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technologiques Juin 1999
Voltaire, Jeannot et Colin, l764, Éditions Garnier
Monsieur et Madame de La Jeannotière, nobles de fraîche date et arrivés depuis peu à Paris, souhaitent donner à leur fils, le petit marquis de La Jeannotière, une instruction qui convienne à son rang. Un gouverneur (c'est-à-dire un précepteur) et un auteur sont consultés.
Monsieur voulait que son fils apprît le latin, madame ne le voulait pas. Ils prirent pour arbitre un auteur qui était célèbre alors par des ouvrages agréables. Il fut prié à dîner. Le maître de la maison commença par lui dire d'abord : "Monsieur, comme vous savez le latin, et que vous êtes un homme de la cour. Moi, monsieur, du latin ! je n'en sais pas un mot, répondit le bel esprit, et bien m'en a pris ; il est clair qu'on parle beaucoup mieux sa langue quand on ne partage pas son application entre elle et les langues étrangères. Voyez toutes nos dames, elles ont l'esprit plus agréable que les hommes ; leurs lettres sont écrites avec cent fois plus de grâce ; elles n'ont sur nous cette supériorité que parce qu'elles ne savent pas le latin.
Eh bien ! n'avais-je pas raison ? dit madame. Je veux que mon fils soit un homme d'esprit, qu'il réussisse dans le monde ; et vous voyez bien que, s'il savait le latin, il serait perdu. Joue-t-on, s'il vous plaît, la comédie et l'opéra en latin ? Plaide-t-on en latin quand on a un procès ? Fait-on l'amour en latin (l) ?" Monsieur, ébloui de ces raisons, passa condamnation (2), et il fut conclu que le jeune marquis ne perdrait point son temps à connaître Cicéron, Horace et Virgile. "Mais qu'apprendra-t-il donc ? car encore faut-il qu'il sache quelque chose ; ne pourrait-on pas lui montrer un peu de géographie ? À quoi cela lui servira-t-il ? répondit le gouverneur. Quand monsieur le marquis ira dans ses terres, les postillons (3) ne sauront-ils pas les chemins ? ils ne l'égareront certainement pas. On n'a pas besoin d'un quart de cercle pour voyager, et on va très commodément de Paris en Auvergne, sans qu'il soit besoin de savoir sous quelle latitude on se trouve.
Vous avez raison, répliqua le père ; mais j'ai entendu parler d'une belle science qu'on appelle, je crois, l'astronomie. Quelle pitié ! repartit le gouverneur ; se conduit-on par les astres dans ce monde ? et faudra-t-il que monsieur le marquis se tue à calculer une éclipse, quand il la trouve à point nommé dans l'almanach, qui lui enseigne de plus les fêtes mobiles, l'âge de la lune, et celui de toutes les princesses de l'Europe ?"
Madame fut entièrement de l'avis du gouverneur. Le petit marquis était au comble de la joie ; le père était très indécis. "Que faudra t-il donc apprendre à mon fils ? disait-il À être aimable, répondit l'ami (4) que l'on consultait ; et s'il sait les moyens de plaire, il saura tout : c'est un art qu'il apprendra chez madame sa mère, sans que ni l'un ni l'autre se donnent la moindre peine."
Madame, à ce discours, embrassa le gracieux ignorant, et lui dit : "On voit bien, monsieur, que vous êtes l'homme du monde le plus savant ; mon fils vous devra toute son éducation : je m'imagine pourtant qu'il ne serait pas mal qu'il sut un peu d'histoire. Hélas ! madame, à quoi cela est-il bon ? répondit-il ; il n'y a certainement d'agréable et d'utile que l'histoire du jour. Toutes les histoires anciennes, comme le disait un de nos beaux esprits, ne sont que des fables convenues ; et pour les modernes, c'est un chaos qu'on ne peut débrouiller. Qu'importe à monsieur votre fils que Charlemagne ait institué les douze pairs de France, et que son successeur ait été bègue.
Rien n'est mieux dit ! s'écria le gouverneur : on étouffe l'esprit des enfants sous un amas de connaissances inutiles ; mais de toutes les sciences la plus absurde, à mon avis, et celle qui est la plus capable d'étouffer toute espèce de génie, c'est la géométrie. Cette science ridicule a pour objet des surfaces, des lignes, et des points, qui n'existent pas dans la nature. On fait passer en esprit cent mille lignes courbes entre un cercle et une ligne droite qui le touche, quoique dans la réalité on n'y puisse pas passer un fétu. La géométrie en vérité, n'est qu'une mauvaise plaisanterie."
Monsieur et madame n'entendaient pas trop ce que le gouverneur voulait dire ; mais ils furent entièrement de son avis.
1. Faire l'amour : faire la cour 2. Passer condamnation : reconnaître ses torts. 3. Postillons : cochers 4. "l'ami" et "le gracieux ignorant" désignent l'auteur évoqué à la ligne 2.
Questions (10 points)
1. Quels sont les expressions et les procédés de distanciation qui permettent d'apprécier la position du narrateur à l'égard des arguments énumérés ? Quel est le ton de la conclusion (deux dernières lignes) ? (5 points)
2. Dans le premier paragraphe de "il est clair..." à "elles ne savent pas le latin " : distinguez la thèse, l'argument et l'exemple. (2 points)
3. Comparez, dans le deuxième paragraphe, les questions que pose madame de La Jeannotière à celles que pose son mari (Mais qu'apprendra-t-il ). La forme interrogative a-t-elle la même fonction dans les deux cas ? Donnez au moins un autre exemple, dans la suite du texte, pour illustrer ces deux types d'interrogation. (3 points)
Travaux d'écriture (10 points)
1. Resté seul après cette discussion, monsieur de La Jeannotière évalue, en son for intérieur, les arguments qu'il vient d'entendre et prend une décision. En une dizaine de lignes, imaginez ses réflexions. (3 points)
2. "On étouffe l'esprit des enfants sous un amas de connaissances inutiles" s'écrie le gouverneur. Soutiendrait-il, selon vous, la même opinion aujourd'hui ? Justifiez votre réponse en vous appuyant sur des exemples précis. (7 points)