Étranger- Groupe I - Séries technologiques - juin 1996
Émile Zola, Au bonheur des
dames, 1883
Octave Mouret est le fondateur du magasin "Au bonheur des dames", ancêtre des grands magasins modernes. Il défend auprès du baron Hartmann, un banquier, sa conception novatrice du commerce.
Le baron Hartmann, qui avait suivi le geste de Mouret, regardait ces dames1, par la porte restée grande ouverte. Et il les écoutait d'une oreille, pendant que le jeune homme, enflammé du désir de le convaincre, se livrait davantage, lui expliquait le mécanisme du nouveau commerce des nouveautés. Ce commerce était basé maintenant sur le renouvellement continu et rapide du capital qu'il s'agissait de faire passer en marchandises le plus de fois possible, dans la même année. Ainsi, cette année-là, son capital, qui était seulement de cinq cent mille francs, venait de passer quatre fois et avait ainsi produit deux millions d'affaires2. Une misère, d'ailleurs, qu'on décuplerait, car il se disait certain de faire plus tard reparaître le capital quinze et vingt fois, dans certains comptoirs.
Vous entendez, monsieur le baron, toute la mécanique est là. C'est bien simple, mais il fallait le trouver. Nous n'avons pas besoin d'un gros roulement de fonds. Notre effort unique est de nous débarrasser très vite de la marchandise achetée, pour la remplacer par d'autre, ce qui fait rendre au capital autant de fois son intérêt. De cette manière, nous pouvons nous contenter d'un petit bénéfice; comme nos frais généraux s'élèvent au chiffre énorme de seize pour cent, et que nous ne prélevons guère sur les objets que vingt pour cent de gain, c'est donc un bénéfice de quatre pour cent au plus; seulement, cela finira par faire des millions, lorsqu'on opérera sur des quantités de marchandises considérables et sans cesse renouvelées... Vous suivez, n'est-ce pas? rien de plus clair.
Le baron hocha de nouveau la tête. Lui, qui avait accueilli les combinaisons les plus hardies, et dont on citait encore les témérités, lors des premiers essais de l'éclairage au gaz, restait inquiet et têtu.
J'entends bien, répondit-il. Vous vendez bon marché pour vendre beaucoup, et vous vendez beaucoup pour vendre bon marché... Seulement, il faut vendre, et j'en reviens à ma question: à qui vendrez-vous? comment espérez-vous entretenir une vente aussi colossale?
Un éclat brusque de voix, venu du salon, coupa
les explications de Mouret. C'était Mme Guibal qui aurait
préféré les volants de vieil
alençon3 en tablier
seulement.
Mais, ma chère, disait Mme de Boves, le
tablier en était couvert aussi. Jamais je n'ai rien vu de plus
riche.
Tiens! vous me donnez une idée, reprenait
Mme Desforges. J'ai déjà quelques mètres d'alençon...
Il faut que j'en cherche pour une garniture.
Et les voix tombèrent, ne furent plus qu'un murmure.
Des chiffres sonnaient, tout un marchandage fouettait les désirs,
ces dames achetaient des dentelles à pleines mains.
Eh! dit enfin Mouret, quand il put parler, on
vend ce qu'on veut, lorsqu'on sait vendre! Notre triomphe est là.
Alors, avec sa verve provençale, en phrases chaudes, qui évoquaient les images, il montra le nouveau commerce à l'oeuvre. Ce fut d'abord la puissance décuplée de l'entassement, toutes les marchandises accumulées sur un point, se soutenant et se poussant; jamais de chômage; toujours l'article de la saison était là; et, de comptoir en comptoir, la cliente se trouvait prise, achetait ici l'étoffe, plus loin le fil, ailleurs le manteau, s'habillait, puis tombait dans des rencontres imprévues, cédait au besoin de l'inutile et du joli. Ensuite, il célébra la marque 4 en chiffres connus. La grande révolution des nouveautés partait de cette trouvaille. Si l'ancien commerce, le petit commerce agonisait, c'était qu'il ne pouvait soutenir la lutte des bas prix, engagée par la marque. Maintenant, la concurrence avait lieu sous les yeux mêmes du public, une promenade aux étalages établissait les prix, chaque magasin baissait, se contentait du plus léger bénéfice possible; aucune tricherie, pas de coup de fortune longtemps médité sur un tissu vendu le double de sa valeur, mais des opérations courantes, un tant pour cent régulier prélevé sur tous les articles, la fortune mise dans le bon fonctionnement d'une vente, d'autant plus large qu'elle se faisait au grand jour. N'était-ce pas une création étonnante? Elle bouleversait le marché, elle transformait Paris, car elle était faite de la chair et du sang de la femme.
J'ai la femme, je me fiche du reste! dit-il dans
un aveu brutal, que la passion lui arracha.
À ce cri, le baron Hartmann parut
ébranlé.
QUESTIONS (10 points)
1. Identifiez les principaux champs lexicaux présents dans le début du texte, jusquà «Rien de plus clair.» Dans quelle mesure sont-ils propres à convaincre linterlocuteur de Mouret? (4 pts)
2. Depuis «Alors, avec sa verve provençale» jusquà la fin du texte, dites à quelles sortes darguments a recours Mouret. (3 pts)
3. Comment le baron réagit-il aux arguments de Mouret? Quel est celui qui le touche le plus? Pourquoi? Citez et expliquez les expressions qui paraissent les plus éclairantes (3 pts)
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)
«Des chiffres sonnaient, tout un marchandage fouettait
les désirs.»
Comparez lutilisation commerciale du désir suggérée
dans le texte avec lutilisation qui en est faite de nos jours. Vous
construirez un développement argumenté et illustré
dexemples précis.