Inde – Pondichéry – Séries technologiques – Juin 1999
Jean Giraudoux, La guerre de Troie n'aura pas lieu (Extrait de l'acte I, scène 6), 1935


Pâris ayant enlevé Hélène, femme de Ménélas (roi grec), les Grecs ont levé une armée : la guerre menace.

PRIAM, HECUBE : roi et reine de Troie.
PÂRIS, HECTOR : leurs fils.
CASSANDRE : leur fille.
ANDROMAQUE : épouse d'Hector
DEMOKOS : poète officiel.




PRIAM – Chères filles, votre révolte (1) même prouve que nous avons raison. Est-il une plus grande générosité que celle qui vous pousse à vous battre en ce moment pour la paix, la paix qui vous donnera des maris veules, inoccupés, fuyants, quand la guerre vous fera d'eux des hommes !...

DEMOKOS – Des héros.

HECUBE. – Nous connaissons le vocabulaire. L'homme en temps de guerre s'appelle le héros. Il peut ne pas en être plus brave, et fuir à toutes jambes. Mais c'est du moins un héros qui détale.

ANDROMAQUE – Mon père, je vous en supplie. Si vous avez cette amitié pour les femmes, écoutez ce que toutes les femmes du monde vous disent par ma voix. Laissez-nous nos maris comme ils sont. Pour qu'ils gardent leur agilité et leur courage, les dieux ont créé autour d'eux tant d'entraîneurs vivants ou non vivants ! Quand ce ne serait que l'orage ! Quand ce ne serait que les bêtes ! Aussi longtemps qu'il y aura des loups, des éléphants, des onces (2), l'homme aura mieux que l'homme comme émule et comme adversaire. Tous ces grands oiseaux qui volent autour de nous, des lièvres dont nous les femmes confondons le poil avec les bruyères, sont de plus sûrs garants de la vue perçante de nos maris que l'autre cible, que le cœur de l'ennemi emprisonné dans sa cuirasse. Chaque fois que j'ai vu tuer un cerf ou un aigle, je l'ai remercié. Je savais qu'il mourait pour Hector. Pourquoi voulez-vous que je doive Hector à la mort d'autres hommes ?

PRIAM – Je ne le veux pas, ma petite chérie. Mais savez-vous pourquoi vous êtes là, toutes si belles et si vaillantes ? C'est parce que vos maris et vos pères et vos aïeux furent des guerriers. S'ils avaient été paresseux aux armes, s'ils n'avaient pas su que cette occupation terne et stupide qu'est la vie se justifie soudain et s'illumine par le mépris que les hommes ont d'elle, c'est vous qui seriez lâches et réclameriez la guerre. Il n'y a pas deux façons de se rendre immortel ici-bas, c'est d'oublier qu'on est mortel !

ANDROMAQUE – Oh ! justement, père, vous le savez bien ! Ce sont les braves qui meurent à la guerre. Pour ne pas y être tué, il faut un grand hasard ou une grande habileté. Il faut avoir courbé la tête ou s'être agenouillé au moins une fois devant le danger. Les soldats qui défilent sous les arcs de triomphe sont ceux qui ont déserté la mort. Comment un pays pourrait-il gagner dans son honneur et dans sa force en les perdant tous les deux ?

PRIAM – Ma fille, la première lâcheté est la première ride d'un peuple.

ANDROMAQUE – Où est la pire lâcheté ? Paraître lâche vis-à-vis des autres, et assurer la paix ? Ou être lâche vis-à-vis de soi-même et provoquer la guerre ?

DEMOKOS. – La lâcheté est de ne pas préférer à toute mort la mort pour son pays.

HÉCUBE – J'attendais la poésie à ce tournant. Elle n'en manque pas une.

ANDROMAQUE – On meurt toujours pour son pays ! Quand on a vécu en lui digne, actif, sage, c'est pour lui aussi qu'on meurt. Les tués ne sont pas tranquilles sous la terre, Priam. Ils ne se fondent pas en elle pour le repos et l'aménagement éternel. Ils ne deviennent pas sa glèbe (3), sa chair. Quand on retrouve dans le sol une ossature humaine, il y a toujours une épée près d'elle. C'est un guerrier.

HÉCUBE – Ou alors que les vieillards soient les seuls guerriers. Tout pays est le pays de la jeunesse. Il meurt quand la jeunesse meurt.

DEMOKOS – Vous nous ennuyez avec votre jeunesse. Elle sera la vieillesse dans trente ans.

CASSANDRE – Erreur.

HÉCUBE – Erreur ! Quand l'homme adulte touche à ses quarante ans, on lui substitue un vieillard. Lui disparaît. Il n'y a que des rapports d'apparence entre les deux. Rien de l'un ne continue en l'autre.
Nouveaux éclats de rire des servantes.


1. Révolte : Cassandre et Andromaque ont exprimé leur opposition à la guerre et au départ des hommes au combat. – 2. Once : variété de panthère d'Asie centrale – 3. Glèbe : sol cultivé.




QUESTIONS (10 points)

1. Quel est. le sujet du débat qui oppose les personnages ? Classez-les en deux camps. (2 points)
2. Sur quelle idée essentielle repose l'argumentation de Priam ? Étudiez dans ses deux premières répliques le lexique qu'il associe respectivement à la guerre et à la paix. (3 points)
3. Par quels contre-arguments Andromaque répond-elle à Priam dans sa première réplique "Mon père, je vous en supplie…" ? (3 points)

4. Quels procédés rhétoriques Andromaque utilise-t-elle dans sa deuxième réplique : "Oh justement, père…" ? (2 points)

TRAVAUX D'ÉCRITURE (10 points)

1. Dans un développement composé, vous porterez un jugement sur chacune des deux argumentations présentées : laquelle vous paraît la plus convaincante ? (5 points)

2. Expliquez et justifiez dans un développement argumenté et illustré d'exemples les propos d'Andromaque quand elle dit : " On meurt toujours pour son pays ! Quand on a vécu en lui digne, actif, sage, c'est pour lui aussi qu'on meurt. " (5 points)

N. B. Toutes les réponses doivent être rédigéees.