Nouvelle Calédonie – Séries générales – Session normale 1999
Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe et Balzac, Les Illusions perdues

Texte A

Chateaubriand lit, dans le journal Le Moniteur les ordonnances du 25 juillet 1830, textes législatifs imposés par le pouvoir royal, qui limitaient notamment la liberté de la presse. Ces ordonnances furent à l'origine de la Révolution de juillet 1830.

        J'emportai le Moniteur. Aussitôt qu'il fit jour, le 28, je lus, relus et commentai les ordonnances. Le rapport au Roi servant de prolégomènes (1) me frappait de deux manières: les observations sur les inconvénients de la presse étaient justes ; mais en même temps l'auteur de ces observations montrait une ignorance complète de l'état de la société actuelle. Sans doute les ministres, depuis 1814, à quelque opinion qu'ils aient appartenus, ont été harcelés par les journaux ; sans doute la presse tend à subjuguer la souveraineté, à forcer la royauté et les Chambres à lui obéir ; sans doute dans les derniers jours de la Restauration, la presse, n'écoutant que sa passion, a, sans égard aux intérêts et à l'honneur de la France, attaqué l'expédition d'Alger (2), développé les causes, les moyens, les préparatifs, les chances d'un non succès; elle a divulgué les secrets de l'armement, instruit l'ennemi de l'état de nos forces, compté nos troupes et nos vaisseaux, indiqué jusqu'au point de débarquement. Le cardinal de Richelieu et Bonaparte auraient-ils mis l'Europe aux pieds de la France, si l'on eût révélé ainsi d'avance le mystère de leurs négociations, ou marqué les étapes de leurs armées ? Tout cela est vrai et odieux; mais le remède ? La presse est un élément jadis ignoré, une force autrefois inconnue, introduite maintenant dans le monde; c'est la parole à l'état de foudre ; c'est l'électricité sociale. Pouvez-vous faire qu'elle n'existe pas ? Plus vous prétendrez la comprimer, plus l'explosion sera violente. Il faut donc vous résoudre à vivre avec elle, comme vous vivez avec la machine à vapeur. Il faut apprendre à vous en servir, en la dépouillant de son danger, soit qu'elle s'affaiblisse peu à peu par un usage commun et domestique, soit que vous assimiliez graduellement vos mœurs et vos lois aux principes qui régiront désormais l'humanité. Une preuve de l'impuissance de la presse dans certains cas se tire du reproche même que vous lui faites à l'égard. de l'expédition d'Alger; vous l'avez pris, Alger, malgré la liberté de la presse, de même que j'ai fait faire la guerre d'Espagne en 1823 sous le feu le plus ardent de cette liberté.

Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe (XXXII,8)
(publication posthume de 1848 à 1850)


1. "Prolégomènes" : introduction. Le roi a pris la décision de faire publier ces ordonnances suite au rapport d'un ministre sur les inconvénients de la presse. 2 . "L'expédition d'Alger" : le 8 juillet 1830, les troupes françaises se sont emparées de la ville d'Alger ; ce fut le début de la colonisation de l'Algérie.


Texte B

Au cours d'un repas, un groupe d'amis journalistes s'interroge sur " l'influence et le pouvoir du journal " .

– L'influence et le pouvoir du journal n'est qu'à son aurore, dit Finot, le journalisme est dans l'enfance, il grandira. Tout, dans dix ans d'ici, sera soumis à la publicité. La pensée éclairera tout, elle...
– Elle flétrira tout, dit Blondet en interrompant Finot
– C'est un mot, dit Claude Vignon.
– Elle fera des rois, dit Lousteau.
– Et défera des monarchies, dit le diplomate
– Aussi, dit Blondet, Si la Presse n'existait point, faudrait-il ne pas l'inventer ; mais la voilà, nous en vivons.
Blondet a raison, dit Claude Vignon. Le journal au lieu d'être un sacerdoce (1) est devenu un moyen pour les partis; de moyen, il s'est fait commerce; et comme tous les commerces, il est sans foi ni loi. Tout journal est, comme le dit Blondet, une boutique où l'on vend au public des paroles de la couleur dont il les veut. S'il existait un journal des bossus, il prouverait soir et matin la beauté, la bonté, la nécessité des bossus. Un journal n'est plus fait pour éclairer, mais pour flatter les opinions. Ainsi, tous les journaux seront dans un temps donné, lâches, hypocrites, infâmes, menteurs, assassins ; ils tueront les idées, les systèmes, les hommes; et fleuriront par cela même. Ils auront le bénéfice de tous les êtres de raison: le mal sera fait sans que personne en soit coupable. Je serai moi Vignon, vous serez toi Lousteau, toi Blondet, toi Finot, des Aristide, des Platon, des Caton, des hommes de Plutarque (2) nous serons tous innocents, nous pourrons nous laver les mains de toute infamie. Napoléon a donné la raison de ce phénomène moral ou immoral, comme il vous plaira, dans un mot sublime que lui ont dicté ses études sur la Convention: Les crimes collectifs n'engagent personne. Le journal peut se permettre la conduite la plus atroce, personne ne s'en croit sali personnellement.

Balzac, Les Illusions perdues, 1843


1. Sacerdoce : vocation réclamant un dévouement total et désintéressé de l'individu.
2. Des Aristide, des Platon, des Caton, des hommes de Plutarque : grands hommes de l'Antiquité connus pour leur honnêteté et leur rigueur morale.


QUESTIONS (10 points)

1) Quel est, dans le texte de Chateaubriand, le rôle de la phrase: " Tout cela est vrai et odieux; mais le remède ?". Retrouvez à partir de cette phrase les grandes étapes du raisonnement de l'auteur dans l'ensemble du texte. (3 points)

2) Chateaubriand utilise à deux reprises l'exemple de l'expédition d'Alger. Que cherche-t-il à montrer dans chacun de ces cas ? (2 points)

3) Dans le texte de Balzac, quelles sont les deux critiques essentielles formulées par Claude Vignon à l'encontre de la presse de "Bondet a raison" jusqu'à "en soit coupable" ? (3 points)

4) Quels constats sont communs aux deux auteurs ? Justifiez votre réponse par des citations précises. (2 points)

TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)

Imaginez la réponse que pourrait aujourd'hui opposer à Claude Vignon un fervent défenseur de la presse écrite.