Antilles-Guyane - Juin 1986 - Séries générales
Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l'éducation, 1762

      La lecture est le fléau de l'enfance, et presque la seule occupation qu'on sait lui donner. À peine à douze ans Émile1 saura-t-il ce que c'est qu'un livre. Mais il faut bien au moins, dira-t-on, qu'il sache lire. J'en conviens: il faut qu'il sache lire quand la lecture lui est utile; jusqu'alors elle n'est bonne qu'à l'ennuyer.

      Si l'on ne doit rien exiger des enfants par obéissance, il s'ensuit qu'ils ne peuvent rien apprendre dont ils ne sentent l'avantage actuel et présent, soit d'agrément, soit d'utilité; autrement quel motif les porterait à apprendre? L'art de parler aux absents et de les entendre, l'art de leur communiquer au loin nos sentiments, nos volontés, nos désirs, est un art dont l'utilité peut être rendue sensible à tous les âges. Par quel prodige cet art si utile et si agréable est-il devenu un tourment pour l'enfance? Parce qu'on la contraint de s'y appliquer malgré elle, et qu'on le met à des usages auxquels elle ne comprend rien. Un enfant n'est pas fort curieux de perfectionner l'instrument avec lequel on le tourmente; mais faites que cet instrument serve à ses plaisirs, et bientôt il s'y appliquera malgré vous.

      On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d'apprendre à lire; on invente des bureaux, des cartes; on fait de la chambre d'un enfant un atelier d'imprimerie. Locke2 veut qu'il apprenne à lire avec des dés. Ne voilà-t-il pas une invention bien trouvée? Quelle pitié! Un moyen plus sûr que tout cela, et celui qu'on oublie toujours, est le désir d'apprendre. Donnez à l'enfant ce désir, puis laissez-là vos bureaux et vos dés, toute méthode lui sera bonne.

      L'intérêt présent, voilà le grand mobile, le seul qui mène sûrement et loin. Émile reçoit quelquefois de son père, de sa mère, de ses parents, de ses amis, des billets d'invitation pour un dîner, pour une promenade, pour une partie sur l'eau, pour voir quelque fête publique. Ces billets sont courts, clairs, nets, bien écrits. Il faut trouver quelqu'un qui les lui lise; ce quelqu'un, ou ne se trouve pas toujours à point donné, ou rend à l'enfant le peu de complaisance que l'enfant eut pour lui la veille. Ainsi l'occasion, le moment se passe. On lui dit enfin le billet, mais il n'est plus temps. Ah! si l'on eût su lire soi-même! On en reçoit d'autres: ils sont si courts! Le sujet en est si intéressant! on voudrait essayer de les déchiffrer; on trouve tantôt de l'aide et tantôt des refus. On s'évertue, on déchiffre enfin la moitié du billet: il s'agit d'aller demain manger de la crème... on ne sait où ni avec qui... Combien on fait d'effort pour lire le reste! Je ne crois pas qu'Émile ait besoin du bureau. Parlerai-je à présent de l'écriture? Non, j'ai honte de m'amuser à ces niaiseries dans un traité de l'éducation.

      J'ajouterai ce seul mot qui fait une importante maxime: c'est que, d'ordinaire, on obtient très sûrement et très vite ce qu'on n'est pas pressé d'obtenir. Je suis presque sûr qu'Émile saura parfaitement lire et écrire avant l'âge de dix ans, précisément parce qu'il m'importe fort peu qu'il le sache avant quinze; mais j'aimerais mieux qu'il ne sût jamais lire que d'acheter cette science au prix de tout ce qui peut la rendre utile: de quoi lui servira la lecture quand on l'en aura rebuté pour jamais?

      Plus j'insiste sur ma méthode inactive, plus je sens les objections se renforcer. Si votre élève n'apprend rien de vous, il apprendra des autres. Si vous ne prévenez l'erreur par la vérité, il apprendra des mensonges; les préjugés que vous craignez de lui donner, il les recevra de tout ce qui l'environne, ils entreront par tous ses sens, ou ils corrompront sa raison, même avant qu'elle soit formée, ou son esprit, engourdi par une longue inaction, s'absorbera dans la matière. L'inhabitude de penser dans l'enfance en ôte la faculté durant le reste de la vie.

      Il me semble que je pourrais aisément répondre à tout cela.


1. C'est le prénom que donne Rousseau dans son traité sur l'éducation, à un élève imaginaire. - 2. Philosophe anglais du début du XVIIIe siècle, auteur d'un traité sur l'éducation.


QUESTIONS (10 points)

1. Dans le deuxième paragraphe, sur quelle motivation se fonde le désir d'apprendre?
Quels sont les deux mots qui explicitent cette motivation? (3 pts)

2. «L'art de parler aux absents et de les entendre, l'art de leur communiquer au loin nos sentiments, nos volontés, nos désirs, est un art dont l'utilité peut être rendue sensible à tous les âges. Par quel prodige cet art si utile et si agréable est-il devenu un tourment pour l'enfance?»
Que désignent les périphrases? (1 pt)

3. «Émile reçoit quelquefois... du bureau» (quatrième paragraphe):
Quel rôle joue ce passage dans l'argumentation? Quels procédés le rendent particulièrement vivant? (4 pts)

4. À partir de «Si votre élève...» (avant-dernier paragraphe), qui est désigné par l'adjectif possessif et les pronoms de la deuxième personne? (2 pts)

TRAVAIL D' ÉCRITURE (10 pts)

«L'intérêt présent» est-il, à votre avis, le seul mobile qui incite à apprendre? Quelle que soit votre réponse, vous l'exposerez dans un développement argumenté.