Sportifs de haut niveau, 1996
MARIVAUX, Le Spectateur
français, 1721-1724.
Marivaux ne fut pas seulement auteur de romans et de comédies, il a laissé également une abondante oeuvre journalistique. Il édita trois journaux, dont Le Spectateur Français (1721 - 1724). Voici un extrait du Spectateur français.
Je mamusais lautre jour dans la boutique dun libraire, à regarder des livres; il y vint un homme âgé, qui, à la mine, me parut homme desprit grave; il demanda au libraire, mais dun air de bon connaisseur, sil navait rien de nouveau. Jai le Spectateur, lui répondit le libraire. Là-dessus mon homme mit la main sur un gros livre, dont la reliure était neuve, et lui dit: Est-ce cela? Non, monsieur, reprit le libraire, le Spectateur ne paraît que par feuille, et le voilà. Fi! repartit l'autre, que voulez-vous qu'on fasse de feuilles-là? Cela ne peut être rempli que de fadaises, et vous êtes bien de loisir1, d'imprimer de pareilles choses.
Lavez-vous lu, ce Spectateur? lui dit le libraire. Moi! le lire, répondit-il; non, je ne lis que du bon, du raisonnable, de l'instructif, et ce qu'il me faut nest pas dans vos feuilles. Ce ne sont ordinairement que de petits ouvrages de jeunes gens qui ont quelque vivacité d'écolier, quelques saillies2 plus étourdies que brillantes, et qui prennent les mauvaises contorsions de leur esprit pour des façons de penser légères, délicates et cavalières. Je n'en veux point, mon cher; je ne suis point curieux d'originalités puériles.
En effet, je suis du sentiment de Monsieur, dis-je alors, en me mêlant de la conversation; il parle en homme sensé. Pures bagatelles que des feuilles! La raison, le bon sens et la finesse peuvent-ils se trouver dans si peu de papier? Ne faut-il pas un vaste terrain pour les contenir? Un bon esprit s'avisa-t-il jamais de penser et d'écrire autrement qu'en gros volumes? Jugez de quel poids peuvent être des idées enfermées dans une feuille d'impression que vous allez soulever d'un souffle! Et quand même elles seraient raisonnables, ces idées, est-il de la dignité d'un personnage de cinquante ans, par exemple, de lire une feuille volante, un colifichet? Cela le travestit en petit jeune homme, et déshonore sa gravité; il déroge3. Non, à cet âge-là, tout savant, tout homme d'esprit ne doit ouvrir que des in-folio, de gros tomes respectables par leur pesanteur, et qui, lorsqu'il les lit, le mettent en posture décente; de sorte qu'à la vue du titre seul, et retournant chaque feuillet du gros livre, il puisse se dire familièrement en lui-même: Voilà ce qu'il faut à un homme aussi sérieux que moi, et d'une aussi profonde réflexion. Là-dessus il se sent comme entouré d'une solitude philosophique, dans laquelle il goûte en paix le plaisir de penser qu'il se nourrit d'aliments spirituels, dont le goût n'appartient qu'aux raisons graves. Eh bien, monsieur, qu'en dites-vous? N'est-ce pas là votre pensée?
Ce discours surprit un peu mon homme. Il ne savait s'il devait se fâcher ou se taire; je ne lui donnai pas le temps de se déterminer. Monsieur, lui dis-je encore, en lui présentant un assez gros livre que je tenais, voici un Traité de morale. Le volume n'est pas extrêmement gros, et à la rigueur on pourrait le chicaner sur la médiocrité de sa forme; mais je vous conseille pourtant de lui faire grâce en faveur de sa matière; c'est de la morale, et de la morale déterminée, toute crue. Malepeste4! vous voyez bien que cela fait une lecture importante, et digne du flegme d'un homme sensé; peut-être même la trouverez-vous ennuyeuse, et tant mieux! À notre âge, il est beau de soutenir l'ennui que peut donner une matière naturellement froide, sérieuse, sans art, et scrupuleusement conservée dans son caractère. Si l'on avait du plaisir à la lire, cela gâterait tout. Voilà une plaisante morale que celle qui instruit agréablement! Tout le monde peut s'instruire à ce prix-là, ce n'est pas là de quoi l'homme raisonnable doit être avide; ce n'est pas tant l'utile qu'il faut, que l'honneur d'agir en homme capable de se fatiguer pour chercher cet utile, et la vaste sécheresse d'un gros livre fait justement son affaire.
Chacun a son goût, et je vois bien que vous n'êtes pas du mien, me dit alors le personnage qui se retira mécontent et décontenancé, et que peut-être notre conversation réconciliera dans la suite avec les brochures; si ce n'est avec les miennes, qui peuvent ne le pas mériter, ce sera du moins avec celles des autres.
QUESTIONS (10 points)
1. Analysez précisément les raisons pour lesquelles 1'«homme âgé» refuse de lire Le Spectateur. (3 pts)
2. Où perçoit-on lironie dans le troisième paragraphe?
3. Quapporte à largumentation de Marivaux la forme dialoguée?
TRAVAIL DÉCRITURE (10 points
Un sujet grave et sérieux peut-il être traité sur le mode plaisant? Pour argumenter, vous vous référerez à des exemples précis.