs et de puissance. Tout ce qui donne la supériorité dans notre monde est par avance condamné depuis Platon. Les vraies valeurs sont ailleurs. L'âme vertueuse n'a que faire de tels trompe-l'oeil. Elle ne cherche pas à dépasser ou à soumettre les autres. Cela n'est bon que pour les aveugles et les ignorants. Son seul désir est de faire le salut en imitant la Sagesse divine. Pour y parvenir, la modestie est préférable à l'orgueil. L'indifférence aux choses de ce monde trompeur plus recommandable que la course effrénée aux illusions terrestres. Nul ne peut emporter sa fortune ou sa gloire dans le monde éternel et divin. Enfin, la puissance acquise sur les autres ne fait pas figure d'atout pour entrer au paradis. Bien au contraire. Mieux vaut se faire pardonner.

      L'ambition, telle qu'elle est définie, n'est donc pas un avantage pour l'homme. Elle constitue plutôt un risque moral considérable. Elle choque la Raison et la Justice. Elle dénature le coeur. Et tous s'accordent pour dire que le mot «Ambition», quand il est seul, se prend ordinairement en mauvaise part. Il ne peut être pris dans un sens favorable que lorsqu'il est joint à quelque épithète qui le modifie. On parle alors d'une «noble», «généreuse» ou «louable» ambition. Il ne s'agit plus de viser la fortune, la gloire, les honneurs ou la puissance mais un objet collectif, un idéal qui transcende la personne de l'ambitieux.

      L'ambitieux honorable n'a que faire de sa propre gloire. Il est prêt à se dévouer pour une cause d'intérêt général, à tout sacrifier pour elle, voire à lui offrir sa vie sans espérance de reconnaisance.

On voit donc que le tort majeur de l'ambitieux est de travailler pour son seul compte. Il est non seulement coupable d'indifférence au sort des autres, mais, pire encore, il veut s'échapper de la condition commune et s'élever au-dessus de ses semblables. Là aussi est le mal pour toutes les philosophies qui proclament que le Bien et la Vertu consistent justement à rester à sa place. Sortir de la condition dans laquelle Dieu nous a fait naître est une erreur fondamentale qui défie l'ordre établi.


1. Dictionnaire de Trévoux (1704). - 2. Dictionnaire Larousse du XXè siècle et Dictionnaire Quillet. - 3. Dictionnaire Larousse du XXè siècle. - 4. L'auteur parle de l'ambition.


QUESTIONS (10 points)

1. L'auteur utilise divers procédés pour exprimer dans ces lignes un jugement traditionnel et universel sur l'ambition. Quels sont ces moyens? Citez précisément le texte. (2 pts)

2. À partir du deuxième paragraphe, une répétition d'un mot de la même famille assure la cohérence du propos ; laquelle? D'autre part, dans la suite du texte, une expression indique explicitement que l'auteur fait une transition vers la troisième partie. Laquelle? (2 pts)

3. En étudiant les champs lexicaux du texte, reformulez les arguments par lesquels l'ambition est traditionnellement condamnée.
«Le Robert ... cite parmi les antonymes de l'ambition : le désintéressement, l'humilité et la modestie.» Comme le fait l'auteur, dégagez les antonymes qui définissent au fil du texte le contraire de l'ambition. (3 pts)

4. Reformulez en une courte phrase l'idée générale du premier paragraphe, en une courte phrase l'idée générale de la deuxième partie du texte, en une courte phrase l'idée générale de la fin du texte. (3 pts)

TRAVAUX D'ÉCRITURE (10 pts)

En vous fondant, entre autres, sur vos lectures de romans de formation, répondez au jugement traditionnel exprimé dans ce texte en présentant une défense de l'ambition.