Groupe I - Juin 1996 - Séries générales
Émile Zola, Écrits sur l'art, Article
paru dans le journal «L'événement», 4 mai 1866.
Le moment artistique
J'aurais dû peut-être, avant de porter le plus mince jugement, expliquer catégoriquement quelles sont mes façons de voir en art, quelle est mon esthétique. Je sais que les bouts d'opinion que j'ai été forcé de donner, d'une manière incidente, ont blessé les idées reçues, et qu'on m'en veut pour ces affirmations carrées que rien ne paraissait établir.
J'ai ma petite théorie comme un autre, et, comme un autre, je crois que ma théorie est la seule vraie. Au risque de n'être pas amusant, je vais donc poser cette théorie. Mes tendresses et mes haines en découleront tout naturellement.
Pour le public et je ne prends pas ici ce mot en mauvaise part, un tableau est une suave chose qui émeut le coeur d'une façon douce et terrible; c'est un massacre, lorsque les victimes pantelantes gémissent et se traînent sous les fusils qui les menacent: ou c'est encore une délicieuse jeune fille, toute de neige, qui rêve au clair de lune, appuyée sur un fût de colonne. Je veux dire que la foule voit dans une toile un sujet qui la saisit à la gorge ou au coeur, et qu'elle ne demande pas autre chose à l'artiste qu'une larme ou un sourire.
Pour moi pour beaucoup de gens, je veux l'espérer une oeuvre d'art est, au contraire, une personnalité, une individualité.
Ce que je demande à l'artiste, ce n'est pas de me donner de tendres visions ou des cauchemars effroyables; c'est de se livrer lui-même, coeur et chair, c'est d'affirmer hautement un esprit puissant et particulier, une nature qui saisisse largement la nature en sa main et la plante tout debout devant nous, telle qu'il la voit. En un mot, j'ai le plus profond dédain pour les petites habiletés, pour les flatteries intéressées, pour tout ce que l'étude a pu apprendre et ce qu'un travail acharné a rendu familier, pour tous les coups de théâtre historiques de ce monsieur et pour toutes les rêveries parfumées de cet autre monsieur. Mais j'ai la plus profonde admiration pour les oeuvres individuelles, pour celles qui sortent d'un jet d'une main vigoureuse et unique.
Il ne s'agit donc plus ici de plaire ou de ne pas plaire, il s'agit d'être soi, de montrer son coeur à nu, de formuler énergiquement une individualité.
Je ne suis pour aucune école, parce que je suis pour la vérité humaine, qui exclut toute coterie et tout système. Le mot «art» me déplaît; il contient en lui je ne sais quelles idées d'arrangements nécessaires, d'idéal absolu. Faire de l'art, n'est-ce pas faire quelque chose qui est en dehors de l'homme et de la nature? Je veux qu'on fasse de la vie, moi; je veux qu'on soit vivant, qu'on crée à nouveau, en dehors de tout, selon ses propres yeux et son propre tempérament. Ce que je cherche avant tout dans un tableau, c'est un homme et non pas un tableau.
Il y a, selon moi, deux éléments dans une oeuvre: l'élément réel qui est la nature, et l'élément individuel, qui est l'homme.
L'élément réel, la nature, est fixe, toujours le même; il demeure égal pour tout le monde; je dirais qu'il peut servir de commune mesure pour toutes les oeuvres produites, si j'admettais qu'il puisse y avoir une commune mesure.
L'élément individuel, au contraire, l'homme, est variable à l'infini; autant d'oeuvres et autant d'esprits différents; si le tempérament n'existait pas, tous les tableaux devraient être forcément de simples photographies.
Donc, une oeuvre d'art n'est jamais que la combinaison d'un homme, élément variable, et de la nature, élément fixe. Le mot «réaliste» ne signifie rien pour moi, qui déclare subordonner le réel au tempérament. Faites vrai, j'applaudis; mais surtout faites individuel et vivant, et j'applaudis plus fort. Si vous sortez de ce raisonnement, vous êtes forcé de nier le passé et de créer des définitions que vous serez forcé d'élargir chaque année.
QUESTIONS (10 points)
1. À quels indices (énonciation, lexique...) reconnaît-on que Zola formule ici une théorie personnelle? (4 premiers paragraphes)
2. Analysez le rôle de chacun des emplois de donc dans le développement de l'argumentation.
3. Par quels procédés s'expriment les oppositions entre les deux conceptions de l'oeuvre d'art? (troisième et dernier paragraphe)?
TRAVAUX D'ÉCRITURE
1. Résumez (en une quarantaine de mots) et en respectant le système énonciatif, le passage depuis «Ce que je demande à l'artiste» jusqu'à «formuler énergiquement une individualité».
2. Dans un développement argumenté, dites ce que vous attendez personnellement d'une oeuvre d'art.