Étranger - groupe I - Séries générales - Juin 1997
Émile Zola, Mes haines, causeries littéraires et artistiques (1865-1868).

Dans le texte suivant, Zola étudie les théories de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), philosophe et économiste. Dans son livre, Du principe de l'art et de sa destination sociale, Proudhon avait imaginé une société idéale où tout participe au bonheur de l’homme, y compris l'art et l'artiste.

      Tout le livre de Proudhon est là. C'est une seconde création, un meurtre et un enfantement il accepte l'artiste dans sa ville, mais l'artiste qu'il imagine, l'artiste dont il a besoin et qu'il crée tranquillement en pleine théorie. Son livre est vigoureusement pensé, il a une logique écrasante; seulement toutes les définitions, tous les axiomes sont faux. C'est une colossale erreur déduite avec une force de raisonnement qu'on ne devrait jamais mettre qu'au service de la vérité.

      Sa définition de l'art, habilement amenée et habilement exploitée, est celle-ci: «Une représentation idéaliste de la nature et de nous-mêmes, en vue du perfectionnement physique et moral de notre espèce.» Cette définition est bien de l'homme pratique dont je parlais tantôt qui veut que les roses se mangent en salade. Elle serait banale entre les mains de tout autre, mais Proudhon ne rit pas lorsqu'il s'agit du perfectionnement physique et moral de notre espèce. Il se sert de sa définition pour nier le passé et pour rêver un avenir terrible. L'art perfectionne, je le veux bien, mais il perfectionne à sa manière, en contentant l'esprit, et non en prêchant, en s'adressant à la raison.

      D'ailleurs, la définition m'inquiète peu. Elle n'est que le résumé fort innocent d'une doctrine autrement dangereuse. Je ne puis l'accepter uniquement à cause des développements que lui donne Proudhon; en elle-même, je la trouve l'œuvre d'un brave homme qui juge l'art comme on juge la gymnastique et l'étude des racines grecques. On pose ceci en thèse générale. Moi public, moi humanité j'ai droit de guider l'artiste et d'exiger de lui ce qui me plaît; il ne doit pas être lui, il doit être moi, il doit ne penser que comme moi, ne travailler que pour moi. L'artiste par lui-même n'est rien, il est tout par l'humanité et pour l'humanité. En un mot, le sentiment individuel, la libre expression d'une personnalité sont défendus. Il faut n'être que l'interprète du goût général, ne travailler qu'au nom de tous, afin de plaire à tous. L'art atteint son degré de perfection lorsque l'artiste s'efface, lorsque l'œuvre ne porte plus de nom, lorsqu'elle est le produit d'une époque tout entière, d'une nation, comme la statuaire égyptienne et celle de nos cathédrales gothiques.

      Moi, je pose en principe que l'œuvre ne vit que par l'originalité. Il faut que je retrouve un homme dans chaque œuvre, ou l'œuvre me laisse froid. Je sacrifie carrément l'humanité à l'artiste. Ma définition d'une œuvre d'art serait, si je la formulais: «Une œuvre d'art est un coin de la création vu à travers un tempérament.» Que m'importe le reste. Je suis artiste, et je vous donne ma chair et mon sang, mon cœur et ma pensée. Je me mets nu devant vous, je me livre bon ou mauvais. Si vous voulez être instruits, regardez-moi, applaudissez ou sifflez, que mon exemple soit un encouragement ou une leçon. Que me demandez-vous de plus? Je ne puis vous donner autre chose, puisque je me donne entier, dans ma violence ou dans ma douceur, tel que Dieu m'a créé. Il serait risible que vous veniez me faire changer et me faire mentir, vous, l'apôtre de la vérité! Vous n'avez donc pas compris que l'art est la libre expression d'un cœur et d'une intelligence, et qu'il est d'autant plus grand qu'il est plus personnel. S'il y a l'art des nations, l’expression des époques, il y a aussi l'expression des individualités, l'art des âmes. Un peuple a pu créer des architectures, mais combien je me sens plus remué devant un poème ou un tableau, œuvres individuelles, où je me retrouve avec toutes mes joies et toutes mes tristesses. D'ailleurs, je ne nie pas l'influence du milieu et du moment sur l'artiste, mais je n'ai pas même à m'en inquiéter. J'accepte l'artiste tel qu'il me vient.


QUESTIONS (10 points)

1. À qui renvoient les pronoms personnels de la première personne du singulier dans le 3e paragraphe? À qui renvoient les pronoms «vous» dans le 4e paragraphe? (2 pts)

2. Dans les paragraphes 2 et 3, quels sont, d'après Zola, les arguments que Proudhon utilise pour définir la fonction de l'art et la place de l'artiste dans la société? (4 pts)

3. Dans les trois premiers paragraphes, relevez et identifiez quatre procédés différents par lesquels Zola montre qu'il ne partage pas la thèse de Proudhon.(4 pts)

TRAVAIL D’ÉCRITURE (10 points)

Selon vous, l’artiste doit-il représenter ce qu’attend le public pour lui plaire, ou doit-il au contraire faire preuve d’originalité au risque de lui déplaire?
Sans vous limiter à un seul art, vous donnerez votre réponse dans un développement composé et rédigé.