Groupe III - Juin 1996 - Séries générales
Jean Rostand,
VIII. De la technique
Réponse1 du biologiste Jean Rostand au discours de Louis Armand:réception de Louis Armand à l'Académie française, le 19 mars 1964.
[...] Certes, il n'est plus aujourd'hui personne pour dire, avec Emerson 2 que l'invention technique est inutile aux élites et périlleuse pour les masses, ou, avec le sage chinois, que les techniciens ont pourri le coeur des hommes. Aux innovations qu'on nous présente, nous n'avons garde d'opposer le puéril misonéisme d'un Ruskin3 qui, pour narguer les locomotives, se promenait en calèche le long des voies ferrées, ou de ce membre de l'Institut qui ne voulait pas qu'on distribuât l'eau aux Parisiens sous prétexte que «l'usage des thermes à Rome fut le germe de la décadence »!
Mais, pour être plus nuancée, l'opposition à la technique n'en est pas moins ferme en beaucoup d'esprits.
On lui fait grief de dépersonnaliser l'homme, de l'humilier en le faisant rivaliser avec la machine, de le dépayser en substituant un monde d'artifice au monde naturel, de le dégrader en l'invitant à croire que le progrès consiste d'abord aux gains matériels. On lui reproche de créer des besoins factices, de multiplier les tentations et les diversions médiocres. On dénonce, avec Georges Duhamel, l'ambiguïté de ses dons, l'impureté de ses services; on gémit, avec René Laforgue, de voir s'instaurer un culte du robot qui nuit à l'épanouissement de l'âme. Sans parler de ceux qui prophétisent l'heure où l'homme succomberait à la satiété de l'omnipotence 4, et de ceux qui s'épouvantent de voir, par la biologie, l'homme tomber à la merci de l'homme...
Bientôt n'allons-nous pas en effet disposer de tels moyens d'action sur la matière vivante que la seule pensée d'en user nous donne le vertige? Au seuil du «meilleur des mondes », nous voici au point de commander à l'hérédité, d'altérer le fonds génétique de l'espèce, d'intervenir dans les faits de sensibilité, de mémoire, de pensée. Demain, l'homo biologicus sujet et objet tout ensemble ne pourra se soustraire à l'atteinte de ses propres pouvoirs. Que fera-t-il de soi? À l'image de quoi voudra-t-il se recréer? Où apprend-on le métier de Dieu?
À ce concert d'inquiétudes, de tons si variés, et qui trouvent un écho jusqu'en notre littérature, vous vous appliquez, Monsieur, par vos écrits, par vos paroles, à apporter l'apaisement. Vous êtes un habile, un ingénieux défenseur de la technique; et si votre plaidoyer, peut-être, ne réussit pas à dissiper toutes les appréhensions qu'elle nous cause, du moins, il ajoute aux raisons que nous avons d'en faire estime.
Il ne vous suffit pas qu'on se réalise aux gains de la technique comme à un mal nécessaire, et en concédant du bout des lèvres qu'on en tire quelques avantages, tel celui, peut-être, de se trouver encore en vie, vous ambitionnez pour elle une ambition plus chaude, un consentement plus éclairé. Vous voulez que chacun prenne conscience de ce qu'elle apporte à tous, non seulement dans l'ordre de la chair, mais dans ceux, plus éminents, de l'esprit et de la charité. Et c'est sans peine qu'avec les ressources de votre dialectique et de votre érudition, vous nous la présentez toute différente de cette grossière matérialiste qu'on voit trop volontiers en elle. Vous nous rappelez comme elle libère l'intelligence pour la spéculation et la recherche, comme elle féconde et vivifie les sciences; et, tout spécialement, vous attirez notre attention sur le concours moins connu qu'elle apporte aux lettres et aux arts, voire à la critique littéraire. Ne permet-elle pas de dater avec précision des manuscrits, des tableaux, des monuments? N'est-ce pas grâce aux machines électroniques qu'on a pu s'assurer que l'Iliade et l'Odyssée sont issues d'un même auteur, et que peut-être on déterminera la paternité des stances d'Othello? Et quelle ne devrait être, envers la technique, la gratitude de tous les écrivains, dès lors que, protégeant le papier d'imprimerie contre l'attaque d'un pernicieux champignon, elle assure à tous leurs écrits une chance d'immortalité!
QUESTIONS
1. Quelles personnes sont représentées par le pronom «nous » dans le premier paragraphe?
2. «ON » représente-t-il toujours les mêmes personnes dans le texte? Justifiez votre réponse.
3. Repérez, dans les cinq premiers paragraphes, les arguments des adversaires de la technique. Montrez leur enchaînement et leur progression.
4. Relevez dans le dernier paragraphe, les procédés de rhétorique liés à la situation particulière de communication.
TRAVAIL D'ÉCRITURE
Rédigez, en vous appuyant sur les données du texte, le plaidoyer que pourrait prononcer un défenseur de la technique.