Amérique du Nord - Juin 1996 - Séries générales
Voltaire, Questions sur l'Encyclopédie, Article «Homme», 1770

      Tous les hommes qu'on a découverts dans les pays les plus incultes et les plus affreux vivent en société comme les castors, les fourmis, les abeilles, et plusieurs autres espèces d'animaux.

      On n'a jamais vu de pays où ils vécussent séparés, où le mâle ne se joignît à la femelle que par hasard, et l'abandonnât le moment d'après par dégoût; où la mère méconnût ses enfants après les avoir élevés, où l'on vécût sans famille et sans aucune société. Quelques mauvais plaisants ont abusé de leur esprit jusqu'au point de hasarder le paradoxe étonnant que l'homme est originairement fait pour vivre seul comme un loup-cervier, et que c'est la société qui a dépravé la nature. Autant vaudrait-il dire que dans la mer les harengs sont originairement faits pour nager isolés, et que c'est par un excès de corruption qu'ils passent en troupe de la mer Glaciale sur nos côtes; qu'anciennement les grues volaient en l'air chacune à part, et que par une violation du droit naturel elles ont pris le parti de voyager en compagnie.

      Chaque animal a son instinct; et l'instinct de l'homme, fortifié par la raison, le porte à la société comme au manger et au boire. Loin que le besoin de la société ait dégradé l'homme, c'est l'éloignement de la société qui le dégrade. Quiconque vivrait absolument seul perdrait bientôt la faculté de penser et de s'exprimer: il serait à charge à lui-même; il ne parviendrait qu'à se métamorphoser en bête. L'excès d'un orgueil impuissant, qui s'élève contre l'orgueil des autres, peut porter une âme mélancolique à fuir les hommes. C'est alors qu'elle s'est dépravée. Elle s'en punit elle-même. Son orgueil fait son supplice; elle se ronge dans la solitude du dépit secret d'être méprisée et oubliée; elle s'est mise dans le plus horrible esclavage pour être libre.

      Le grand défaut de tous ces livres à paradoxes n'est-il pas de supposer toujours la nature autrement qu'elle n'est? [...]

      Le même auteur1 ennemi de la société, semblable au renard sans queue, qui voulait que tous ses confrères se coupassent la queue, s'exprime ainsi d'un style magistral:

      Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire: «Ceci est à moi» et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: «Gardez-vous d'écouter cet imposteur, vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne!»

      Ainsi, selon ce beau philosophe, un voleur, un destucteur aurait été le bienfaiteur du genre humain; et il aurait fallu punir un honnête homme qui aurait dit à ses enfants: «Imitons notre voisin, il a enclos son champ, les bêtes ne viendront plus le ravager; son terrain deviendra plus fertile; travaillons le nôtre comme il a travaillé le sien, il nous aidera et nous l'aiderons. Chaque famille cultivant son enclos, nous serons mieux nourris, plus sains, plus paisibles; moins malheureux. Nous tâcherons d'établir une justice distributive qui consolera notre pauvre espèce, et nous vaudrons mieux que les renards et les fouines à qui cet extravagant veut nous faire ressembler.»

      Ce discours ne serait-il pas plus sensé et plus honnête que celui du fou sauvage qui voulait détruire le verger du bonhomme? Quelle est donc l'espèce de philosophie qui fait dire des choses que le sens commun réprouve du fond de la Chine jusqu'au Canada? N'est-ce pas celle d'un gueux qui voudrait que tous les riches fussent volés par les pauvres, afin de mieux établir l'union fraternelle entre les hommes?


1. Il s'agit de Rousseau


QUESTIONS (10 points)
Vos réponses seront rédigées.

1. À quel règne Voltaire emprunte-t-il ses exemples dans les deux premiers paragraphes? Quel but poursuit-il à travers cette comparaison? (2 pts)

2. Quel est le rôle des questions posées directement dans le dernier paragraphe? (2 pts)

3. Recherchez par quelles expressions, parfois très agressives, Rousseau est ici explicitement et implicitement désigné.
Étudiez, en particulier, les figures de style employées pour le caractériser. Qu'en concluez-vous sur la tonalité générale du texte? (3 pts)

4. Quelle est la thèse réfutée par Voltaire? Quelle thèse soutient-il au contraire? Par quels indices d'énonciation ce débat est-il mis en évidence? (3 pts)

TRAVAIL D’ÉCRITURE (10 points)

1. Résumez le troisième paragraphe «Chaque animal...» (4 pts)

2. Vous analyserez les procédés par lesquels Voltaire discrédite la thèse de Rousseau et vous les apprécierez (6 pts)