Japon - Juin 1996 - Séries générales
Marguerite Yourcenar, Nouvelles orientales,
1963.
L'empereur de Chine a fait arrêter un vieux peintre, Wang-Fô. Celui-ci a demandé la raison de son arrestation. L'empereur lui répond.
Mon père avait rassemblé une collection de tes peintures dans la chambre la plus secrète du palais, car il était d'avis que les personnages doivent être soustraits à la vue des profanes, en présence de qui ils ne peuvent baisser les yeux. C'est dans ces salles que j'ai été élevé, vieux Wang-Fô, car on avait organisé autour de moi la solitude pour me permettre d'y grandir. Pour éviter à ma grandeur l'éclaboussure des âmes humaines, on avait éloigné de moi le flot agité de mes sujets futurs, et il n'était permis à personne de passer devant mon seuil, de peur que l'ombre de cet homme ou de cette femme ne s'étendît jusqu'à moi. Les quelques vieux serviteurs qu'on m'avait octroyés se montraient le moins possible ; les heures tournaient en cercle ; les couleurs de tes peintures s'avivaient avec l'aube et pâlissaient avec le crépuscule. La nuit, quand je ne parvenais pas à dormir, je les regardais et, pendant près de dix ans, je les ai regardées toutes les nuits. Le jour, assis sur un tapis dont je savais par coeur le dessin, reposant mes paumes vides sur mes genoux de soie jaune, je rêvais aux joies que me procurerait l'avenir. Je me représentais le monde, le pays de Han1 au milieu, pareil à la plaine monotone et creuse de la main que sillonne les lignes fatales des cinq fleuves. Tout autour, la mer où naissent les monstres, et, plus loin encore, les montagnes qui supportent le ciel. Et, pour m'aider à me représenter toutes ces choses, je me servais de tes peintures. Tu m'as fait croire que la mer ressemblait à la vaste nappe d'eau étalée sur tes toiles, si bleue qu'une pierre en y tombant ne peut que se changer en saphir, que les femmes s'ouvraient et se refermaient comme des fleurs, pareilles aux créatures qui s'avancent, poussées par le vent, dans les allées de tes jardins et que les jeunes guerriers à la taille mince qui veillent dans les forteresses des frontières étaient eux-mêmes des flèches qui pouvaient vous transpercer le coeur. À seize ans, j'ai vu se rouvrir les portes qui me séparaient du monde : je suis monté sur la terrasse du palais pour regarder les nuages mais ils étaient moins beaux que ceux de tes crépuscules. J'ai commandé ma litière : secoué sur des routes dont je ne prévoyais ni la boue ni les pierres, j'ai parcouru les provinces de l'empire sans touver tes jardins pleins de femmes semblables à des lucioles, des femmes dont le corps est lui-même un jardin. Les cailloux des rivages m'ont dégoûté des océans ; le sang des suppliciés est moins rouge que la grenade figurée sur tes toiles ; la vermine des villages m'empêche de voir la beauté des rizières ; la chair des femmes vivantes me répugne comme la viande morte qui pend aux crocs des bouchers, et le rire épais de mes soldats me soulèvent le coeur. Tu m'as menti, Wang-Fô, vieil imposteur : le monde n'est qu'un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé, sans cesse effacées par nos larmes. Le royaume de Han1 n'est pas le plus beau des royaumes, et je ne suis pas l'empereur. Le seul empire sur lequel il vaille la peine de régner est celui où tu pénètres, vieux Wang, par le chemin des Mille Courbes et des Dix Mille couleurs. Toi seul règnes en paix sur des montagnes couvertes d'une neige qui ne peut fondre et sur des champs de narcisses qui ne peuvent pas mourir. Et c'est pourquoi Wang-Fô, j'ai cherché quel supplice te serait réservé, à toi dont les sortilèges m'ont dégoûté de ce que je possède, et donné le désir de ce que je ne possèderai pas. Et, pour t'enfermer dans le seul cachot dont tu ne puisses sortir, j'ai décidé qu'on te brûlerait les yeux, puisque tes yeux, Wang-Fô, sont les deux portes magiques qui t'ouvrent ton royaume. Et puisque tes mains sont les deux routes aux dix embranchements qui te mènent au coeur de ton empire, j'ai décidé qu'on te couperait les mains. M'as-tu compris, vieux Wang-Fô ?
QUESTIONS (10 points)
1. Relevez la phrase qui indique le changement décisif survenu dans la vie de l'empereur. (1 pt)
2. Dans le passage : «Mon père avait rassemblé... je me servais de tes peintures», quelle expression répétée fait pressentir la responsabilité de Wang-Fô aux yeux de l'empereur ? (2 pts)
3. Dans le passage « Tu m'as fait croire...pas mourir» : montrez sur quelle opposition se fonde le réquisitoire de l'empereur. (3 pts)
4. L'empereur dit : «...je ne suis pas l'empereur.» : comment comprenez-vous cette phrase ? (4 pts)
TRAVAIL DÉCRITURE (10 points)
Quels arguments développeriez-vous pour prendre
la défense de l'art ?
Vous pourrez emprunter vos exemples à toutes les formes d'art.