Sujet proposé dans les Annales zéro - Toutes séries
Jean Giono, «Il est évident»
dans La Chasse au bonheur,1988.
Giono vient de dénoncer les formes artificielles du pittoresque touristique. Il aborde celle qui lui paraît la seule authentique.
Reste l'autre forme de pittoresque. Il est fait de mesure et de subtilité (c'est le contraire du précédent). C'est un paysage dans lequel on est heureux, parce que la gamme des couleurs est accordée d'une façon tendre et affectueuse, parce que les lignes organisent une architecture harmonieuse qu'il est agréable d'habiter. C'est le plus admirable des pittoresques. Il peut s'étendre sur toute la surface d'un pays. Il n'est plus cantonné dans un endroit précis au-delà des frontières duquel la banalité sévit, mais il recouvre de vastes étendues, s'organisant dans la diversité, si bien que tous les horizons proposent des variations infinies du bonheur de vivre. Les plaines se mêlant aux collines, les collines aux montagnes, les vallées aux vallons, les fleuves aux mers, les prés aux forêts, les labours aux palus, les landes et les guérets aux déserts. C'est de toute évidence le pittoresque le plus efficace (sur le plan de l'argent, bien entendu, puisque c'est celui qui touche le plus de gens, que c'est sur celui-là qu'on jugera si nous sommes «modernes», ou si nous ne sommes que vieilles ganaches rétrogrades, et surtout parce que c'est seulement si nous parlons d'argent qu'on nous écoutera, et que nous avons peut-être une chance de sauver ce qui doit être sauvé). Le plus efficace sur le plan de l'argent, car c'est tout un pays qui, par sa qualité, attire et retient. Il n'a plus qu'à se laisser vivre. S'il est assez intelligent pour garder intact son patrimoine de beauté. Car cette beauté ne tient qu'à un fil. Rien de plus facile à détruire qu'une harmonie, il suffit d'une fausse note.
Il m'a fallu, il y a quelques années, discuter pendant des mois avec un maire, pas plus bête qu'un autre maire, pour essayer de lui faire comprendre qu'une prairie (qu'on voyait des portes de sa cité), dans laquelle il brûlait d'«implanter» je ne sais plus quel silo ou quelle coopérative, avait une couleur verte bien plus importante sur le plan local que le silo ou la coopérative. C'était l'évidence même: les horizons d'Alpes, les collines couvertes de chênes blancs, le déroulement d'un plateau couvert d'amandiers qui entouraient ce petit bourg aimé des touristes de passage, ne prenaient leur valeur et leur qualité que par rapport à cette admirable tache de vert de la prairie. Quoi qu'on fasse à ce vert, l'abolir ou simplement le réduire, c'était tout détruire. Le maire susdit me traita de poète, ce qui, chez certains imbéciles, est la marque du mépris le plus amical et le plus condescendant. Il «implanta» son silo ou sa coopérative aux applaudissements de tout le monde. Un an après, ils déchantaient tous, et en particulier les hôteliers de la région. «Les gens ne s'arrêtent plus, disaient-ils. Ils passent, jettent un coup d'oeil et s'en vont.» C'est qu'on ne tient pas à avoir un silo ou une coopérative sous les yeux. C'est que ces constructions, au surplus modernes, ne contribuent pas au bonheur de vivre. Ceci se passait il y a cinq ans. Aujourd'hui, il n'y a plus un seul hôtel dans la cité dont je parle. Mais bien entendu, pas un de ces pauvres gens ne voudra croire à la vertu du simple vert de la prairie.
La bêtise et l'absence de goût ne sont pas les seuls ennemis des beaux paysages, il y a aussi ce qu'on est convenu d'adorer sous le nom général de science. Il suffit de quelques pylônes «judicieusement» placés pour détruire toute beauté, qu'elle soit subtile ou plantureuse. Il est à remarquer que les pylônes sont toujours «judicieusement» placés. Ils sont toujours au «beau milieu». Et là, rien à faire! Qu'il soit clair, qu'il soit manifeste qu'on est en train de détruire un héritage de grande valeur, on vous répondra: «c'est le progrès!»
Eh bien non, ce n'est pas le progrès. Il n'est pas vrai que quoi que ce soit puisse progresser en allant de beauté en laideur. Il n'est pas vrai que nous n'ayons besoin que d'acier bien trempé, d'automobiles, de tracteurs, de frigidaires, d'éclairage électrique, d'autoroutes, de confort scientifique. Je sais que tous ces robots facilitent la vie, je m'en sers moi-même abondamment, comme tout le monde. Mais l'homme a besoin aussi de confort spirituel. La beauté est la charpente de son âme. Sans elle, demain, il se suicidera dans les palais de sa vie automatique.
QUESTIONS (10 points)
1. Sur quel argument Giono fonde-t-il la défense du pittoresque qui a sa préférence? Dans quelle mesure cet argument peut-il être considéré comme paradoxal? (3 pts)
2. Comment, dans le deuxième paragraphe, Giono donne-t-il du poids à sa thèse? (4 pts)
3. Sur quel argument à valeur générale débouche la réflexion de l'auteur sur le pittoresque? Quelle formule vous semble particulièrement frappante à cet égard et pourquoi? (3 pts)
TRAVAIL DÉCRITURE (10 points)
Vous direz, dans un développement composé et argumenté, s'il vous semble justifié que l'on puisse opposer la beauté au progrès.