Amérique du sud - Séries générales - Session
normale 1999
Gascar Pierre - L'Homme et l'Animal - Éd. Albin Michel, 1974
Dans nos sociétés industrialisées, la faveur croissante dont jouit l'animal domestique semble indiquer qu'il prend, en partie, la relève de l'objet, dont la multiplication finit par user le pouvoir et qui ne paraît plus promis à de très grands perfectionnements. Il ne le supplante pas : il répond simplement à l'insatisfaction que nous éprouvons, après avoir épuisé les plaisirs que pouvait nous procurer la technique. Les réalisations les plus stupéfiantes de cette dernière font encore éclater la supériorité de l'animal, considéré ici d'un point de vue strictement mécaniste. Le chien ou le chat reste un "gadget" inimitable et surpasse les meilleurs robots. L'animal n'est pas recherché en tant qu'image rafraîchissante, par conséquent superficielle, de la nature au sein d'un monde trop urbanisé ; il l'est plutôt en tant que merveille d'automatisme, représentation d'une force dont la complexité, la souplesse ne peuvent être égalées, bref, en tant que rappel d'un dynamisme vital que l'homme, sédentarisé et comme désincarné par la mécanisation, n'est plus sûr de posséder encore.
Contrairement à ce que peut faire croire une analyse sommaire du goût de l'homme d'aujourd'hui pour les animaux, ceux-ci ne présentent pas pour lui le moyen d'évasion mentale vers le monde extérieur ou le monde antérieur, c'est-à-dire le monde qui s'étend hors des villes et des zones industrielles, le monde champêtre et, en un mot, édénique. Ils constituent plutôt la preuve que la vie, sous sa forme brute, peut subsister dans le milieu apparemment hostile créé par la civilisation. Domestiqué, l'animal est entraîné par l'homme au fond de son enfer, afin de démontrer que ce dernier est, après tout, supportable. L'animal domestique, dans nos grandes villes, est, en quelque sorte, un cobaye, un otage. Dans le domaine moral (puisqu'il s'agir de savoir si notre monde mérite encore son nom), il joue un rôle équivalent à celui des truites qu'on place dans les réserves d'eau pour la consommation et qui en signalent la pollution, en venant flotter le ventre en l'air, à la surface. L'animal, dans notre vie, indique qu'on n'y manque pas encore tout à fait d'un certain oxygène ou, si l'on préfère, que certaine vérité n'en est pas encore tout à fait absente. Il suffit d'une araignée pour faire respirer le béton. Bref, l'animal nous rassure, et sa prolifération, dans nos villes, trouve là une de ses raisons.
La fonction domestique proprement dite de l'animal se justifie à peu près de la même manière. L'oppressant gigantisme de nos constructions, la circulation automobile intense, la densité des foules font de plus en plus de l'habitation individuelle le lieu où l'homme se reconstitue normalement, se recrée. Le caractère traditionnellement sacré de la maison s'en trouve accru, même s'il a cessé depuis longtemps de s'exprimer dans les rites de la vie familiale. Les dieux lares (1) ont survécu à l'industrialisation de la construction, à l'uniformisation des logements. Mais ils ont dû pour cela trouver des substituts symboliques. L'animal domestique est le meilleur d'entre eux. Contrait en général à une existence casanière et vivant physiquement au niveau des réalités matérielles du foyer, contre l'être, quand il y en a un, sous les tables, les sièges, les lits, etc. il a toujours représenté le génie du foyer. Il "colle" aux lieux. Aujourd'hui que ceux-ci tendent à perdre leurs marques distinctives, il se trouve investi d'un surcroît de pouvoir, et, à lui seul, personnalise l'habitation anonyme, qui se confond avec cent autres dans les grandes constructions monolithiques de nos villes et de leurs banlieues.
Il est comme une partie de la vie intérieure de l'habitant des lieux, qui serait restée là, tandis qu'il courait à ses tâches, se perdait au double sens du terme, dans le monde du travail et de la rue. Le soir, l'homme venant du dehors, se retrouve dans l'animal familier, très exactement comme il retrouverait, encore chaude, la place qu'il a laissée dans son lit, le matin, en se levant. Ce sont des impressions aussi imprécises que celles-ci qui permettent de vérifier le pouvoir personnalisant de l'animal domestique. Nous lui déléguons inconsciemment une part de nous-mêmes, achevons d'accomplir à travers lui, l'acte d'habiter, aspect essentiel de notre vie profonde. Dans l'amour que nous portons à un animal domestique, il y a toujours transfert, et, comme il ne s'agit que d'un déplacement de notre être intérieur, introversion.
C'est la raison pour laquelle l'attachement à
un animal domestique est un recours aussi important pour les habitants des
grandes villes, contraints à une vie dépersonnalisante. En
aimant un animal, on s'aime soi.
QUESTIONS (10 points)
1. Classez et reformulez les arguments qui, dans le premier paragraphe, permettent de défendre l'idée que "l'animal domestique prend, en partie, la relève de l'objet" (4 pts)
2. Reformulez la thèse à laquelle s'oppose Gascar dans les deux premiers paragraphes (3 pts)
3. Reformulez les raisons qui expliquent, dans les trois derniers paragraphes, "la faveur croissante dont jouit l'animal domestique".
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)
Vous direz, dans un développement organisé, ce que vous pensez de la dernière réflexion du texte : "En aimant un animal, on s'aime soi.