Antilles - Guyane - Séries générales - Septembre 1997
Guy de Maupassant, Au soleil, 1884 et Les sœurs Rondoli , 1884

 TEXTE A : Au soleil (1884)

Quoi que nous fassions, nous mourrons ! Quoi que nous croyions, quoi que nous pensions, quoi que nous tentions, nous mourrons, Et il semble qu'on va mourir demain sans rien connaître encore, bien que dégoûté de tout ce qu'on connaît. Alors on se sent écrasé sous le sentiment de 1'" éternelle misère de tout ", de l'impuissance humaine et de la monotonie des actions.

On se lève, on marche, on s'accoude à sa fenêtre. Des gens en face déjeunent, comme ils déjeunaient hier, comme ils déjeuneront demain : le père, la mère, quatre enfants. Voici trois ans, la grand-mère était encore là. Elle n'y est plus. Le père a bien changé depuis que nous sommes voisins. Il ne s'en aperçoit pas ; il semble content ; il semble heureux. Imbécile !

Ils parlent d'un mariage, puis d'un décès, puis de leur poulet qui est tendre, puis de leur bonne qui n’est pas honnête. Ils s'inquiètent de mille choses inutiles et sottes. Imbéciles !

La vue de leur appartement, qu’ils habitent depuis dix-huit ans, m'emplit de dégoût et d'indignation. C'est cela, la vie ! Quatre murs, deux portes, une fenêtre, un lit, des chaises, une table, voilà ! Prison, prison ! Tout logis qu'on habite longtemps devient prison !

Oh ! Fuir, partir ! Fuir les lieux connus, les hommes, les mouvements pareils aux mêmes heures, et les mêmes pensées, surtout !

Quand on est las, las à pleurer du matin au soir, las à ne plus avoir la force de se lever pour boire un verre d'eau, las des visages amis vus trop souvent et devenus irritants, des odieux et placides voisins, des choses familières et monotones, de sa maison, de sa rue, de sa bonne qui vient dire : " que désire Monsieur pour son dîner ? ", et qui s'en va en relevant à chaque pas, d'un ignoble coup de talon, le bord effiloqué de sa jupe sale, las de son chien trop fidèle, des taches immuables des tentures, de la régularité des repas, du sommeil dans le même lit, de chaque action répétée chaque jour, las de soi-même, de sa propre voix, des choses qu'on répète sans cesse, du cercle étroit de ses idées, las de sa figure vue dans la glace, des mines qu'on fait en se rasant, en se peignant, il faut partir, entrer dans une vie nouvelle et changeante.

Le voyage est une espèce de porte par où l'on sort de la réalité connue pour pénétrer dans une réalité inexplorée qui semble un rêve.


TEXTE B : Les Sœurs Rondoli (1884)

Connaissez-vous rien de plus lamentable que la nuit qui tombe sur une ville étrangère ? On va devant soi au milieu d'un mouvement, d'une agitation qui semblent surprenants comme ceux de songes. On regarde ces figures qu'on n'a jamais vues, qu'on ne reverra jamais, on écoute ces voix parler de choses qui vous sont indifférentes, en une langue qu'on ne comprend même point. On éprouve la sensation atroce de l'être perdu. On a le cœur serré, les jambes molles, l'âme affaissée. On marche comme si on fuyait, on marche pour ne pas rentrer dans l'hôtel où on se trouverait plus perdu encore parce qu'on y est chez soi, dans le chez-soi payé de tout le monde, et on finit par tomber sur la chaise d'un café illuminé, dont les dorures et les lumières vous accablent mille fois plus que les ombres de la rue. Alors, devant le bock baveux apporté par un garçon qui court, on se sent si abominablement seul qu'une sorte de folie vous saisit, un besoin de partir, d'aller autre part, n’importe où, pour ne pas rester là, devant cette table de marbre et sous ce lustre éclatant. Et on s'aperçoit soudain qu'on est vraiment et toujours et partout seul au monde, mais que dans les lieux connus, les coudoiements familiers vous donnent seulement l'illusion de la fraternité humaine. C'est en ces heures d'abandon, de noir isolement dans les cités lointaines qu'on pense largement, clairement et profondément. C'est alors qu'on voit bien toute la vie d'un seul coup d'œil en dehors de l'optique d'espérance éternelle, en dehors de la tromperie des habitudes prises et de l'attente du bonheur toujours rêvé.

C'est en allant loin qu'on comprend bien comme tout est proche et court et vide ; c'est en cherchant l'inconnu qu'on s'aperçoit bien comme tout est médiocre et vite fini ; c'est en parcourant la terre qu'on voit bien comme elle est petite et sans cesse à peu près pareille.


Questions (10 points)

1. En observant le premier paragraphe du texte A (Au soleil) et le dernier paragraphe du texte B. (Les Sœurs Rondoli), dites quel est le constat commun. (2 points)

2. Comment est organisée la progression dans chacun des deux textes ? Quelle différence observez-vous à propos du voyage ? (4 points)

3. Quels sont les procédés d'écriture communs aux deux textes qui visent à persuader le lecteur ? (4 points)

Travail d'écriture (10 points)

" Tout logis qu'on habite longtemps devient prison ! " Réfutez ce jugement.