Groupe II - Séries technologiques - Juin 1997
Émile Zola, Largent,
1851
L'architecte Hamelin et sa soeur Caroline sont sollicités par le banquier Saccard: il veut leur faire acheter des actions de la Banque Universelle, société qu'il va créer pour le développement des pays orientaux.
Saccard et Hamelin remontèrent ensemble dans la salle des épures1, où madame Caroline les attendait. Elle vit bien tout de suite, à l'embarras de son frère, qu'il venait de céder une fois encore, par faiblesse ; et, un instant, elle en fut très fâchée.
Mais, voyons, ce n'est pas raisonnable! cria Saccard. Songez que le
président touche trente mille francs, chiffre qui sera doublé,
lorsque nos affaires s'étendront. Vous n'êtes pas assez riches
pour dédaigner cet avantage... Et que craignez-vous, dites?
Mais je crains tout, répondit madame Caroline.
Mon frère ne sera pas là, moi-même je n'entends rien
à l'argent... Tenez! ces cinq cents actions que vous avez inscrites
pour lui, sans qu'il les paye tout de suite, eh bien, n'est-ce pas
irrégulier, ne serait-il pas en faute, si l'opération tournait
mal?
Il s'était mis à rire.
Une belle histoire! cinq cents actions, un premier versement
de soixante-deux mille cinq cents francs! Si, au premier bénéfice,
avant six mois, il ne pouvait rembourser cela, autant vaudrait-il nous aller
jeter sur-le-champ à la Seine, plutôt que de nous donner le
souci de rien entreprendre... Non, vous pouvez être tranquille, la
spéculation2 ne dévore
que les maladroits.
Elle restait sévère, dans l'ombre croissante de la pièce. Mais on apporta deux lampes, et les murs furent largement éclairés, les vastes plans, les aquarelles vives, qui la faisaient si souvent rêver des pays de là-bas. La plaine encore était nue, les montagnes barraient l'horizon, elle évoquait la détresse de ce vieux monde endormi sur ses trésors, et que la science allait réveiller dans sa crasse et dans son ignorance. Que de grandes et belles et bonnes choses à accomplir! Peu à peu, une vision lui montrait des générations nouvelles, toute une humanité plus forte et plus heureuse poussant de l'antique sol, labouré à nouveau par le progrès.
La spéculation, la spéculation,
répéta-t-elle machinalement, combattue de doute. Ah! j'en ai
le coeur troublé d'angoisse.
Saccard, qui connaissait bien ses habituelles pensées, avait suivi
sur son visage cet espoir de l'avenir.
Oui, la spéculation. Pourquoi ce mot vous fait-il
peur?... Mais la spéculation, c'est l'appât
même de la vie, c'est l'éternel désir qui force à
lutter et à vivre... Si j'osais une comparaison, je vous convaincrais...
Il riait de nouveau, pris d'un scrupule de délicatesse. Puis, il osa tout de même, volontiers brutal devant les femmes.
Voyons, pensez-vous que sans... comment dirai-je? sans
la luxure3, on ferait beaucoup
d'enfants?... Sur cent enfants qu'on manque de faire, il arrive qu'on en
fabrique un à peine. C'est l'excès qui amène le
nécessaire, n'est-ce pas?
Certes, répondit-elle, gênée.
Eh bien! sans la spéculation,
on ne ferait pas d'affaires, ma chère amie... Pourquoi diable voulez-vous
que je sorte mon argent, que je risque ma fortune, si vous ne me promettez
pas une jouissance extraordinaire, un brusque bonheur qui m'ouvre le ciel?...
Avec la rémunération légitime et médiocre du
travail, le sage équilibre des transactions quotidiennes, c'est un
désert d'une platitude extrême que l'existence, un marais où
toutes les forces dorment et croupissent ; tandis que, violemment, faites
flamber un rêve à l'horizon, promettez qu'avec un sou on en
gagnera cent, offrez à tous ces endormis de se mettre à la
chasse de l'impossible, des millions conquis en deux heures, au milieu des
plus effroyables casse-cou ; et la course commence, les énergies sont
décuplées, la bousculade est telle, que, tout en suant uniquement
pour leur plaisir, les gens arrivent parfois à faire des enfants,
je veux dire des choses vivantes, grandes et belles... Ah! dame! il y a beaucoup
de saletés inutiles, mais certainement le monde finirait sans elles.
Madame Caroline s'était décidée à
rire, elle aussi ; car elle n'avait point de
pruderie4.
Alors, dit-elle, votre conclusion est qu'il faut s'y
résigner, puisque cela est dans le plan de la nature... Vous avez
raison, la vie n'est pas propre.
Et une véritable bravoure lui était venue, à cette idée que chaque pas en avant s'était fait dans le sang et la boue. Il fallait vouloir. Le long des murs, ses yeux n'avaient pas quitté les plans et les dessins, et l'avenir s'évoquait, des ports, des canaux, des routes, des chemins de fer, des campagnes aux fermes immenses et outillées comme des usines, des villes nouvelles, saines, intelligentes, où l'on vivait très vieux et très savant.
Allons, reprit-elle gaiement, il faut bien que je cède, comme toujours...
QUESTIONS (10 points)
1. Depuis « Mais je crains tout» jusquà «... ne dévore que les maladroits.», relevez les objections de Caroline et étudiez la réponse de Saccard. (3 pts)
2. À partir de «Mais la spéculation, c'est l'appât...», à quel nouveau type darguments Saccard fait-il appel? (3 pts)
3. De « Eh bien! sans la spéculation» jusquà «...le monde finirait sans elles.»:
En vous appuyant sur une étude du lexique, vous préciserez sur quelles oppositions joue largumentation de Saccard. (4 pts)
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)
1. Reformuler le raisonnement qui pousse Caroline à entrer dans le projet de Saccard. («Mais on apporta... à part le progrès») (4 pts)
2. Souscrivez-vous aux propos de Saccard: «faites flamber un rêve à l'horizon, promettez qu'avec un sou on en gagnera cent, offrez à tous ces endormis de se mettre à la chasse de l'impossible, des millions conquis en deux heures, au milieu des plus effroyables casse-cou ; et la course commence, les énergies sont décuplées...»? (6 pts)