Groupe IV - Juin 1996 - Séries générales
André Gide, Les
faux-monnayeurs, 1926.
Bernard, après avoir passé avec succès son baccalauréat, vient demander conseil à Édouard, un écrivain.
Mais, à présent, voici ce que je voudrais savoir: pour se diriger dans la vie, est-il nécessaire de fixer les yeux sur un but?
Expliquez-vous.
J'ai débattu cela toute la nuit. À quoi faire servir cette force que je sens en moi? Comment tirer le meilleur parti de moi-même? Est-ce en me dirigeant vers un but? Mais ce but, comment le choisir? Comment le connaître, aussi longtemps qu'il n'est pas atteint?
Vivre sans but, c'est laisser disposer de soi l'aventure.
Je crains que vous ne me compreniez pas bien. Quand Colomb découvrit l'Amérique, savait-il vers quoi il voguait? Son but était d'aller devant, tout droit. Son but, c'était lui, et qui le projetait devant lui-même...
J'ai souvent pensé, interrompit Édouard, qu'en art, et en littérature en particulier, ceux-là seuls comptent qui se lancent vers l'inconnu. On ne découvre pas de terre nouvelle sans consentir à perdre de vue, d'abord et longtemps, tout rivage. Mais nos écrivains craignent le large; ce ne sont que des côtoyeurs.
Hier, en sortant de mon examen, continua Bernard sans l'entendre, je suis entré, je ne sais quel démon me poussant, dans une salle où se tenait une réunion publique. Il y était question d'honneur national, de dévouement à la patrie, d'un tas de choses qui me faisaient battre le coeur. Il s'en est fallu de bien peu que je ne signe certain papier, où je m'engageais, sur l'honneur, à consacrer mon activité au service d'une cause qui certainement m'apparaissait belle et noble.
Je suis heureux que vous n'ayez pas signé. Mais, ce qui vous a retenu?
Sans doute quelque secret instinct... Bernard réfléchit quelques instants puis rajouta en riant:
Je crois que c'est surtout la tête des adhérents; à commencer par celle de mon frère aîné, que j'ai reconnu dans l'assemblée. Il m'a paru que tous ces jeunes gens étaient animés des meilleurs sentiments du monde et qu'ils faisaient fort bien d'abdiquer leur initiative, car elle ne les eût pas menés loin, leur jugeote, car elle était insuffisante, et leur indépendance d'esprit, car elle eût été vite aux abois. Je me suis dit également qu'il était bon pour le pays qu'on pût compter parmi les citoyens un grand nombre de ces bonnes volontés ancillaires1; mais que ma volonté à moi ne serait jamais de celles-là. C'est alors que je me suis demandé comment établir une règle, puisque je n'acceptais pas de vivre sans règle, et que cette règle je ne l'acceptais pas d'autrui.
La réponse me paraît simple: c'est de trouver cette règle en soi-même; d'avoir pour but le développement de soi.
Oui... c'est bien là ce que je me suis dit. Mais je n'en ai pas été plus avancé pour cela. Si encore j'étais certain de préférer en moi le meilleur, je lui donnerais le pas sur le reste. Mais je ne parviens pas même à connaître ce que j'ai de meilleur en moi... J'ai débattu toute la nuit, vous dis-je. Vers le matin, j'étais si fatigué que je songeais à devancer l'appel de ma classe2 , à m'engager.
Échapper à la question n'est pas la résoudre.
C'est ce que je me suis dit, et que cette question, pour être ajournée, ne se poserait que plus gravement après mon service. Alors je suis venu vous trouver pour écouter votre conseil.
Je n'ai pas à vous en donner. Vous ne pouvez trouver ce conseil qu'en vous-même, ni apprendre comment vous devez vivre, qu'en vivant.
Et si je vis mal, en attendant d'avoir décidé comment vivre?
Ceci même vous instruira. Il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant.
QUESTIONS (10 pts)
1. Reformulez clairement le problème que se pose Bernard. (1 pt)
2. Quels sont les deux engagements auxquels Bernard renonce successivement et pour quelles raisons? (3 pts)
3. De «Hier...» à «celles-là», relevez quatre mots ou expressions comportant des connotations négatives et expliquez votre choix. Quels sont les idéaux que Bernard dévalorise ainsi? (3 pts)
4. Mesurez l'écart entre la situation initiale
et la situation finale en analysant le rôle respectif des deux
interlocuteurs. (3 pts)
Les réponses à ces questions doivent être entièrement
rédigées.
TRAVAIL D'ÉCRITURE
À la question de Bernard: «Et si je vis mal, en attendant d'avoir décidé comment vivre?» Édouard répond: «ceci même vous instruira.» Après avoir expliqué la thèse d'Édouard, vous l'étayerez ou la réfuterez au choix, en utilisant des arguments personnels.