Étranger - Groupe II - Séries technologiques - Juin 1997
Albert Jacquard, Moi et les autres,
1983
Les deux textes suivants ouvrent et ferment le petit livre d'Albert Jacquard: Moi et les Autres, initiation à la génétique. Éditions du Seuil, coll. Virgule - 1983
Texte d'introduction
Moi, je n'suis pas comme les autres,
Ce sont eux qui me l'ont dit.
Mais ça n'est pas de ma faute,
Ils m'ont dit cela aussi...
Anne SYLVESTRE
La Chanson de toute seule
«Moi, je n'suis pas comme les autres.» Faut-il, comme dans la chanson d'Anne Sylvestre, que les autres nous le disent pour que nous le constations?
À partir d'un bébé inconscient, inachevé, nous avons été peu à peu fabriqués par tous les apports de notre entourage. Faisant flèche de tout bois, ventre de toute nourriture, nous nous sommes développés sans souci, à l'aveuglette, gavés de bouillie, de conseils, de bandes dessinées, d'affection, de réprimandes et de télé.
Vient l'âge où nous nous regardons: cet être que je suis devenu, qui est-il? Que vaut-il? Nous interrogeons le regard des autres, et nous avons peur; car ce regard trop souvent nous transperce sans nous voir (suis-je si inexistant?) ou se charge d'ironie sinon de mépris (suis-je si ridicule?). Nous interrogeons les miroirs, et nous sommes déçus, car la réponse est rarement enthousiasmante. Nous interrogeons l'école, et nous ne sommes guère comblés, car elle nous apparaît comme une vaste machine plus préoccupée de nous rendre conformes aux normes imposées que de s'intéresser à chacun de nous.
Est-ce que je suis beau? Est-ce que je suis intelligent?
À ces deux questions lancinantes, la réponse est «pas comme les autres». Mais moins bien»? ou «mieux»? Si nous croyons «moins bien», nous nous désolons, nous nous soumettons, et acceptons peu à peu la fatalité d'un destin médiocre. Si au contraire, nous nous persuadons de «mieux», nous nous glorifions, cherchons à dominer, et nous nous détruisons finalement nous-même en laissant pénétrer en nous ces deux poisons: le désir du pouvoir et le mépris des autres.
N'y aurait-il donc pas de bonne réponse?
Non, il n'y a pas de bonne réponse, car la question même n'a pas de sens. Elle repose sur une erreur logique: remplacer «différent» par «inférieur» ou «supérieur».
Il ne s'agit pas de nier les différences; mais de s'en enrichir, de s'en enchanter, et pour cela de les regarder en face, d'en préciser la nature, et d'en comprendre l'origine.
«Moi, je n'suis pas comme les autres.» Bien
sûr, car mon patrimoine génétique, fruit d'une double
loterie, est unique; unique aussi l'aventure que jai vécue.
Ce que jai en commun avec tous les autres est le pouvoir, à
partir de ce que j'ai reçu, de participer à ma propre
création.
Encore faut-il qu'on me laisse faire.
Merci, mes parents, dont l'ovule et le spermatozoïde contenaient toutes
les recettes de fabrication des substances qui me constituent.
Merci, ma famille, pour la nourriture, la chaleur, laffection, qui
m'ont permis de grandir et de me structurer.
Merci, mes maîtres, qui m'ont transmis les connaissances lentement
accumulées par l'humanité depuis qu'elle interroge l'univers.
Merci, vous qui m'avez aimé, de votre irremplaçable amour.
Mais c'est à moi d'achever l'ouvrage, à moi
de poser la poutre faîtière. Oubliez celui que vous auriez voulu
que je sois. Je n'ai pas à réaliser le rêve que vous
aviez fait pour moi; ce serait trahir ma nature d'homme. Pour que je sois
vraiment un homme, vous me devez un dernier cadeau: la liberté de
devenir celui que je choisis d'être.
QUESTIONS (10 points)
1. Quel est le sujet développé ici? Quelle est la thèse de lauteur? (3 pts)
2. Dans le texte de conclusion, caractérisez une figure d'insistance et dites quelle est sa valeur. (2 pts)
3. Montrez ce qui dans l'organisation, la construction des phrases et le cheminement de la pensée est caractéristique d'une introduction d'une part, et d'une conclusion d'autre part. (3 pts)
4. Expliquez l'expression «poutre faîtière» et justifiez la figure de style employée ici. (2 pts)
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)
Dans un développement construit, vous direz, en fonction de votre expérience personnelle, dans quelle mesure l'école vous apparaît comme «une vaste machine plus préoccupée de nous rendre conformes aux normes imposées que de s'intéresser à chacun de nous».