Polynésie française - Séries technologique - Juin 1997
Bernard de Fontenelle, De l'origine des
fables. 1691-1699
Fontenelle examine dans ce traité comment les mythes antiques ont pu naître et se transmettre de génération en génération par des processus aisément explicables.
II faut prendre garde que ces idées, qui peuvent être appelées les systèmes de ces temps-là, étaient toujours copiées d'après les choses les plus connues. On avait vu souvent verser de l'eau de dedans une cruche: on imaginait donc fort bien comment un dieu versait celle d'une rivière; et par la facilité même quon avait à limaginer, on était tout à fait porté à le croire. Ainsi, pour rendre raison des tonnerres et des foudres, on se représentait volontiers un dieu de figure humaine lançant sur nous des flèches de feu: idées manifestement prises sur des objets très familiers.
Cette philosophie des premiers siècles roulait sur un principe si naturel qu'encore aujourd'hui notre philosophie n'en a point d'autre; c'est-à-dire que nous expliquons les choses inconnues de la nature par celles que nous avons devant les yeux, et que nous transportons à la physique les idées que l'expérience nous fournit. Nous avons découvert par l'usage, et non pas deviné, ce que peuvent les poids, les ressorts, les leviers; nous ne faisons agir la nature que par des leviers, des poids et des ressorts. Ces pauvres sauvages, qui ont les premiers habité le monde, ou ne connaissaient point ces choses-là, ou n'y avaient fait aucune attention. Ils n'expliquaient donc les effets de la nature que par des choses, plus grossières et plus palpables, qu'ils connaissaient. Qu'avons-nous fait les uns et les autres? Nous nous sommes toujours représenté linconnu sous la figure de ce qui nous était connu, mais heureusement il y a tous les sujets du monde de croire que l'inconnu ne peut pas ne point ressembler à ce qui nous est connu présentement.
De cette philosophie grossière, qui régna nécessairement dans les premiers siècles, sont nés les dieux et les déesses. Il est assez curieux de voir comment l'imagination humaine a enfanté les fausses divinités. Les hommes voyaient bien des choses qu'ils n'eussent pas pu faire: lancer les foudres, exciter les vents, agiter les flots de la mer; tout cela était beaucoup au-dessus de leur pouvoir. Ils imaginèrent des êtres plus puissants queux, et capables de produire ces grands effets. Il fallait bien que ces êtres-là fussent faits comme des hommes. Quelle autre figure eussent-ils pu avoir? Du moment qu'ils sont de figure humaine, l'imagination leur attribue naturellement tout ce qui est humain; les voilà hommes en toutes manières à cela près quils sont toujours un peu plus puissants que des hommes. [...]
Outre tous ces principes particuliers de la naissance des fables, il y en a eu deux autres plus généraux qui les ont extrêmement favorisées. Le premier est le droit que l'on a d'inventer des choses pareilles à celles qui sont reçues ou de les pousser plus loin par des conséquences. Quelque événement extraordinaire aura fait croire qu'un dieu avait été amoureux d'une femme; aussitôt toutes les histoires ne seront pleines que de dieux amoureux. Vous croyez bien lun; pourquoi ne croirez-vous pas l'autre? Si les dieux ont des enfants, ils les aiment, ils emploient toute leur puissance pour eux dans les occasions; et voilà une source inépuisable de prodiges qu'on ne pourra traiter d'absurdes.
Le second principe qui sert beaucoup à nos erreurs est le respect aveugle de l'antiquité. Nos pères l'ont cru; prétendrions-nous être plus sages qu'eux? Ces deux principes, joints ensemble, font des merveilles. L'un, sur le moindre fondement que la faiblesse de la nature humaine ait donné, étend une sottise à l'infini; l'autre, pour peu qu'elle soit établie, la conserve à jamais. L'un parce que nous sommes déjà dans l'erreur, nous engage à y être encore de plus en plus; et l'autre nous défend de nous en tirer parce que nous y avons été quelque temps.
QUESTIONS (10 points)
1. En quoi l'expression «De cette philosophie grossière» (3e paragraphe) résume-t-elle la thèse développée dans les deux précédents paragraphes? (3 pts)
2. Dans le deuxième paragraphe, précisez qui est désigné par le pronom personnel «nous» Pourquoi? (2 pts)
3. Dans les trois derniers paragraphes du texte (depuis «Il est assez curieux...»), quel est le rôle des questions?
4. Donnez le sens dans le texte du mot «antiquité». À quelle «erreur» correspond-il . (3 pts)
TRAVAUX DÉCRITURE (10 points)
1. En vous appuyant sur le deuxième paragraphe et le troisième paragraphe, montrez que les « erreurs humaines » telles que les « fables » sont le produit à la fois des capacités et des limites de lesprit humain. (5 pts)
2. Pensez-vous que notre siècle ait dépassé le temps des « fables »? (5 pts)