Polynésie Séries technologiques Juin 1999
Michel Tournier, Préface au numéro du cinquantenaire
Photo-Cinéma Magazine (juin 1971)
Il convient d'abord de dissiper une illusion. Ce n'est pas parce que le cinéma implique la photographie et a été inventé entre un demi-siècle et un siècle plus tard qu'il constitue par rapport à elle un progrès absolu qui ferait de la photographie une technique balbutiante et dépassée. La gravure implique le dessin et lui ajoute une précieuse possibilité de reproduction en un grand nombre d'exemplaires ; elle ne l'a pas "dépassé" et mis hors-jeu, loin de là. Le cinéma n'est pas un perfectionnement de la photographie : c'est autre chose que la photographie. Quoi exactement ?
On pense d'abord au mouvement qui est d'ailleurs dans l'étymologie même, cinématographe vient du grec kinema, mouvement, et graphein, écrire. Mais il faut aussitôt nuancer, car on peut filmer un paysage, une personne immobile, etc. Et inversement, nul ne pourrait dire que l'image photographique est forcément celle d'un objet ou d'un sujet immobile. Un coureur photographié à l'instant où il franchit la ligne d'arrivée est "pris" en plein mouvement ; mieux : l'impression d'effort dynamique que donne sa photographie est incomparablement plus grande que celle qui se dégagera du film cinématographique de cette même arrivée. Voilà qui donne à réfléchir.
La vérité, c'est que la photographie et le cinéma traduisent le mouvement chacun à leur manière, chacun selon des modes d'expression diamétralement opposés. Le cinéma nous le restitue tel que, dans l'enchaînement de toutes ses phases, selon une sensation continue ; la photographie nous en offre un condensé brutal. Le cinéma étend le mouvement dans le temps ; la photographie le comprime dans l'instant. Ce mot de "comprimé" est précieux parce qu'il nous suggère justement l'image d'un ressort comprimé, et c'est bien cela en vérité une photographie.
C'est un ressort qui n'attend que d'être touché par notre regard pour se détendre... dans notre esprit, lequel recrée instantanément les phases antérieures et les phases postérieures du mouvement. Ce coureur qui franchit la ligne d'arrivée le torse bombé au maximum pour tenter de toucher le fil une fraction de seconde avant les autres, la tête rejetée en arrière, les jambes désunies parce que la course est terminée et qu'on ne leur demande plus que de porter encore quelques mètres le corps disloqué par l'épuisement la photographie nous oblige impérieusement à l'imaginer avant l'arrivée dans son rythme soutenu, puis après l'effort, titubant hors de la piste, soutenu par un compagnon, s'écroulant sur la pelouse du stade. Tout cela, le cinéma nous le donnera ; il l'offrira à nos yeux comme sur un plateau. L'amateur de sport qui veut des faits y trouvera davantage son compte. Mais l'artiste préfère qu'on lui laisse créer lui-même un halo d'implications autour d'une donnée visuelle unique. Il y a une passivité dans le spectateur d'un film au cinéma passivité soulignée et aggravée par l'obscurité de la salle de projection, l'obligation de demeurer vissé dans un fauteuil, tout le côté hypnotique de la séance qui rebute certains esprits jaloux de leur autonomie. Ceux-là préféreront toujours la photographie que l'on possède non seulement matériellement, sur le mur de sa chambre ou dans son portefeuille, mais aussi imaginairement en la chargeant de tout ce qu'elle évoque pour nous au cinéma qui possède, qui vous cloue, qui vous endort et qui vous impose une sorte de rêve éveillé.
Questions (10 points)
1. Reformulez la thèse de M. Tournier dans le
premier paragraphe. (2 points)
2. Sur quel paradoxe repose l'argumentation du deuxième
paragraphe ? (3 points)
3. Analysez la progression de l'argumentation dans les deux derniers paragraphes
(de "La vérité
" à la fin). (3
points)
4. L'image du coureur est utilisée deux fois dans le texte. Analysez
et comparez ces deux emplois. (2 points)
Travail d'écriture (10 points)
Dans ce texte, M. Tournier exprime ouvertement sa préférence pour la photographie. Imaginez la réponse d'un amateur de cinéma défendant sa passion.