Sujets proposés dans les Annales zéro, Toutes séries
Jean Lacouture, Le Courrier de l'UNESCO,1990.

      En apparence, l'objectif est clair, autant que le serment d'Hippocrate1: dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité, comme le témoin devant le tribunal. Mais à ce témoin, le président du jury ne demande que la vérité qui lui a été humainement perceptible, celle qu'il a pu appréhender en un certain lieu, à une certaine heure, relativement à certaines personnes. Au journaliste est demandée une vérité plus ample, complexe, démultipliée.

      En rentrant de déportation, Léon Blum, qui avait été longtemps journaliste, déclarait devant ses camarades qu'il savait désormais que la règle d'or de ce métier n'était pas «de ne dire que la vérité, ce qui est simple, mais de dire toute la vérité, ce qui est bien plus difficile». Bien. Mais qu'est-ce que «toute la vérité», dans la mesure d'ailleurs où il est possible de définir «rien que la vérité»?

      La révolution roumaine de décembre 1989 vient de poser, de crier ce type de problème avec une violence suffocante. On sait à quel point la «vérité» fut, en l'occurrence, malmenée, et sous sa forme apparemment la plus simple, celle des chiffres. L'intoxication qui a fait dérailler une grande partie des médias internationaux a donné lieu aux analyses les plus fines – notamment celle de Jean-Claude Guillebaud qui a su saluer l'admirable retenue d'une journaliste belge, Colette Braekman, osant publier ces mots en apparence infamants: «je n'ai rien vu à Timisoara.»2

      «Je n'ai rien vu» ne signifie certes pas «il ne s'est rien passé». Mais c'est à partir de cette formule anathème3 à tout professionnel de la communication, et qui devrait être enseignée comme un modèle absolu dans toutes les écoles de journalisme, que se définit et s'exerce la conscience journalistique, le rapport entre le vrai et le vu, le véritable et le vérifié – antithèse et synonyme à la fois du «toute la vérité» de Blum: toute cette ration de vérité que vous pouvez appréhender.

      L'interrogation du journaliste ne porte pas seulement sur la part de vérité qui lui est accessible, mais aussi sur les méthodes pour y parvenir, et sur la divulgation qui peut être faite.

Le journaliste dit «d'investigation» est à l'ordre du jour. Il est entendu aujourd'hui que tous les coups sont permis. Le traitement par deux grands journalistes du Washington Post de l'affaire du Watergate4 a donné ses lettres de noblesse à un type d'enquête comparable à celle que pratiquent la police et les services spéciaux à l'encontre des terroristes ou des trafiquants de drogue.

      S'insurger contre ce modèle, ou le mettre en question, ne peut être le fait que d'un ancien combattant cacochyme5, d'un reporter formé par les Petites soeurs des pauvres. L'idée que je me suis faite de ce métier me détourne d'un certain type de procédures, de certaines interpellations déguisées, et je suis de ceux qui pensent que le journalisme obéit à d'autres règles que la police ou le contre-espionnage. Peut-être ai-je tort.

      Mais c'est la pratique de la rétention6 de l'information qui défie le plus rudement la conscience de l'informateur professionnel. Pour en avoir usé (et l'avoir reconnu...) à propos des guerres d'Algérie et du Vietnam, pour avoir cru pouvoir tracer une frontière entre le communicable et l'indicible, pour m'être érigé en gardien «d'intérêts supérieurs» à l'information, ceux des causes tenues pour «justes», je me suis attiré de rudes remontrances. Méritées, à coup sûr, surtout si elles émanaient de personnages n'ayant jamais pratiqué, à d'autres usages, de manipulations systématiques, et pudiquement dissimulées.

      La loi est claire: «rien que la vérité, toute la vérité», mais il faut la compléter par la devise que le New York Times arbore en manchette: «All the news that's fit to print», toutes les nouvelles dignes d'être imprimées. Ce qui exclut les indignes – c'est-à-dire toute une espèce de journalisme et, dans le plus noble, ce dont la divulgation porte indûment atteinte à la vie ou l'honorabilité de personnes humaines dont l'indignité n'a pas été établie.

Connaissant ces règles, le journaliste constatera que son problème majeur n'a pas trait à l'acquisition mais à la diffusion de sa part de vérité, dans ce rapport à établir entre ce qu'il ingurgite de la meilleure foi du monde, où abondent les scories et les faux-semblants, et ce qu'il régurgite. La frontière, entre les deux, est insaisissable, et mouvante. Le filtre, de ceci à cela, est à sa conscience, seule.


1. Serment par lequel les médecins s'engagent à respecter les obligations morales de leur profession - 2. ville où l'on fit croire à la presse internationale qu'avait eu lieu un massacre - 3. sacrilège aux yeux de... - 4. affaire d'espionnage politique qui entraîna la démission du président Nixon en 1974 - 5. en mauvaise santé - 6. le fait ne de pas diffuser

QUESTIONS

1) Étudiez le rôle de la conjonction «mais» dans l'argumentation à la deuxième ligne et au début du huitième paragraphe et précisez sa signification dans l'un et l'autre cas (2 points)

2. Quel est le point de vue de l'auteur sur le journalisme «d'investigation» et comment le présente-t-il? (3 pts)

3. Expliquez et appréciez du point de vue de l'argumentation l'image contenue dans la dernière phrase.(2 pts)

4. Quels sont les trois problèmes qui, selon Jean Lacouture, se posent au journaliste et quelle importance l'auteur accorde-t-il à chacun d'eux? (3 pts)

TRAVAUX D'ÉCRITURE (10 pts)

Dans quelle mesure partagez-vous le point de vue de J. Lacouture lorsqu'il estime que le journaliste doit s'imposer des limites dans l'exercice de son métier?
En une page environ, vous présenterez sur cette question une réflexion ordonnée et argumentée.