Polynésie - Séries générales - Septembre 1996
Félicien Marceau, Le Roman en liberté, Gallimard, 1978.

      Que tout écrit soit témoignage, cela est bien évident. Que le romancier soit un témoin, et particulièrement un témoin de son temps, cela est évident aussi – et on voit même mal comment il pourrait ne pas l'être. Certes, si Balzac a pu écrire : «Grâce au soin qu'il (l'auteur) a eu, peut être saura-t-on, en 1850, comment était le Paris de l'Empire» (Préface à Une fille d’Ève), on imagine moins bien Nathalie Sarraute1 en disant autant d'elle et de la cinquième République. Pourtant, à sa manières et ne serait-ce que par son écriture, par le langage qu'elle utilise ou qu'elle reproduit, elle témoigne aussi. Le roman n'est pas seulement recours au langage et, par là même, description d'un temps. Par quoi apparaissent déjà deux des faces de ce témoignage : le romancier témoigne sur l'époque qu'il décrit, mais, plus encore, il témoigne sur l'époque où il écrit.

      Pourtant cette notion de témoignage appelle quelques réserves. Et particulièrement que (une fois de plus) l’attention est attirée ici plus sur la chose regardée que sur le regard. On imagine mal un président de tribunal écoutant patiemment un témoignage qui n'intéresserait pas la Cour on l'imagine plus mal encore renvoyant un témoin parce qu'il s'exprime avec gaucherie. Or, dans le roman, ces deux péripéties sont constantes. Même si, a priori, son sujet nous intéresse, nous pouvons très bien abandonner un roman à la page dix si sa forme nous rebute. En revanche, nous pouvons très bien, dans un roman, nous intéresser à des gens dont les équivalents dans la vie ne nous intéresseraient pas du tout. Je connais des Monsieur Homais2 : dans la vie, je m'en écarte avec soin. Je connais des Madame Verdurin2 : la seule idée d'aller passer une heure à leurs raouts3 me fait me réveiller la nuit en poussant des cris d'épouvante. Je connais des cousine Bette2 : je cours encore. D'où vient alors que, dans les romans où ces différents personnages figurent, je les retrouve avec tant de bonheur. et j'écoute si volontiers leurs propos? Il s'agit là d'ailleurs du phénomène constant de l'œuvre d'art. J'ai déjà invoqué Cézanne4 et ses trois pommes. Pourquoi pouvons-nous passer un quart d'heure à béer d'admiration devant ces trois pommes ou devant une maison de la rue Lepic peinte par Utrillo4 alors que ces mêmes trois pommes dans notre salle à manger ou cette même rue Lepic lorsque nous y passons ne nous arrachent pas un regard? De toute évidence, c'est que, dans ces pommes, dans cette rue Lepic, dans cette Verdurin, dans cette cousine Bette, l'artiste a vu et exprimé quelque chose que nous n'avons pas été capables de voir, un sens, une beauté, un comique, un pathétique qui nous échappaient, et qui peut-être même n'y étaient pas – qui n'étaient que chez lui, chez le peintre ou le romancier.

      D’autre part, si un témoin réussit à m'intéresser à quelque chose, mon mouvement naturel sera de me mettre en quête d'autres témoignages sur le même sujet. En matière de livres, c'est ce qui m'arrivera si je lis un manuel botanique. C'est ce qui m'arrivera probablement aussi si je lis une histoire d'Élisabeth d'Angleterre. Je dis : probablement, car ici un autre mouvement s'amorce et je peux aussi, séduit par le talent de l'historien, chercher un autre livre de lui sur un tout autre sujet. Mais cela ne m'arrivera certainement pas pour un roman. Si je lis, par exemple, Le Vice-Consul de Marguerite Duras1, et que l'ouvrage me séduise, je ne vais pas me précipiter chez le libraire pour lui demander un autre roman sur les us et coutumes des vice-consuls. J'irai plutôt lui demander un autre roman de M. Duras. D'où il apparaît que le témoignage d'un romancier ne nous intéresse que dans la mesure où c'est lui qui dépose. Cela en fait déjà un témoin assez particulier.


1. N. Sarraute, M. Duras : romancières contemporaines. - 2. M. Homais, Mme Verdurin, la Cousine Bette : personnages de romans (de Flaubert, Proust et Balzac). - 3. Raouts : Réunions mondaines. - 4. Cézanne, Utrillo : peintres modernes.


QUESTIONS (10 points)

1. Quelle est la conclusion à laquelle veut aboutir l'auteur? Par quelles étapes successives le raisonnement parvient-il à imposer la conviction? (4pts)

2. Quelles places occupent respectivement les exemples historiques et les exemples littéraires dans le déroulement de la démonstration? À partir de cette observation, essayez d'identifier les démarches argumentatives adoptées par l'auteur. (3 pts)

3. Expliquez l'emploi des pronoms personnels différents dans le deuxième paragraphe : qui désignent-ils? Quelle est leur valeur? Dans ce même paragraphe, quelle est la valeur des phrases à la forme interrogative? (3 pts)
Vos réponses seront rédigées.

TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)

Selon F. Marceau, ce qui nous intéresse dans une œuvre d'art, c'est que «l’artiste a vu et exprimé quelque chose que nous n'avons pas été capables de voir». Dans un développement composé illustré d 'exemples précis tirés de vos connaissances littéraires et artistiques, vous tenterez d’étayer cette thèse.