LAPOUGE Gilles, Pour une littérature voyageuse, "Les timbres-poste
de l'exotisme", éditions Complexe, 1992
Métropole - Séries générales - session de
remplacement 1999
L'exotisme du vingtième siècle est une bête subtile, il faut tendre ses filets assez haut pour l'attraper.
Pour moi, j'obéirais volontiers à quelques règles. La première est celle du non-savoir. Rien n'est plus ennemi du sentiment exotique que l'érudition : préparer un déplacement, lire la notice de l'Encyclopaedia Universalis, le Guide bleu ou des ouvrages d'histoire ou de géographie sur le pays convoité, voilà de quoi je me garderais. Je fais mine que le pays où je débarque a échappé par miracle à toute science. Dans cette direction, je m'avance assez loin. Je rêve d'un livre de voyage qui nous épargnerait non seulement la science de ce pays, mais même la description des paysages surtout dans ce siècle de la photographie. Décrire un pays, c'est le rendre familier, banaliser l'insolite, faire du "même" avec de "l'autre", rapprocher le lointain, supprimer les gouffres. Chateaubriand qui décrit tout le temps laisse filer le lointain comme une passoire laisse passer l'eau. Il nous livre à peine un tombereau de mots du reste admirables. Nicolas Bouvier 1, qui n'utilise presque pas de mots, nous plonge dans de superbes étrangetés. Stevenson 2 qui n'était pas la moitié d'un voyageur a écrit des textes théoriques lumineux contre les descriptions. Voilà la difficulté : enfermer le voyage dans des mots, sans pourtant réduire le mystère du pays visité.
La deuxième règle est la lenteur et l'égarement. Rien n'est plus hostile au voyage que l'avion. Cet engin déteste la patience des choses. Le train même est un peu précipité, haletant, nerveux. Et comme on n'a pas toujours une pirogue ou un cheval sous la main, il faut ruser de manière à soumettre son déplacement à la lente et capricieuse horloge du monde. C'est ici que l'égarement joue son petit rôle. On peut faire l'effort de s'embrouiller dans les routes et de voyager comme un éberlué. Un bon truc est de se tromper de gare, mais sans le faire exprès bien entendu. J'ai réussi ce "coup du roi" une fois, ayant confondu Salzbourg avec une cité sise à dix kilomètres de Salzbourg. À cette époque, je lisais encore les guides et j'ai visité cette petite ville, c'était le soir, en me fiant à une notice touristique sur Salzbourg : un enchantement ! Rien ne correspondait à la description. Une Salzbourg imaginaire, rabougrie et comme fracassée par la nuit, plus belle qu'un désordre, s'était substituée en catimini 3 à la vraie Salzbourg.
En 856, les Vikings du chef danois Bjorn Jarisida sont en Italie. Ils se mettent en tête de piller Rome. Ils se trompent et confondent Rome avec une petite bourgade voisine, Luna. Ils pillent Luna. Jolie prouesse : ils prennent une étable pour un Colisée, une placette pour un Forum et un tas de fumier pour une roche tarpéienne, voilà de grands voyageurs !
Quand on échoue à se tromper de train ou de capitale, du moins doit-on avoir la prudence de ne pas chercher à comprendre le pays où l'on arrive : je ne vais pas dans un pays pour le connaître mais pour l'ignorer un peu mieux, non pour le trouver mais pour le perdre, et me perdre en prime
Ne pas négliger enfin les ressources de l'un des ingrédients essentiels du voyage : l'ennui. Et Dieu sait s'il arrive que l'on s'ennuie en voyage. Je me souviens de soirées terrifiantes dans des petites villes du Congo alors belge ou du Nordeste brésilien. Un autocar vous dépose après une journée de cahots, de paysages idiots et de bruits de ferraille. À toute allure, on entreprend de s'ennuyer. Un bon ennui est celui du petit hôtel dans lequel on est tombé, avec des ampoules électriques jaunâtres, un lit misérable. On se sent seul comme un ver, triste, absurde [...]. Si l'on s'y prend bien, cet ennui-là peut mettre à feu de beaux délires exotiques. On ne sent rien, on ne voit rien, on ne comprend rien. On est seulement loin, loin de tout, loin de chez soi, loin des circuits, loin même de la petite ville endormie où l'on tue le temps, où le temps vous tue. C'est le sommet de l'exotisme. Les mots affluent et ces mots fascinent car ils n'ont rien à dire, rien à décrire, rien à éprouver, rien à sentir. On réside au milieu du vide avec des mots autour de soi. L'ennui, quand il est porté à incandescence, vous ouvre les portes d'or, de corne et de bronze des énigmes du monde. "Pour pouvoir supporter sa vie, dit Nabokov 4, un homme a besoin de connaître des moments de vacuité absolue."
1. N. Bouvier : écrivain suisse contemporain (1929-1998), grand voyageur. 2. Stevenson : essayiste, romancier de langue anglaise et grand voyageur du XIX siècle - 3. en catimini : en cachette. - 4. Nabokov : écrivain contemporain.
Questions (10 points)
1. Analysez la progression argumentative dans le deuxième paragraphe depuis "Je rêve...." jusqu'à " du pays visité". (2 pts)
2. Quelle est la tonalité du quatrième paragraphe ? Justifiez votre réponse. (3 pts)
3. Commentez l'emploi des anaphores depuis "Si l'on s'y prend bien..." à "... rien à sentir."). (2 points)
4. Reformulez les trois "règles" qui, selon
l'auteur, assurent la réussite du voyage. En quoi permettent-elles
de caractériser comme paradoxale l'argumentation de G. Lapouge ?
(3 pts)
Travail d'écriture (10 points)
Vous exposerez, dans un développement argumenté, ce qu'est, pour vous, un voyage réussi.