France métropolitaine - Séries générales - Septembre 1997
Albert COHEN, Belle du Seigneur, 1968

 

Dans cet extrait, le personnage principal du roman, Solal, critique le comportement des femmes devant la belle Ariane qu'il cherche à séduire.

Honte1 de devoir leur amour à ma beauté, mon écœurante beauté qui fait battre les paupières des chéries, ma méprisable beauté dont elles me cassent les oreilles depuis mes seize ans. Elles seront bien attrapées lorsque je serai vieux et la goutte au nez ou, mieux encore, sous la terre en compagnie de ses racines et de ses silencieux vermisseaux ondulants, tout vert et desséché dans ma caisse disjointe, et elles me trouveront moins succulent alors, et bien fait pour elles, et je m'en régale déjà. Ma beauté, c'est-à-dire une certaine longueur de viande, un certain poids de viande, et des osselets de bouche au complet, trente deux, vous pourrez contrôler tout à l’heure avec un petit miroir comme chez le dentiste, à toutes fins et garanties utiles, avant le départ ivre vers la mer.

Cette longueur, ce poids et ces osselets, si je les ai, elle sera un ange, une moniale2 d'amour, une sainte. Mais si je ne les ai pas, malheur à moi ! Serais-je un génie de bonté et d'intelligence et l'adorerais-je, si je ne peux lui offrir que cent cinquante centimètres de viande, son âme immortelle ne marchera pas, et jamais elle ne m'aimera de toute son âme immortelle, jamais elle ne sera pour moi un ange, une héroïne prête à tous les sacrifices.

Voyez les annonces matrimoniales, l'importance que ces jeunes idéalistes accordent aux centimètres du monsieur qu'elles cherchent. Eh là ! crient ces annonces, il nous faut cent soixante-dix centimètres de viande au moins et qu'elle soit bronzée ! Et si le malheureux ne peut proposer qu'une petite longueur, elles crachent dessus. Donc, si ne mesurant par hypothèse que ces malheureux cent cinquante centimètres, j'essaie tout de même de lui dire mon amour le plus vrai, elle sera une pécore3 sans cœur, et elle toisera ma brièveté avec un air dégoûté !

Oui, madame, trente-cinq centimètres de viande de moins et elle se fiche de mon âme et elle ne se mettra jamais devant ma poitrine pour me protéger des balles d'un gangster. Idem si, étant le génie susdit, je suis démuni de petits os dans la bouche ! Ces dames éprises de spiritualité tiennent aux petits os ! Elles raffolent de réalités invisibles, mais les petits bouts d'os, elles les exigent visibles ! s'écria-t-il joyeusement, une tristesse dans les yeux.

Et il leur en faut beaucoup ! En tout cas, les coupeurs de devant doivent être au complet ! Si de ceux-là il en manque deux ou trois, ces angéliques ne peuvent goûter mes qualités morales et leur âme ne marche pas ! Deux ou trois petits os de quelques millimètres en moins et je suis fichu, et je reste tout seul et sans amour ! Et si j'ose lui parler d'amour elle me lancera un verre à la figure dans l'espoir de m’éborgner ! Comment, me dira-t-elle, tu n'as pas de petits bouts d'os dans la bouche et tu as l'audace de m'aimer ? Hors d’ici, misérable, et reçois en outre ce coup de pied au derrière ! Donc ne pas être bon, ne pas être intelligent – un ersatz4 suffit – mais peser le nombre nécessaire de kilos et être muni de petits broyeurs et trancheurs !

Alors, je vous le demande, quelle importance accorder à un sentiment qui dépend d'une demi-douzaine d’osselets dont les plus longs mesurent à peine deux centimètres ? Quoi, je blasphème ? Juliette aurait-elle aimé Roméo si Roméo5 quatre incisives manquantes, un grand trou noir au milieu ? Non ! Et pourtant il aurait eu exactement la même âme, les mêmes qualités morales ! Alors pourquoi me serinent-elles que ce qui importe c’est. l'âme et les qualités morales ? […]

Affreux. Car cette beauté qu'elles veulent toutes, paupières battantes, cette beauté virile qui est haute taille, muscles durs et dents mordeuses, cette beauté qu'est-elle sinon témoignage de jeunesse et de santé, c'est-à-dire de force physique, c'est-à-dire de ce pouvoir de combattre et de nuire qui en est la preuve, et dont le comble, la sanction et l'ultime secrète racine est le pouvoir de tuer, l'antique pouvoir de l'âge de pierre, et c'est ce pouvoir que cherche l'inconscient des délicieuses, croyantes et spiritualistes. D'où leur passion pour les officiers de carrière. Bref, pour qu'elles tombent en amour il faut qu'elles me sentent tueur virtuel, capable de les protéger. Quoi ? Parlez, je vous y autorise.

– Pourquoi n’allez-vous pas dire votre amour à une vieille bossue ?


1. comprendre : "j'ai honte de… " - 2. moniale : religieuse vivant recluse dans un couvent. - 3. pécore : femme sottement prétentieuse, pimbêche. - 4. ersatz : produit de remplacement inférieur à l'original. - 5. le texte comporte ici une rupture syntaxique, avec l'omission de "avait eu".


QUESTIONS (10 points)

1. Qui le pronom personnel "Je" désigne-t-il dans le texte ? (2 points)

2. Solal donne deux définitions distinctes de la beauté masculine dans le texte : reformulez ces définitions. (2 points)

3. Quel comportement des femmes Solal dénonce-t-il ? Analysez dans le texte les quatre expressions ironiques qui qualifient les femmes et dénoncent ce comportement. (4 points)

4. Quel point faible de l'argumentation de Solal Ariane dénonce-t-elle dans sa réplique finale ? (2 points)

TRAVAIL D'ECRITURE (10 points)

Dans ce texte, Solal fait une critique acerbe des femmes. Quels arguments pourrait-on lui opposer ?